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mardi 18 juin 2024

Aliona Gloukhova, Nos corps lumineux : un cheminement poétique de l’écriture

 

« Une métaphore est une rupture d’unité, un dérangement, elle introduit un élément hétérogène qui renvoie à un autre contexte que le conexte présent. » Blumenberg

    En mars 2023, Aliona Gloukova publie son troisième livre : Nos corps lumineux, après Dans l’eau je suis chez moi en 2019 et De l’autre côté de la peau en 2020, le tout aux éditions verticales. L’autrice est biélorusse, mais le lecteur pourra noter que, dans son œuvre, elle emploie le terme biélarusse. Ceci a un sens politique : « biélorusse » fait référence à l’URSS alors que « biélarusse » marque l’indépendance à cette dernière.

    La narratrice vient de divorcer, nous sommes en pleine période de Covid, et elle va faire de cette rupture un nouveau départ. Nos corps lumineux est marqué par la recherche des mots et de la justesse de leur place. Plusieurs motifs sont récurrents dans son œuvre.

    Tout d’abord, le motif de L’Atlas de la face cachée de la Lune (1960), seul ouvrage qu’elle emporte avec elle lors de sa retraite intérieure, pris dans la bibliothèque de son grand-père : « La face cachée de la Lune a été photographiée pour la première fois par la sonde sovitéqique Luna 3 le 7 octobre 1959. Une des premières images est apparue le 27 octobre 1959 dans le journal la Pravda. » Elle donne, de cet ouvrage scientifique, de nombreuses précisions presque poétiques au vu des clichés de l’époque : écrire au plus proche de ce que l’on ne connaît pas, idée poétique dans le domaine scientifique : « Parfois j’ouvre une page de l’atlas au hasard pour trouver une réponse à la question du jour. » Plus loin : « Je me demande si c’est possible d’être précis quand on ne sait pas exactement ce que l’on décrit, quand on est les premiers à déchiffrer l’information autrefois indisponible, quand ne sait pas ce qu’on regarde. »

    À la fin de son récit, la narratrice revient sur cet ouvrage d’une autre manière, toujours dans le sens poétique scientifique : « Un phénomène particulier se produit dans un cœur désaimé : les cellules du muscle cardiaque se figent, la contractilité du ventricule gauche ne fonctionne plus. La base du cœurs continue pourtant de pomper, féroce, pendant que sa pointe reste immobile, gonfle. Un cœur désaimé est une forme interdite, une naine brune, une étoile qui n’a pas eu lieu.Si on ne donne pas assez de place aux cœurs forts, ils risquent de partir en l’air, de nous faire exploser. »

    Le motif de la forêt est également récurrent comme métaphore de la forêt intérieure. L’idée est de retrouver une forme de repères. La perte de repères extérieurs engendre une forêt intérieure afin de se retrouver, l’idée d’espace intérieur magique, d’imaginaire parallèlement au concret : « Je cherche la forêt dans cet espace où j’ai éteint la lumière, où je ne dors pas encore, mon corps perd sa tension de la journée, je découvre une logiue différente, celle qui me permettra d’attraper une vague ou d’avancer dans un rêve. Une fois dans ma forêt, je lèverai la tête et je verrai le ciel noir constellé de points lumineux. »Le corps est toujours mis en relation avec la pensée, et la pensée avec les sensations : « Dans ma forêt, les pins font le triple de ma taille. L’air est épais. Ma forêt aurait pu être noire tant elle est dense. Mais de la lumière provient des étoiles, alors ma forêt est bleue. »

    Il y a dans cette œuvre une quête de permanente connexion à la nature et aux animaux : « Des actes sans sans logique me donnent de l’énergie, je me réveille à une heure de la nuit et me lève comme si c’était le matin, je crie comme une corbeau, une toux intérieure rentrée dans la gorge, pousse de l’air sans lui donner trop d’espace. Les corbeaux me répondent par sympathie ou par hasard. Parlent-ils à quelqu’un d’autre ? Je ne veux plus de cette séparation du monde, je veux être dedans, incluse. » Par ailleurs, la narratrice raconte une tradition biélarusse, celle du 6 juillet, qui constituerait le solstice d’été. Les gens partent alors dans la nuit chercher une fleur de fougère afin de pouvoir parler la langue des fleurs et des animaux.

« Au mois de mars, d’avril, j’étudie mon corps en déséquilibre, pousse ses limites. Je veux sentir jusqu’où je pourrais aller, découvrir des occasions qui pourraient m’être offertes. J’aime me pencher davantage, compter les secondes. Rester suspendue, en attente du corps qui lâche, est très agréable. »

    L’équilibre et le déséquilibre dominent l’ouvrage : « Les chutes sont des déplacements ravissants. » La perte d’équilibre engendre une sensibilité accrue : « Celle que j’étais à l’époque cherchait les réponses aux questions qu’elle n’arrivait pas à poser. Sa quête a commencé à l’instant où elle a compris qu’un déséquilibre permet un nouveau point de vue, une chute devenue une exploration. », ou encore : « Si le point d’appui n’existe pas, je l’imagine […]. La recherche du lien avec le monde est primordial avec l’importance du doute car les liens temporels sont éphémères. L’idée de suspension (« Parfois dans la vie, surtout quand on est suspendu, on essaie de deviner de quoi le futur sera fait, de décrire les événements qui n’ont pas encore eu lieu. C’est un peu comme concevoir un atlas à partir des clichés des formations aux contours flous, rien n’est certain, tout est possible, nos points d’atterrissage sont à réinventer. ») grâce au déséquilibre revient sans cesse : « Les personnes qui cherchent sont comme en suspension […]. Les personnes suspendues sont très attentives à ce qui se se passe. […] Une suspension est une position du corps en dehors du sol [...] L’équilibre, la stabilité, ne permettent pas forcément cette ouverture sur le monde et les différents lieux : « En allemand il existe un mot, Fernweh. Il décrit la nostalgie d’un endroit où l’on est jamais allé, d’un lieu inconnu, une vie très loin, ailleurs. Cette nostalgie est porteuse, je la vois comme un horizon possible pour des personnes qui cherchent. » Tout change autour de nous, dans la nature alors que l’Homme, à l’inverse, voit le véritable lien par la stabilité : «  Les changements sont imperceptibles à l’œil nu, et puis un matin on découvre qu’un effondrement a eu lieu. »

    « Le désamour arrive subitement comme une chute, […] ce n’est pas une opposition à l’amour, c’est sa suite possible, tendre. » Le désamour peut être libérateur et généreux : laisser l’autre aller ailleurs : « Le désamour arrive comme une chute, moment de concentration reconfigurant l’espace-temps, comme le point d’arrivée et de départ. Le désamour est généreux – on laisse l’autre s’en aller, son corps autonome, sans nous. […] Une séparation est une étape, une porte […]. ». Elle cite Levinas quant aux rapports humains, de la quête, de la « caresse » vers l’autre : « Dans son Totalité et Infini Levinas parle d’une main tendue qui cherche ce qui n’est pas encore, ce qui est moins que rien. Je regarde mes mains, touche mes lèvres pour sentir ce que Levinas voulait dire en écrivant qu’une caresse marchait à l’invisible. Parlait-il de ce geste inachevé, d’un fil tendu vers quelqu’un qui n’est plus là ? »

    Le motif des lignes : géographiques (« Quand je me perds dans des villes inconnues, j’y trouve la mienne, elle apparaît entre deux bâtiments. »), de la main (« Aujourd’hui, j’observe la ligne de vie sur ma main gauche, elle s’interrompt au milieu, paraît si courte. Cette ligne sur ma main droite reprend un peu plus loin. Peut-être n’est-ce qu’une suspension passagère ? »), du destin : « Je vois aujourd’hui des lignes parallèles qui se croisent selon une géométrie non euclidienne, deux vies. » La ligne géographique qui traverse la Russie est évoquée par la traversée de la Russie, trajet que parcourt sa grand-mère à l’époque des dénonciations. Ce grand voyage, à 26 ans, se fait avec une destination incertaine qui fait écho à la narratrice : comme une tradition familiale de voyager et de bouger tout le temps : « Cela me paraît nouveau, étonnant et assez impossible : mon chez-moi est toujours ailleurs, il change tout le temps. » En Biélarussie, l’idée du départ est aussi liée au contexte politique, est ancrée dans la culture du pays : « Sur ma carte intérieure réapparaissent les points de toutes les villes où j’ai habité : Kiev, Saint-Pétersbourg, Paris, Poitiers, Lisbonne, Madrid, Istanbul, Vilnius. […] Puis-je relier tous ces points et trouver celui au centre, un point géographique éloigné d’une façon équilibrée de toutes les personnes que j’aime ? [...] ». L’importance de bifurcation au sein de la ligne est primordiale, c’est l’idée du changement : « Je retrouve dans mon cahier les lignes qui commencent droites, mais ensuite changent de direction, tournent, se cassent. Pourquoi ai-je décidé que les lignes permettaient de comprendre ou donnaient un appui ? Pourquoi mon chemin devait-il être aligné ou logique si je le voulais juste joyeux ? » Plus loin, elle écrit : «  Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part. »

    Il y a une recherche permanente de la suspension, du point avant la chute, chute qui peut servir à rebondir : « Durant cette époque, j’ai fait une stage de danse bungee. J’ai passé un dimanche accrochée à la corde qui rebondissait chaque fois que je me laissais aller, mon corps tombait pour être rattrapé au dernier moment, renvoyé dans la direction inverse, la chute était très agréable. Je n’habitais pas dans un lieu précis, j’essayais d’habiter mon corps. » Plus encore : « C’est si agréable de chuter […]. Je monte parfois sur la pointe des pieds, l’inclinaison de mon axe change, cela me rappelle tous les moments dans ma vie où j’ai dévié de ma trajectoire. », ainsi que « Les histoires nous rattrapent. Elles nous disent ne tombe pas, s’il te plaît, et on ne tombe pas. C’est ainsi que la séparation devient une fête foraine, la chute devient un état à potentialités. »

    « Que ferait-on pour arriver à toucher l’autre – on se jette dans l’inconnu, on entre dans son système solaire. On dévie, on croise, ce chemin parallèle rien que pour une caresse imperceptible – celle de l’air sur la peau d’une étoile, un salut de proximité. » Le premier titre de l’œuvre devait être Géométrie désaccordée. D’où l’importance du motif des étoiles, étoiles filantes, constellations (« Une constellation est une configuration de temporalités multiples »), accidents astronomiques, cartes du ciel, du parallélisme entre les astres (« Quand on voir l’astre se lever, on sent que la terre bouge, c’est un repère. ») et êtres :

« Quand on chute, qui l’on est :
une étoile filante
un corps lourd
une nuit ? »
L’imaginaire parallèlement au concret se traduit par un style très fluide. Le récit est tel une constellation entre souvenirs, émotions, personnes…
 
    Nos vies sont fragmentaires et nous sommes des êtres fragmentaires. Selon l’autrice, si la recherche est l’écriture linéaire, le risque d’artificialité est à son comble. Il y a en elle une volonté de rythme musical de l’écriture. Nos corps lumineux est à la fois un roman, un récit et une autofiction, que le lecteur pourrait lire comme une berceuse.