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mardi 18 juin 2024

Albert Cohen, Le Livre de ma mère. Valérie Timsit, Elle était belle ma mère...

 

    Publié en 1954, Le Livre de ma mère d'Albert Cohen a inspiré Valérie Timsit qui publie, en 2017, Elle était belle ma mère... De nombreuses similitudes se retrouvent dans les deux oeuvres bien que le sytle et la structure soient différents. Mais la thématique est omniprésente : le souvenir et les regrets de la mère décédée.

    Elle était belle ma mère... se décline en 25 chapitres qui oscillent entre souvenirs, heureux ou malheureux, et poids de l'absence, toujours comme chez Cohen. Le narrateur évoque des souvenirs joyeux et écrit directement après que justement, il ne les vivra plus jamais. L'esprit divague joyeusement dans la nostalgie qui revient mélancoliquement à la réalité de l'absence. Valérie Timsit se plait à employer un style poétque avec musicalité, de nombreuses métaphores filées, ainsi que de nombreuses incises du substantif "ma mère", qui a pour effet l'accentuation du personnage dont le narrateur fait l'héroïne du roman. Albert Cohen avait déjà usé de ce style dans Le Livre de ma mère en 1954. 

    Chez Timsit, le narrateur ne parvient pas à faire son deuil : "Je ne veux plus me lever en portant sur moi le deuil de ma mère, en apprenant toutes les fois la nouvelle de sa disparition. [...] Elle aurait pu vivre de longues années encore, rester près de moi et me confier comme une merveilleuse prévenance, le livre de sa vie. [...] Je reste là, affligé par cette nouvelle frontière qui nous sépare, ce monde inconnu qui nous éloigne. Elle n'est plus un rêve, ma mère, sa mort est un cauchemar !".

    Le Livre de ma mère d'Albert Cohen constitue sa troisième oeuvre après Solal en 1930 et Mangeclous en 1938. Selon lui, "pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance." Le livre insiste beaucoup sur le regret de ne pas pas avoir été assez présent ou mal aimant envers la défunte : "Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir." Le narrateur se punit même de sa propre souffrance du deuil par culpabilité : "Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte." L'oeuvre est rongée par la culpabilité du narrateur par ses manquements auprès de sa mère, et ce deuil qu'il ne parvient pas à effectuer : "Le terrible des morts, c'est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n'y comprenons plus rien." L'idée de ne plus la revoir, de culpabiliser de l'avoir fait attendre de son vivant, tout comme chez Valérie Timsit est omniprésente : "Je suis seul maintenant et c'est à mon tour d'attendre sur le banc automnal de la vie, sous le vent froid qui gémit dans le crépuscule et soulève les feuilles mortes en néfastes tourbillons odeur d'anciennes chambres, à mon tour d'attendre ma mère qui ne vient pas, qui ne viendra plus au rendez-vous, qui ne viendra plus." L'idée de répétition de ne pas revenir à trois reprises consécutives montre bien les regrets et l'incapacité du narrateur à faire son deuil. "Fini, fini, plus de Maman, jamais. Nous sommes bien seuls tous les deux, toi dans ta terre, moi dans ma chambre." : la répétition est omniprésente, comme pour se convaincre de la réalité, mais d'une réalité de sentiment de solitude insoutenable de la disparition.

    Albert Cohen livre ici une oeuvre des plus sincères et touchantes à laquelle le lecteur ne peut qu'adhérer, quel que soit son vécu.

dimanche 20 octobre 2019

Expériences de l'histoire, poétique de la mémoire : étude comparatiste entre Joseph Conrad, Claude Simon et Antonio Lobo Antunes

    La littérature de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire n'a pas pour intérêt de relater l'événement ou la perception de l'événement, mais la mémoire de la perception de l'événement. L'expérience de l'histoire est aussi celle de l'écriture et de la naissance d'un écrivain. Ainsi la structure de l'oeuvre littéraire se voit-elle modifiée et porteuse de particularités. Dans Au cœur des ténèbres, publié en 1902, Joseph Conrad raconte l'expérience de son voyage au Congo. Le Cul de Judas d'Antonio Lobo Antunes, publié en 1979, relate la guerre coloniale en Angola au début des années 1970. Avec L'Acacia,  parue en 1989, Claude Simon, évoque la mobilisation respective du père et du fils lors de la première guerre mondiale, puis lors de la Débâcle de 1940, ainsi que les colonies françaises à la fin du XIXe siècle à travers des souvenirs de famille.

    L'oeuvre littéraire de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire se détache des genres littéraires habituels. Ces œuvres ne peuvent être perçues comme des ouvrages d'historiens. Selon Joseph Conrad, "la fiction est l'histoire ou elle n'est pas". Cette opinion de l'écrivain d'origine polonaise s'applique aux trois œuvres des trois auteurs étudiés ici. Il importe de noter la prédominance de la métaphore maritime dans Au cœur des ténèbres. La réalité est ainsi relatée par une poétique de l'écriture particulière. L'Acacia relate une mémoire de la perception de l'événement : l'historiographie est au service de l'oeuvre littéraire. Quant à Lobo Antunes, il ne réalise pas le récit de l'histoire coloniale de l'Angola mais en apporte une expérience. Il existe, au sein de ces trois récits, une part autobiographique. Néanmoins, ils ne peuvent guère davantage appartenir au genre. Joseph Conrad était capitaine de marine marchande depuis 1878 pour l'Angleterre. Il relate, dans Au cœur des ténèbres, son expédition au Congo de 1880, colonisé par Léopold II de Belgique. Cette vérité historique est néanmoins emprunte d'éléments fictifs avec l'isotopie du surnaturel et l'opposition entre lumière et ténèbres. La fiction vient appuyer des faits réels et représente sa perception par son auteur. L'oeuvre de Lobo Antunes comporte également une part autobiographique puisque l'auteur était médecin en Angola en 1971. La situation d'énonciation, à savoir cette nuit alcoolisée avec ce monologue dans un bar à une femme qui ne prend jamais la parole, constitue la part fictionnelle du récit. Quant à Claude Simon, son histoire est bien également autobiographique : sa famille vivait à Madagascar comme il l'explique à travers la description des photos d'époque. De plus, son père fut tué lors de la première guerre mondiale et lui-même fut mobilisé lors de la Débâcle de 1940. Néanmoins, le jeu perpétuel d'analepses et prolepses dotées d'une réflexion sur la mémoire de l'expérience placent le récit dans une dimension fictionnelle. Ces œuvres littéraires ne peuvent guère plus être considérées comme des journaux de voyage. Il ne s'agit pas d'écrire les faits au jour le jour mais de relater la remémoration de la perception des événements. Joseph Conrad se démarque du journal maritime : avec Au cœur des ténèbres, il adopte une réflexion sur ce qu'il voit et ce qu'il perçoit. Dans Le Cul de Judas, de nombreuses métalepses du narrateur coupent le récit : l"auteur raconte son vécu avec les lacunes inhérentes à la mémoire. Quant à L'Acacia, le lecteur y retrouve les nombreuses analepses et prolepses évoquées ci-dessus : toute une histoire familiale semble se reproduire de l'époque coloniale à la Débâcle. Il est alors possible d'effectuer un parallèle avec la philosophie de Hegel : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    La mise en perspective narrative de la réalité dans ces trois récits répond à des procédés particuliers. Il s'agit de démystifier la doxa nationale et l'héroïsme du combattant. Chez Conrad, le narrateur découvre que les Congolais ne sont pas inhumains et démystifie leur image de cannibale présente en Occident :
C’était un autre monde, et les hommes étaient – non, ils n’étaient pas inhumains. Ça vous venait tout doucement. Ils hurlaient et bondissaient, et tournoyaient et faisaient d’horribles grimaces ; mais ce qui vous faisait frémir, c’était précisément l’idée de leur humanité – semblable à la vôtre - [...]
Dans L'Acacia, Claude Simon démystifie l'héroïsme du combattant qui sert sa nation : il n'est en réalité que la victime d'une déshumanisation. Aussi est-il possible en cela de rapprocher cette idée de la philosophie de Heidegger. Quant à Antonio Lobo Antunes, il démystifie la propagande coloniale du régime salazariste et montre que le processus d'humanisation du gouvernement s'avère être une déshumanisation tant des soldats portugais que des Angolais :
Debout, devant la porte de la salle d’opérations, les chiens de la caserne en train de flairer mes vêtements, assoiffés du sang de mes camarades blessés en taches sombres sur mes pantalons, ma chemise, les poils clairs de mes bras ; je haïssais, Sofia, ceux qui nous mentaient et nous opprimaient, nous humiliaient et nous tuaient en Angola, les messieurs sérieux et dignes qui, de Lisbonne, nous poignardaient en Angola, les politiciens, les magistrats, les policiers, les bouffons, les évêques, ceux qui aux sons d’hymnes et de discours nous poussaient vers les navires de la guerre et nous envoyaient en Afrique, nous envoyaient mourir en Afrique, et tissaient autour de nous de sinistres mélopées de vampires.
Au cœur des ténèbres contient de longues descriptions des Noirs, des cris, de la sauvagerie, et des Blancs collecteurs d'ivoire dont Kurtz représente la figure principale. Le narrateur, Marlow, se sert de ces faits pour percevoir et relever les méfaits de l'impérialisme. Quant à Claude Simon, il s'appuie sur des cartes postales, des photographies, afin de montrer les stéréotypes dans la mémoire collective des peuples colonisés à Madagascar à la fin du XIXe siècle. Tout au long de L'Acacia, les descriptions sont longues, précises, avec notamment la métaphore des amoureux suspendus dans l'air lors des adieux à la gare : 
[...] le train prenant peu à peu de la vitesse, les grappes humaines s'en détachant l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'il ne restât plus sur le marchepied d'une des galeries, non pas cramponnée mais tenue à bras-le-corps, étroitement embrassée, que la mince forme cambrée d'une jeune femme le buste et la tête renversés en arrière, ses deux bras entourant  les épaules de l'homme dont les lèvres étaient collées à sa bouche, sa légère robe d'été faite d'un tissu voyant [...], relevée par le bras qui lui encerclait la taille, dévoilant la face postérieure des genoux, commençant à flotter, puis soulevée par l'air, puis claquant sur les cuisses, des cris d'effroi s'élevant, et un moment elle parut pour ainsi dire suspendue dans le vide, seulement encore reliée à l'homme comme par une ventouse à l'endroit où les deux bouches se joignaient, comme dans une sorte de coït aérien, comme des oiseaux capables de copuler en plein vol [...].  
Dans Le Cul de Judas, les descriptions sont interminables et couplées à de nombreuses comparaisons pour relater les faits qui ont traumatisé le narrateur en Angola.

    Joseph Conrad met en exergue, avec Au cœur des ténèbres, la condition des peuples colonisés au Congo, exploités par les Blancs pour qui amasser l'Ivoire prime sur tout. Se pose alors la question, dans ce contexte, de la considération des colonisés en tant qu'êtres humains. Marlow, qui décrit leur sauvagerie, est également étonné de leur retenue face au cannibalisme. Le rapport des derniers mots de Kurtz : "C'est l'horreur" font écho chez Marlow de manière différente : pour le narrateur, c'est l'horreur de l'impérialisme, tandis que pour Kurtz, il s'agit de l'horreur des retombées économiques sur la compagnie. Dans L'Acacia, Claude Simon, ne lésine pas sur la violence des descriptions des blessures des soldats, et des conditions de transport dans les "wagons à bestiaux". Antonio Lobo Antunues se montre le plus virulent en terme de vocabulaire dans ses descriptions. Il use de mots très crus et n'hésite pas à détailler toute la violence liée à la sexualité, notamment par le récit du viol et du meurtre de Sofia. La sexualité représente également, dans Le Cul de Judas, un retour à l'essence même de la vie, quasi maternel dans ce contexte.

    Ces trois œuvres reflètent la naissance de l'écrivain par une écriture du sensible comme tentation de ressusciter le présent. Joseph Conrad, officier de marine marchande, relève un véritable défi d'écriture pour un public habitué aux récits maritimes. Il se soucie du rythme et du choix du mot juste. L'oeuvre est bien reçue, et Gide lui dédicace son Voyage en Congo en 1927. Aussi Au cœur des ténèbres constitue-t-elle une oeuvre du modernisme. Claude Simon, écrivain du Nouveau Roman en opposition avec le roman réaliste, dans la lignée d' Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute, exploite, avec L'Acacia, une nouvelle voie, tel un nouvel écrivain : l'expérience de la mémoire. Son oeuvre est rythmée par la profusion d'analepses et de prolepses. Il use de longues phrases, de digressions, de parenthèses et de participes présents qui relèvent tout de même de son héritage du Nouveau Roman. Le Cul de Judas, publié en 1979, constitue le deuxième ouvrage de son auteur. L'oeuvre se dessine sous la forme de chapitres correspondants à l'abécédaire portugais. L'interlocutrice féminine n'intervient à aucun moment. Il l'intègre néanmoins de façon omniprésente à la narration : "Encore un verre ?", "Vous voyez ?". Lobo Antunes use également beaucoup de la métalepse, de l'analepse et de la prolepse.

    Le chaos historique dont il est question dans ces trois œuvres est à l'image du chaos narratif qui le relate. De nombreuses analepses, prolepses et métalepses brouillent les pistes. Le temps déconstruit de l'histoire est à l'image du temps déconstruit dans le récit. Conrad brouille les noms de lieux et les unités de temps, Simon nomme et date ses chapitres au moyen d'analepses et de prolepses, ce qui peut facilement dérouter le lecteur, et Lobo Antunes use des mêmes procédés de déconstruction narrative avec de nombreuses répétitions frénétiques telles que : "Putain, putain, putain", ou encore : "Nous portions vingt-cinq mois de guerre dans les entrailles, vingt-cinq mois à manger de la merde, à boire de la merde et à lutter pour de la merde, et à nous rendre malades pour de la merde, dans les entrailles, vingt-cinq interminables mois douloureux et ridicules, dans les entrailles […]."

    Dans Au cœur des ténèbres, le narrateur ne trouve pas d'apaisement. Le mensonge à la fiancée de Kurtz à la fin de l'oeuvre en témoigne : "Je n'ai pas pu le dire à la jeune fille. Ç'aurait été trop de noirceur - trop de complète noirceur...". Claude Simon a structuré L'Acacia en douze chapitres pouvant représenter le cycle d'une année, des quatre saisons par rapport au cycle des générations qui partent à la guerre et aux horreurs qui se reproduisent. La fin de l'oeuvre est cependant emprunte d'apaisement où le narrateur dessine un acacia comme arbre généalogique, montrant ainsi que la destinée du fils n'est pas celle du père, et s'achève ainsi sur un signe d'espoir : 
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc . C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.
L'abécédaire portugais qui constitue la structure du Cul de Judas témoigne d'une volonté d'une réhabilitation dans le présent malgré le poids incessant du passé :
Nous avons passé vingt-sept mois ensemble dans le cul de Judas, vingt-sept mois d’angoisse et de mort, ensemble, dans les trous pourris, les sables de l’Est, les pistes des Quiocos et les tournesols du Cassanje, nous avons mangé le même mal du pays, la même merde, une poignée de main, une tape dans le dos, une vague étreinte, et voilà, les gens disparaissaient pliés sous le poids de leur bagage, par la porte d’armes, évaporés dans le tourbillon civil de la ville.
Le narrateur exprime d'ailleurs à son interlocutrice, à la fin de son oeuvre : "D'une certaine manière nous serons toujours en Angola, vous et moi, vous entendez, et je fais l'amour avec vous comme dans la paillotte du village Macao [...]" et "J'ai envie de vomir dans les w.-c. l'inconfort de ma mort quotidienne que je porte sur moi comme une pierre d'acide sur l'estomac, qui se ramifie dans mes veines et qui glisse le long de mes membres avec une fluidité huilée de terreur."

    L'expérience de l'histoire et la poétique de la mémoire constituent une expérience du langage et de la structure narrative. Il y a analogie entre la mémoire de la perception de l'événement vécu et la mise en perspective littéraire de celle-ci. Ainsi ces trois auteurs, face à une poétique de la mémoire historique, de manières différentes mais avec également bon nombre de similitudes, font-ils naître en eux de nouveaux écrivains en s'essayant à de nouvelles techniques narratives.





vendredi 20 septembre 2019

Le traitement du fantastique dans les œuvres de Jorge Luis Borges et d’Edgar Allan Poe


   
    L'écrivain argentin Jorge Luis Borges peut être désigné comme l’un des maîtres de la littérature fantastique du XXe siècle. Ses Fictions (1944) et L’Aleph (1949) sont en effet très représentatives du genre. Grâce aux origines anglaises de sa grand-mère paternelle, Borges était bilingue et s’est ainsi beaucoup intéressé à la littérature anglophone, notamment à celle de l’Amérique du Nord. Ainsi est-il possible de voir dans certaines de ses fictions l’influence qu’a pu avoir sur lui un autre maître du fantastique : Edgar Allan Poe. Plus encore, Borges cite explicitement l’auteur américain dans le tout premier texte qu’il écrit aux suites de son accident à la tête, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1939). Il décrit l’auteur fictif de sa nouvelle, tel « un symboliste de Nîmes, essentiellement dévot de Poe1 ». De plus, Ménard écrit dans sa lettre : « Je ne peux pas imaginer l’univers sans l’exclamation d’Edgar Allan Poe : Ah, bear mind this garden was enchanted2 !3 ». Au-delà de cette influence explicite, plusieurs éléments ayant trait au genre fantastique sont présents chez Borges aussi bien que chez Poe. Il est ainsi intéressant d’effectuer une comparaison entre plusieurs nouvelles de ces deux auteurs quant à leur manière dont ils sont traités. Cette analyse s’appuiera sur « Tlön Uqbar Obis Tertius », « La Bibliothèque de Babel », « Le Livre de Sable », et « L’Aleph » de Borges ; en comparaison avec « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée », « Le scarabée d’or », et « La Chute de la maison Uher » de Poe. L’objectif sera d’étudier la manière dont sont abordés les motifs du fantastique chez ces deux auteurs, leur goût pour les énigmes et les manuscrits, ainsi que leur conception particulière de la place de l’homme dans l’univers.


1 Les motifs du fantastique

    Le genre fantastique est, par définition, caractérisé par l’irruption d’un événement inexpliqué dans une situation réelle. Ces motifs, qui créent une atmosphère angoissante pour le lecteur, sont récurrents mais diffèrent dans leur traitement et dans leur signification selon les auteurs.
    La situation temporelle dans les nouvelles de Borges et de Poe est assez similaire. En effet, il s’écoule toujours un laps de temps entre la découverte de l’élément fantastique et l’action. Dans « La Chute de la maison Usher », il s’écoule quinze jours entre la mort présumée de Lady Madeline et sa réapparition, temps au cours duquel la santé mentale d’Uher se dégrade, tout comme où il s’écoule 1 mois dans « La lettre volée » sans que le préfet n’ait trouvé quelconque indice sur la cachette de ladite lettre. Dans « le scarabée d’or », suite à la découverte du scarabée, Legrand attend un mois avant de recontacter son ami, ce qui lui a laissé le temps d’évoluer dans un état d’agitation avancée, de même que dans « L’Aleph » où le narrateur n’a pas de nouvelles de Carlos Argentino pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que ce dernier soit devenu mentalement très perturbé suite à la découverte de l’Aleph. La période écoulée suite à la découverte fantastique représente l’espace temporel qui peut exister sur les agissements de l’être humain dans une situation telle.
    La situation initiale, chez Poe comme chez Borges, se déroule généralement à l’extérieur de leur domicile, dans des lieux plus ou moins atypiques, plus ou moins inquiétants. Dans « La Chute de la maison Usher », le narrateur parle de « la mélancolique Maison Uher4 ». Dans « L’Aleph », il semble s’agir d’une maison hantée par l’amie morte du narrateur : « il s’agissait d’une maison qui, pour moi, ne cessait de parler de Beatriz », un peu à l’image de la maison Usher chez Poe, hantée par Lady Madeline ; et où l’action principale se déroule dans une cave. Dans « Le scarabée d’or », les événements se déroulent sur une « île des plus singulières5 », qui « n’est guère composée que de sable de mer6 », et dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius » dans une villa où « le miroir inquiétait le fond d’un couloir7 ». La récurrence du reflet du miroir a également toute son importance chez ces deux auteurs. Dans ce conte de Borges, c’est précisément le miroir qui permet la découverte de l’objet insolite : « C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar8. » De plus, ce motif du miroir dans la littérature fantastique, faisant presque l’objet d’une personnalisation, a pour effet de renforcer l’inquiétude et l’étrangeté. C’est en ce sens que le narrateur poursuit : « Du fond lointain du couloir le miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux9 », et parle-t-il de « fond illusoire des miroirs10 ». Le miroir devient alors un objet d’angoisse, reflétant une réflexion plus profonde sur la représentation des éléments dans l’univers : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes11. » Ces propos font également écho à ceux de « La Bibliothèque de Babel : « Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences12. » Il en est de même dans « La chute de la maison Uher » où, le miroir, métaphorisé par l’étang, reflète tous les éléments les plus étranges et les plus angoissants : « un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai – mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois – les images répercutées et renversées13 ». Il est à noter que la disparition de cet étang-miroir coïncide avec celle de la maison : « l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher14. »
    L’emploi de la lumière et de l’obscurité ont également leur importance dans la signification des éléments. L’obscurité, souvent représentée par la nuit, ou par une pièce mal éclairée, signifie généralement l’obscurantisme intellectuel (au début de la « Bibliothèque de Babel », « ces globes [les lampes] émettent une lumière insuffisante, incessante15 » ; dans le « scarabée d’or », les « lanternes sourdes16 » sont associées à la tourmente du personnage), ou l’angoisse (« la nuit, comme une propriété qui lui aurait été inhérente, déversait sur tous les objets de l’univers physique et moral une irradiation incessante de ténèbres17 »). La lumière, qui se décline sous différentes formes (lampes, lanternes, or brillant, soleil éclatant, feu), est souvent la métaphore de la connaissance et de la découverte. À la fin de « La Bibliothèque de Babel », le narrateur « soupçonne que l’espèce humaine […] est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée18 [...] », et défend ainsi l’idée d’une connaissance totale et immortelle. Il en est de même dans « L’Aleph » : d’une part le narrateur voit l’Aleph lorsqu’il ouvre les yeux, et d’autre part il écrit que « Si tous les lieux de la terre sont dans l’Aleph, il y aura aussi toutes les lampes, toutes les sources de lumière19 ». Dans « Le scarabée d’or », c’est grâce à la force de la lumière et à la chaleur du feu, que le personnage va pouvoir lire le message du parchemin : « Quand j’eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un instant que la chaleur n’eût été l’agent qui avait fait apparaître sur le parchemin le crâne dont je voyais l’image20 ». Il est également frappant de constater dans cette nouvelle que lors de la découverte du coffre après résolution de l’énigme, « les rayons des lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d’un amas confus d’or et de bijoux des éclairs et des splendeurs qui nous éblouissaient positivement les yeux21 ». Ce qui était précédemment symbole d’obscurité intellectuelle laisse place à l’éblouissement de la connaissance.
    Apparaît dans ces textes une mise en abîme de la littérature fantastique, conjointement à l’angoisse du narrateur, ou à la thématique du double, souvent utilisée dans le genre. Chez Borges, lorsqu’il semble se produire un phénomène étrange dans la comparaison des articles de l’Encyclopœdia Britannica, le narrateur écrit que « la littérature d’Uqbar était de caractère fantastique22 » ; tandis que chez Poe, il parle du « caractère fantastique23 » des compositions musicales. L’incompréhension des personnages y est souvent liée, ce qui amène le narrateur à des conclusions surnaturelles : « caractère très extraordinaire, presque surnaturel ». La description de l’angoisse du narrateur, par l’énumération et le champ lexical de la peur dans ces nouvelles, est également typique du genre fantastique. Après la découverte de « L’Aleph », le narrateur à « l’impression de revenir d’ailleurs24 » et est victime d’insomnies, tandis que dans l’étrange demeure d’Usher, il décrit ses peurs en réfléchissant aux associations d’éléments pouvant susciter la terreur25. Intervient, face à l’observation de l’étrange, le motif du double : « Dans Tlön les choses se dédoublent », tandis que chez Poe le narrateur écrit à propos de son ami : « Je l’observais dans ces allures, et je rêvais souvent à la vieille philosophie de l’âme double –  je m’amusais de l’idée d’un Dupin double, – un Dupin créateur et un Dupin analyste26 ». Tandis que Borges imagine un passage d’un monde à l’autre (du nôtre au monde imaginaire de Tlön), que la vérité de l’univers résiderait dans cette sorte d’univers total, Poe imagine son ami Dupin comme un homme total. C’est précisément dans cette idée d’infini et de totalité, de l’univers et de l’individu, que Borges et Poe manient la thématique fantastique du double au sein de leurs contes.


2 Le goût des énigmes

    Ces deux auteurs se rejoignent incontestablement par leur goût des énigmes. Bien qu’elles se présentent sous des angles différents, de nombreuses similarités se dessinent. Leur point de départ correspond souvent à la rencontre du narrateur avec un ami ou une personne atypique dans une situation étrange. Dans « Le Livre de sable », le vendeur du livre constitue le point de départ de l’intrigue qui va s’en suivre. Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Borges met en scène son véritable ami, l’écrivain argentin Bioy Casares. L’absence de l’article sur Uqbar dans l’Encyclopédie déclenche toute l’énigme de Tlön, et a pour effet d’affoler Casares (« Bioy, un peu affolé, interrogea les tomes de l’index27 »). Dans les nouvelles de Poe, la rencontre avec la figure récurrente de l’enquêteur-érudit Dupin (« Les livres étaient véritablement son seul luxe », « Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures28 ») est synonyme d’intrigue policière29, tandis que la lettre envoyée par Usher, dont « l’écriture portait la trace d’une agitation nerveuse30 », est la cause même de la venue du narrateur au manoir. Plus que l’assignation d’une énigme à la rencontre d’une personne, certaines nouvelles des deux auteurs introduisent le thème de la folie : la découverte d’un objet insolite fragilise la santé mentale du personnage qui apparaît alors aliéné, voire possédé par quelque chose de mystérieux et d’incompréhensible, à tel point que le narrateur le perçoive comme fou. Dans « Le scarabée d’or », le narrateur écrit « À vous seuls ! Ah ! Le malheureux est fou, à coup sûr !31 » et « « Je n’aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez lui32 », de la même manière qu’il est écrit dans « L’Aleph » : « Tout à coup, je compris le danger que je courais : je m’étais laissé enterré par un fou, après avoir bu un poison33. » Mais cette pathologie mentale, sur laquelle chacun des deux narrateurs revient par la suite, est directement liée à l’effet de l’objet mystérieux. Dans le « Livre de sable », le narrateur décrit le livre comme un « objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité34 », tandis que chez Poe, Jupiter s’exclame, au sujet de l’insecte qui fait entreprendre à son maître moult actions obsessionnelles et illogiques : « Damné scarabée !35 » Il est important de noter la force de l’objet en question sur les personnages : après avoir pris connaissance du dénouement de l’énigme, le narrateur devient, comme son ami, fasciné par la chose. Dans « Le scarabée d’or », il dit : « jamais je n’ai passé dix minutes dans une aussi vive exaltation36 » ; et : « Je ressentis une vénération infinie, une pitié infinie37 » à la vue de l’Aleph.
     La place de l’écrit dans ces nouvelles occupe une place primordiale. Qu’il se décline sous forme de livre, de lettre ou de parchemin, il constitue l’objet de fascination, de la découverte, la clé de l’énigme, voire l’énigme elle-même, ou encore le miroir de la réalité avec une mise en abîme de son contenu ayant pour effet de renforcer le phénomène fantastique. Dans « Le Livre de sable », il est à lui-même l’objet et la tourmente du personnage et l’énigme toute entière du conte. L’auteur se plaît alors à introduire un langage de chiffres par lequel le narrateur tente de résoudre l’énigme du livre infini. Ce « jeu de piste » est très typique de l’écriture de l’auteur argentin. Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le livre fait là aussi l’objet d’une énigme, que le personnage tente de résoudre en en décodant son contenu, d’autant plus qu’il décrit un monde imaginaire. Intervient alors une mise en abîme entre l’objet fantastique et la réalité où, dans ce conte, se produit le passage d’un monde à l’autre, c’est-à-dire que ce qui est écrit dans le livre se produit dans la réalité : mystérieuse coïncidence que ces « petits cônes très lourds » représentant « l’image de la divinité dans certaines religions de Tlön38 », tombés de la ceinture du jeune homme retrouvé mort... Le même phénomène est observable chez l’écrivain nord-américain dans « La Chute de la Maison Usher » : au fur et à mesure de la lecture du Mad trist, la réalité semble être contaminée par les événements du livre, comme si le monde des livres détenait le pouvoir d’agir sur le réel, comme s’il détenait la vérité sur le monde. La lettre constitue, quant à elle, l’objet déclencheur de la nouvelle (Usher envoie une lettre inquiétante au narrateur, tout comme Legrand dans « Le scarabée d’or »), l’objet de l’intrigue (« La Lettre volée »), ou encore l’objet de la vérité (« on découvrit une lettre manuscrite [...] la lettre élucidait entièrement le mystère de Tlön39 »).
    Le traitement de la résolution de l’énigme ainsi que la place de son explication détaillée sont également similaires chez les deux auteurs. La solution est donnée après que le fait se soit produit. Dans « L’Aleph », le narrateur en explique la signification après l’avoir vu, tout comme Legrand livre le cheminement du décryptage du parchemin après la découverte du coffre dans « Le scarabée d’or ». Dans « La lettre volée », Dupin explique son raisonnement après avoir retrouvé la lettre, tandis que dans « Tlön, Uqbar Orbis Tertius », le narrateur élucide « le mystère de Tlön » après avoir découvert une lettre manuscrite.
    Tous deux se plaisent à élaborer des énigmes dont la solution réside dans un codage chiffré, selon lequel toute lettre correspondrait à un chiffre selon des associations logiques et des équations mathématiques (dans « Double assassinat dans la rue Morgue », Dupin évoque d’ailleurs de « l’espérance de déchiffrer l’énigme entière40 »). Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le narrateur montre des « tables duodécimales » traduites en « tables sexagésimales (dans lesquelles soixante s’écrit 1041) ». Dans « Livre de sable » et « Tlön Uqbar Orbis Tertius », il existe une insistance sur les numéros des pages du livre qui sont une des essences même de l’introduction du caractère fantastique du texte, et dont le narrateur se targue de résoudre. De même, dans « La Bibliothèque de Babel », une idée mystique du livre est véhiculée par la récurrence des lettres « MCV » se répétant de la première à la dernière ligne. Quant à William Legrand dans « Le scarabée d’or », il explique le décryptage de l’énigme du parchemin par un système de tables dans lesquelles chaque signe correspond à une lettre et ce, décodée à l’aide d’un système de probabilités. Ces tables sont d’ailleurs livrées sous leur forme propre et non sous forme de phrases, tout comme les deux auteurs se plaisent à inscrire plusieurs mots ou groupes de mots en italique afin d’attirer l’attention de leur importance chez le lecteur. Dupin s’amuse même, dans « Double assassinat dans la rue Morgue », à décliner la conjugaison du verbe « falloir » en italique. À noter également la présence des épigraphes à chaque début de nouvelle de Poe et de Borges, ainsi que les nombreuses marques d’intertextualité au sein du texte. Cette intertextualité apparaît aussi bien de manière fictive entre les nouvelles elles-même (le personnage de Dupin chez Poe) que par des références littéraires récurrentes (Les 1001 nuits chez Borges, Crébillon chez Poe) ou ponctuelles pour référer à une idée plus ou moins explicite (comparaison, chez Borges, de l’univers de Tlön à la littérature d’anticipation en citant de manière quelque peu implicite, A Brave New Word d’Aldous Huxley). Cette intertextualité et ces épigraphes ne sont pas anodines et concourent non seulement à la bonne compréhension du texte, mais renvoient également à l’idée qu’il existe une corrélation entre tous les éléments (par exemple chez Poe, l’importance de l’observation minutieuse dans « La lettre volée » et dans « Double assassinat dans la Rue Morgue » ; et chez Borges les propos suivants dans « La Bibliothèque de Babel » : « Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple dhcmrlchtdj que la divine Bibliothèque n’ait déjà prévue, et qui dans quelqu’une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible42. »), toutes les œuvres (donc à l’idée de l’œuvre totale) et que tout (à la manière dont le note Borges) est doté d’un sens.


3 La conception de l’infini

    La mise en scène de toutes ces énigmes à travers le genre fantastique renferme une réflexion sur le monde, sur l’infini, et sur la place que l’homme y occupe, comme en attestent ces propos de Herbert H. Knecht : « Toute histoire naturelle du fantastique commence à l’infini43 ». Cette notion d’infini, la réflexion sur le rapport entre le mathématicien et le poète, sur la raison, ainsi que la corrélation entre les éléments physiques de l’univers et l’homme dans les nouvelles étudiées, sont déjà très parlantes en ce sens et mériteraient une analyse plus approfondie. Mais il s’agira ici de relever l’emploi de ces théories dans le domaine fantastique, l’essence de leur considération pour observer les conclusions défendues par chacun des deux auteurs, tout en précisant qu’il n’existe chez aucun d’eux quelconque message moraliste, mais davantage une conception particulière du monde.
    Cette conception de l’infini n’est pas, chez Borges, sans influence de la philosophie de Leibniz et de Pascal, où cette notion est constamment abordée. Dans ses Pensées, Pascal posait d’ailleurs la vaste question de « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini44 ? ». Par ailleurs, selon Herbert H. Knecht :
[...]ce rapprochement entre les œuvres de l’écrivain argentin et la philosophie leibnizienne s’observe par « l’analogie des sujets abordés […] : même émerveillement face à l’enchaînement enchevêtré des causes et des effets où aucun événement ne manque cependant de sa justification, même fascination devant les ramifications sans bornes des possibilités diverses, mêmes méditations sur les paradoxes innombrables de l’infini, même génie de l’invention combinatoire45.
À la fin de « La Bibliothèque de Babel », le narrateur écrit : « Je viens d’écrire infinie. […] j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique ». Ainsi peut-on y voir une référence à la théorie leibnizienne du « labyrinthe continu46 », théorie selon laquelle il existerait une loi de continuité à l’infini47, et où il est alors possible de voir le labyrinthe comme la métaphore d’une périodicité illimitée.
    « L’Aleph » est sans doute le conte le plus révélateur et le plus explicite de la réflexion de Borges sur l’infini, au vue de la définition donnée dans le texte : « un point où convergent tous les points48 ». Cependant, « La Bibliothèque de Babel » n’en est pas moins, où la théorie est alors inversée puisqu’il ne s’agit plus d’un point particulier. C’est alors aux théories de Pascal sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, que se réfère ici Borges. La citation en italique « la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible », semble renvoyer directement aux propos du philosophe-physicien pour désigner le monde (déjà repris de la préface de Mlle de Gournay aux Essais de Montaigne) : « C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part49 ».
    Outre l’objet de fascination que peut représenter l’infini aux yeux de Borges, c’est aussi un motif d’angoisse, d’où sa conjonction avec le fantastique. L’idée de l’infini amène en effet également à la question du sens : si tout est infini, tout peut-il réellement avoir un sens ? Cette crainte se trouve notamment dans « L’Alpeh » ou le narrateur écrit : « ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ?50 » (Aleph comme idée de langue totale qui renfermerait la clé du langage) ; et dans « Le Livre de Sable » où il cherche désespérément un ordre et un sens à ce livre infini. L’absence de sens entraîne l’aliénation et la folie de l’homme.
    Cette notion d’infini est, chez Borges, aussi bien liée à cette angoisse du non-sens qu’à l’idée d’œuvre totale : « À présent, j’avais sous la main un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue51.» Il n’est pas étonnant te trouver le nom de Leibniz cité quelques lignes au-dessus, puisque l’objectif du philosophe scientifique était aussi de pouvoir créer une Encyclopédie qui regrouperait toutes les connaissances possibles. Ainsi l’univers, par son infini, serait-il source de perdition, mais par la connaissance, une fascinante énigme sortant l’homme de l’obscurité, un peu à la manière de ce fragment de Pascal : « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends52 » (à noter ici la double signification du verbe « comprendre » : à la fois connaître et englober).
    Une certaine conception métaphysique de la place de l’homme dans l’univers est également présente chez Poe. Au début de « Double assassinat dans la rue Morgue », le narrateur livre une réflexion sur l’univers et les facultés de l’esprit, en utilisant l’échiquier comme métaphore de l’esprit face au monde. Ces considérations sur l’univers à l’aide de termes scientifiques font écho à l’incipit de « La Bibliothèque de Babel » où l’univers est décrit selon la théorie philosophique de l’atomisme : « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses53 ». Ainsi Poe, mais aussi Borges avec l’idée de connaissance totale, apporte-t-il par ses nouvelles une réflexion sur les possibles de l’intelligence humaine. Poe évoque la question du rapport entre le mathématicien et le poète. Dans « La lettre volée », Dupin oppose la médiocrité de la police qui s’appuie sur un raisonnement purement mathématique sans se soucier des facultés de l’imagination. Ainsi le préfet, étouffé par des axiomes théoriques, est-il aveuglé devant l’intelligence que Dupin nomme celle du « poète54 », et ne découvre pas la lettre se trouvant pourtant sous ses yeux.
    Cet aveuglement de la police face à l’évidence semble ainsi reprendre de manière implicite le mythe biblique de l’aveugle-né55, selon lequel l’homme se refuse à voir l’évidence lorsqu’il est trop enfermé dans ses connaissances. C’est également en ce sens que le narrateur parle de « noire divinité56 » en opposition à la « débile clarté57 ». L’influence de la Bible est en effet présente dans les textes des deux auteurs, pourtant tous deux athés. Chez Poe, elle apparaît de manière plus détournée et implicite que chez Borges, comme dans « La lettre volée », et souvent dans l’idée de l’existence d’une divinité supérieure. Dans « Le Livre de sable », l’objet échangé pour l’obtention dudit objet est précisément une Bible, œuvre totale, opposée à son « antélivre » que serait le Livre de sable, aliénant car dépourvu de sens58. Les deux auteurs utilisent néanmoins le même mythe, celui de la Tour de Babel59. Dans « Double assassinat dans la rue Morgue » : la voix entendue par les riverains est parfois espagnole, française, russe, anglaise, mais toutes semblent s’accorder sur les termes entendus : « Mon Dieu ! ». Quant à Borges, il s’y réfère très clairement dans « La Bibliothèque de Babel », conjointement au « nombre n de langages possibles60 » et par une allégorie de l’ignorance des limites du monde : « Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue61 ? » Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le monde imaginaire de Tlön semble revenir avant que les hommes aient été frappés par le châtiment divin des différentes langues : « Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön62. »


    Borges et Poe, ces deux grands maîtres du fantastique se rejoignent dans leur manière d’aborder cette littérature. Outre la récurrence des éléments caractéristiques du genre chez chacun d’entre eux, c’est bien d’une réflexion plus profonde sur la place de l’homme dans l’univers que relèvent leurs œuvres. Leur goût pour les énigmes est notamment un moyen de mettre en lumière tous les possibles de l’intelligence humaine. Le narrateur chez Poe l’exprime d’ailleurs explicitement dans ses considérations de « l’homme analyste » qui « raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes63 ». L’importance de la signification des chiffres et des mots, reflète chez les deux écrivains la question du sens des choses, en corrélation avec l’idée d’infini : l’infini comme œuvre totale de la connaissance et des possibilités, mais aussi l’infini comme aboutissement à un non-sens qui aliénerait l’homme. Plus que de simples nouvelles fantastiques, ces textes de Poe et de Borges, par la présence d’énigmes et de réflexions mathématiques, apparaissent comme le miroir d’une réflexion philosophique sur le monde à laquelle se prête fort bien le genre, et qu’il serait intéressant d’étudier plus précisément à la lumière des philosophies scientifiques de Leibniz et de Pascal.



1 Jorge Luis Borges, Fictions, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Gallimard, Folio, 2013 [1944], p. 47.
2 On pourrait traduire ces propos par « Ah ! Garde à l’esprit que ce jardin était enchanté. »
3 Jorge Luis Borges, Fictions, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit., p. 47.
4 Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », Garnier-Flammarion, 1965 [1856], p. 127.
5 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », Gallimard, Folio classique, 1998 [1857], p. 115.
6 Id.
7 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 11.
8 Id.
9 Ibid.
10 Ibid. p. 15.
11 Ibid. p. 11.
12 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 71.
13 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 128.
14 Id., p. 149.
15 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 72.
16 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit. p. 127.
17 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 135.
18 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 81.
19 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », Gallimard, N.R.F, 1968 [1949], p. 202.
20 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit. p. 145.
21 Id., p. 138.
22 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 14.
23 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 137.
24 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 208.
25 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 130.
26 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 53.
27 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 12.
28 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 51.
29 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée », op. cit., p. 47-113.
30 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 128.
31 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit., p. 127.
32 Id., p. 134.
33 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 204.
34 J L. Borges, Le Livre de sable, « Le Livre de sable », Gallimard, Folio, 1978 [1975], p. 102.
35 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit., p. 127.
36 Id., p. 138.
37 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 207.
38 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 29.
39 Id., p. 26.
40 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 69.
41 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 15.
42 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 80.
43 Herbert H. Knecht, « Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz », Variaciones Borges, Vol. 9, 2000, p. 141.
44 Blaise Pascal, Pensées, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 1972, section II, 72, p. 27.
45 H. H. Knecht, « Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz », art. cit., p. 112-113.
47 Idée que bien qu’illimité, l’infini ne serait pas pour autant dépourvu de sens.
48 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 210.
49 B. Pascal, Pensées, op. cit., section II, 72, p. 26.
50 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 204.
51 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 16.
52 B. Pascal, Pensées, op. cit., section VI, 348, p. 162.
53 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 71.
54 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « La lettre volée », op. cit., p. 105-107.
55 Jean, chapitre IX, versets 28-30.
56 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 52.
57 Id.
58 Borges écrivait d’ailleurs en 1937 : « Il n’y a pas de livre sans son contre-livre. »
59 Genèse, 11, 1-9.
60 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 80.
61 Id.
62 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 31.
63 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 47.