vendredi 20 septembre 2019

Le traitement du fantastique dans les œuvres de Jorge Luis Borges et d’Edgar Allan Poe


   
    L'écrivain argentin Jorge Luis Borges peut être désigné comme l’un des maîtres de la littérature fantastique du XXe siècle. Ses Fictions (1944) et L’Aleph (1949) sont en effet très représentatives du genre. Grâce aux origines anglaises de sa grand-mère paternelle, Borges était bilingue et s’est ainsi beaucoup intéressé à la littérature anglophone, notamment à celle de l’Amérique du Nord. Ainsi est-il possible de voir dans certaines de ses fictions l’influence qu’a pu avoir sur lui un autre maître du fantastique : Edgar Allan Poe. Plus encore, Borges cite explicitement l’auteur américain dans le tout premier texte qu’il écrit aux suites de son accident à la tête, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1939). Il décrit l’auteur fictif de sa nouvelle, tel « un symboliste de Nîmes, essentiellement dévot de Poe1 ». De plus, Ménard écrit dans sa lettre : « Je ne peux pas imaginer l’univers sans l’exclamation d’Edgar Allan Poe : Ah, bear mind this garden was enchanted2 !3 ». Au-delà de cette influence explicite, plusieurs éléments ayant trait au genre fantastique sont présents chez Borges aussi bien que chez Poe. Il est ainsi intéressant d’effectuer une comparaison entre plusieurs nouvelles de ces deux auteurs quant à leur manière dont ils sont traités. Cette analyse s’appuiera sur « Tlön Uqbar Obis Tertius », « La Bibliothèque de Babel », « Le Livre de Sable », et « L’Aleph » de Borges ; en comparaison avec « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée », « Le scarabée d’or », et « La Chute de la maison Uher » de Poe. L’objectif sera d’étudier la manière dont sont abordés les motifs du fantastique chez ces deux auteurs, leur goût pour les énigmes et les manuscrits, ainsi que leur conception particulière de la place de l’homme dans l’univers.


1 Les motifs du fantastique

    Le genre fantastique est, par définition, caractérisé par l’irruption d’un événement inexpliqué dans une situation réelle. Ces motifs, qui créent une atmosphère angoissante pour le lecteur, sont récurrents mais diffèrent dans leur traitement et dans leur signification selon les auteurs.
    La situation temporelle dans les nouvelles de Borges et de Poe est assez similaire. En effet, il s’écoule toujours un laps de temps entre la découverte de l’élément fantastique et l’action. Dans « La Chute de la maison Usher », il s’écoule quinze jours entre la mort présumée de Lady Madeline et sa réapparition, temps au cours duquel la santé mentale d’Uher se dégrade, tout comme où il s’écoule 1 mois dans « La lettre volée » sans que le préfet n’ait trouvé quelconque indice sur la cachette de ladite lettre. Dans « le scarabée d’or », suite à la découverte du scarabée, Legrand attend un mois avant de recontacter son ami, ce qui lui a laissé le temps d’évoluer dans un état d’agitation avancée, de même que dans « L’Aleph » où le narrateur n’a pas de nouvelles de Carlos Argentino pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que ce dernier soit devenu mentalement très perturbé suite à la découverte de l’Aleph. La période écoulée suite à la découverte fantastique représente l’espace temporel qui peut exister sur les agissements de l’être humain dans une situation telle.
    La situation initiale, chez Poe comme chez Borges, se déroule généralement à l’extérieur de leur domicile, dans des lieux plus ou moins atypiques, plus ou moins inquiétants. Dans « La Chute de la maison Usher », le narrateur parle de « la mélancolique Maison Uher4 ». Dans « L’Aleph », il semble s’agir d’une maison hantée par l’amie morte du narrateur : « il s’agissait d’une maison qui, pour moi, ne cessait de parler de Beatriz », un peu à l’image de la maison Usher chez Poe, hantée par Lady Madeline ; et où l’action principale se déroule dans une cave. Dans « Le scarabée d’or », les événements se déroulent sur une « île des plus singulières5 », qui « n’est guère composée que de sable de mer6 », et dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius » dans une villa où « le miroir inquiétait le fond d’un couloir7 ». La récurrence du reflet du miroir a également toute son importance chez ces deux auteurs. Dans ce conte de Borges, c’est précisément le miroir qui permet la découverte de l’objet insolite : « C’est à la conjonction d’un miroir et d’une encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar8. » De plus, ce motif du miroir dans la littérature fantastique, faisant presque l’objet d’une personnalisation, a pour effet de renforcer l’inquiétude et l’étrangeté. C’est en ce sens que le narrateur poursuit : « Du fond lointain du couloir le miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque chose de monstrueux9 », et parle-t-il de « fond illusoire des miroirs10 ». Le miroir devient alors un objet d’angoisse, reflétant une réflexion plus profonde sur la représentation des éléments dans l’univers : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes11. » Ces propos font également écho à ceux de « La Bibliothèque de Babel : « Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences12. » Il en est de même dans « La chute de la maison Uher » où, le miroir, métaphorisé par l’étang, reflète tous les éléments les plus étranges et les plus angoissants : « un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai – mais avec un frisson plus pénétrant encore que la première fois – les images répercutées et renversées13 ». Il est à noter que la disparition de cet étang-miroir coïncide avec celle de la maison : « l’étang profond et croupi placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les ruines de la Maison Usher14. »
    L’emploi de la lumière et de l’obscurité ont également leur importance dans la signification des éléments. L’obscurité, souvent représentée par la nuit, ou par une pièce mal éclairée, signifie généralement l’obscurantisme intellectuel (au début de la « Bibliothèque de Babel », « ces globes [les lampes] émettent une lumière insuffisante, incessante15 » ; dans le « scarabée d’or », les « lanternes sourdes16 » sont associées à la tourmente du personnage), ou l’angoisse (« la nuit, comme une propriété qui lui aurait été inhérente, déversait sur tous les objets de l’univers physique et moral une irradiation incessante de ténèbres17 »). La lumière, qui se décline sous différentes formes (lampes, lanternes, or brillant, soleil éclatant, feu), est souvent la métaphore de la connaissance et de la découverte. À la fin de « La Bibliothèque de Babel », le narrateur « soupçonne que l’espèce humaine […] est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée18 [...] », et défend ainsi l’idée d’une connaissance totale et immortelle. Il en est de même dans « L’Aleph » : d’une part le narrateur voit l’Aleph lorsqu’il ouvre les yeux, et d’autre part il écrit que « Si tous les lieux de la terre sont dans l’Aleph, il y aura aussi toutes les lampes, toutes les sources de lumière19 ». Dans « Le scarabée d’or », c’est grâce à la force de la lumière et à la chaleur du feu, que le personnage va pouvoir lire le message du parchemin : « Quand j’eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un instant que la chaleur n’eût été l’agent qui avait fait apparaître sur le parchemin le crâne dont je voyais l’image20 ». Il est également frappant de constater dans cette nouvelle que lors de la découverte du coffre après résolution de l’énigme, « les rayons des lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d’un amas confus d’or et de bijoux des éclairs et des splendeurs qui nous éblouissaient positivement les yeux21 ». Ce qui était précédemment symbole d’obscurité intellectuelle laisse place à l’éblouissement de la connaissance.
    Apparaît dans ces textes une mise en abîme de la littérature fantastique, conjointement à l’angoisse du narrateur, ou à la thématique du double, souvent utilisée dans le genre. Chez Borges, lorsqu’il semble se produire un phénomène étrange dans la comparaison des articles de l’Encyclopœdia Britannica, le narrateur écrit que « la littérature d’Uqbar était de caractère fantastique22 » ; tandis que chez Poe, il parle du « caractère fantastique23 » des compositions musicales. L’incompréhension des personnages y est souvent liée, ce qui amène le narrateur à des conclusions surnaturelles : « caractère très extraordinaire, presque surnaturel ». La description de l’angoisse du narrateur, par l’énumération et le champ lexical de la peur dans ces nouvelles, est également typique du genre fantastique. Après la découverte de « L’Aleph », le narrateur à « l’impression de revenir d’ailleurs24 » et est victime d’insomnies, tandis que dans l’étrange demeure d’Usher, il décrit ses peurs en réfléchissant aux associations d’éléments pouvant susciter la terreur25. Intervient, face à l’observation de l’étrange, le motif du double : « Dans Tlön les choses se dédoublent », tandis que chez Poe le narrateur écrit à propos de son ami : « Je l’observais dans ces allures, et je rêvais souvent à la vieille philosophie de l’âme double –  je m’amusais de l’idée d’un Dupin double, – un Dupin créateur et un Dupin analyste26 ». Tandis que Borges imagine un passage d’un monde à l’autre (du nôtre au monde imaginaire de Tlön), que la vérité de l’univers résiderait dans cette sorte d’univers total, Poe imagine son ami Dupin comme un homme total. C’est précisément dans cette idée d’infini et de totalité, de l’univers et de l’individu, que Borges et Poe manient la thématique fantastique du double au sein de leurs contes.


2 Le goût des énigmes

    Ces deux auteurs se rejoignent incontestablement par leur goût des énigmes. Bien qu’elles se présentent sous des angles différents, de nombreuses similarités se dessinent. Leur point de départ correspond souvent à la rencontre du narrateur avec un ami ou une personne atypique dans une situation étrange. Dans « Le Livre de sable », le vendeur du livre constitue le point de départ de l’intrigue qui va s’en suivre. Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Borges met en scène son véritable ami, l’écrivain argentin Bioy Casares. L’absence de l’article sur Uqbar dans l’Encyclopédie déclenche toute l’énigme de Tlön, et a pour effet d’affoler Casares (« Bioy, un peu affolé, interrogea les tomes de l’index27 »). Dans les nouvelles de Poe, la rencontre avec la figure récurrente de l’enquêteur-érudit Dupin (« Les livres étaient véritablement son seul luxe », « Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures28 ») est synonyme d’intrigue policière29, tandis que la lettre envoyée par Usher, dont « l’écriture portait la trace d’une agitation nerveuse30 », est la cause même de la venue du narrateur au manoir. Plus que l’assignation d’une énigme à la rencontre d’une personne, certaines nouvelles des deux auteurs introduisent le thème de la folie : la découverte d’un objet insolite fragilise la santé mentale du personnage qui apparaît alors aliéné, voire possédé par quelque chose de mystérieux et d’incompréhensible, à tel point que le narrateur le perçoive comme fou. Dans « Le scarabée d’or », le narrateur écrit « À vous seuls ! Ah ! Le malheureux est fou, à coup sûr !31 » et « « Je n’aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez lui32 », de la même manière qu’il est écrit dans « L’Aleph » : « Tout à coup, je compris le danger que je courais : je m’étais laissé enterré par un fou, après avoir bu un poison33. » Mais cette pathologie mentale, sur laquelle chacun des deux narrateurs revient par la suite, est directement liée à l’effet de l’objet mystérieux. Dans le « Livre de sable », le narrateur décrit le livre comme un « objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité34 », tandis que chez Poe, Jupiter s’exclame, au sujet de l’insecte qui fait entreprendre à son maître moult actions obsessionnelles et illogiques : « Damné scarabée !35 » Il est important de noter la force de l’objet en question sur les personnages : après avoir pris connaissance du dénouement de l’énigme, le narrateur devient, comme son ami, fasciné par la chose. Dans « Le scarabée d’or », il dit : « jamais je n’ai passé dix minutes dans une aussi vive exaltation36 » ; et : « Je ressentis une vénération infinie, une pitié infinie37 » à la vue de l’Aleph.
     La place de l’écrit dans ces nouvelles occupe une place primordiale. Qu’il se décline sous forme de livre, de lettre ou de parchemin, il constitue l’objet de fascination, de la découverte, la clé de l’énigme, voire l’énigme elle-même, ou encore le miroir de la réalité avec une mise en abîme de son contenu ayant pour effet de renforcer le phénomène fantastique. Dans « Le Livre de sable », il est à lui-même l’objet et la tourmente du personnage et l’énigme toute entière du conte. L’auteur se plaît alors à introduire un langage de chiffres par lequel le narrateur tente de résoudre l’énigme du livre infini. Ce « jeu de piste » est très typique de l’écriture de l’auteur argentin. Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le livre fait là aussi l’objet d’une énigme, que le personnage tente de résoudre en en décodant son contenu, d’autant plus qu’il décrit un monde imaginaire. Intervient alors une mise en abîme entre l’objet fantastique et la réalité où, dans ce conte, se produit le passage d’un monde à l’autre, c’est-à-dire que ce qui est écrit dans le livre se produit dans la réalité : mystérieuse coïncidence que ces « petits cônes très lourds » représentant « l’image de la divinité dans certaines religions de Tlön38 », tombés de la ceinture du jeune homme retrouvé mort... Le même phénomène est observable chez l’écrivain nord-américain dans « La Chute de la Maison Usher » : au fur et à mesure de la lecture du Mad trist, la réalité semble être contaminée par les événements du livre, comme si le monde des livres détenait le pouvoir d’agir sur le réel, comme s’il détenait la vérité sur le monde. La lettre constitue, quant à elle, l’objet déclencheur de la nouvelle (Usher envoie une lettre inquiétante au narrateur, tout comme Legrand dans « Le scarabée d’or »), l’objet de l’intrigue (« La Lettre volée »), ou encore l’objet de la vérité (« on découvrit une lettre manuscrite [...] la lettre élucidait entièrement le mystère de Tlön39 »).
    Le traitement de la résolution de l’énigme ainsi que la place de son explication détaillée sont également similaires chez les deux auteurs. La solution est donnée après que le fait se soit produit. Dans « L’Aleph », le narrateur en explique la signification après l’avoir vu, tout comme Legrand livre le cheminement du décryptage du parchemin après la découverte du coffre dans « Le scarabée d’or ». Dans « La lettre volée », Dupin explique son raisonnement après avoir retrouvé la lettre, tandis que dans « Tlön, Uqbar Orbis Tertius », le narrateur élucide « le mystère de Tlön » après avoir découvert une lettre manuscrite.
    Tous deux se plaisent à élaborer des énigmes dont la solution réside dans un codage chiffré, selon lequel toute lettre correspondrait à un chiffre selon des associations logiques et des équations mathématiques (dans « Double assassinat dans la rue Morgue », Dupin évoque d’ailleurs de « l’espérance de déchiffrer l’énigme entière40 »). Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le narrateur montre des « tables duodécimales » traduites en « tables sexagésimales (dans lesquelles soixante s’écrit 1041) ». Dans « Livre de sable » et « Tlön Uqbar Orbis Tertius », il existe une insistance sur les numéros des pages du livre qui sont une des essences même de l’introduction du caractère fantastique du texte, et dont le narrateur se targue de résoudre. De même, dans « La Bibliothèque de Babel », une idée mystique du livre est véhiculée par la récurrence des lettres « MCV » se répétant de la première à la dernière ligne. Quant à William Legrand dans « Le scarabée d’or », il explique le décryptage de l’énigme du parchemin par un système de tables dans lesquelles chaque signe correspond à une lettre et ce, décodée à l’aide d’un système de probabilités. Ces tables sont d’ailleurs livrées sous leur forme propre et non sous forme de phrases, tout comme les deux auteurs se plaisent à inscrire plusieurs mots ou groupes de mots en italique afin d’attirer l’attention de leur importance chez le lecteur. Dupin s’amuse même, dans « Double assassinat dans la rue Morgue », à décliner la conjugaison du verbe « falloir » en italique. À noter également la présence des épigraphes à chaque début de nouvelle de Poe et de Borges, ainsi que les nombreuses marques d’intertextualité au sein du texte. Cette intertextualité apparaît aussi bien de manière fictive entre les nouvelles elles-même (le personnage de Dupin chez Poe) que par des références littéraires récurrentes (Les 1001 nuits chez Borges, Crébillon chez Poe) ou ponctuelles pour référer à une idée plus ou moins explicite (comparaison, chez Borges, de l’univers de Tlön à la littérature d’anticipation en citant de manière quelque peu implicite, A Brave New Word d’Aldous Huxley). Cette intertextualité et ces épigraphes ne sont pas anodines et concourent non seulement à la bonne compréhension du texte, mais renvoient également à l’idée qu’il existe une corrélation entre tous les éléments (par exemple chez Poe, l’importance de l’observation minutieuse dans « La lettre volée » et dans « Double assassinat dans la Rue Morgue » ; et chez Borges les propos suivants dans « La Bibliothèque de Babel » : « Je ne puis combiner une série quelconque de caractères, par exemple dhcmrlchtdj que la divine Bibliothèque n’ait déjà prévue, et qui dans quelqu’une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible42. »), toutes les œuvres (donc à l’idée de l’œuvre totale) et que tout (à la manière dont le note Borges) est doté d’un sens.


3 La conception de l’infini

    La mise en scène de toutes ces énigmes à travers le genre fantastique renferme une réflexion sur le monde, sur l’infini, et sur la place que l’homme y occupe, comme en attestent ces propos de Herbert H. Knecht : « Toute histoire naturelle du fantastique commence à l’infini43 ». Cette notion d’infini, la réflexion sur le rapport entre le mathématicien et le poète, sur la raison, ainsi que la corrélation entre les éléments physiques de l’univers et l’homme dans les nouvelles étudiées, sont déjà très parlantes en ce sens et mériteraient une analyse plus approfondie. Mais il s’agira ici de relever l’emploi de ces théories dans le domaine fantastique, l’essence de leur considération pour observer les conclusions défendues par chacun des deux auteurs, tout en précisant qu’il n’existe chez aucun d’eux quelconque message moraliste, mais davantage une conception particulière du monde.
    Cette conception de l’infini n’est pas, chez Borges, sans influence de la philosophie de Leibniz et de Pascal, où cette notion est constamment abordée. Dans ses Pensées, Pascal posait d’ailleurs la vaste question de « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini44 ? ». Par ailleurs, selon Herbert H. Knecht :
[...]ce rapprochement entre les œuvres de l’écrivain argentin et la philosophie leibnizienne s’observe par « l’analogie des sujets abordés […] : même émerveillement face à l’enchaînement enchevêtré des causes et des effets où aucun événement ne manque cependant de sa justification, même fascination devant les ramifications sans bornes des possibilités diverses, mêmes méditations sur les paradoxes innombrables de l’infini, même génie de l’invention combinatoire45.
À la fin de « La Bibliothèque de Babel », le narrateur écrit : « Je viens d’écrire infinie. […] j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique ». Ainsi peut-on y voir une référence à la théorie leibnizienne du « labyrinthe continu46 », théorie selon laquelle il existerait une loi de continuité à l’infini47, et où il est alors possible de voir le labyrinthe comme la métaphore d’une périodicité illimitée.
    « L’Aleph » est sans doute le conte le plus révélateur et le plus explicite de la réflexion de Borges sur l’infini, au vue de la définition donnée dans le texte : « un point où convergent tous les points48 ». Cependant, « La Bibliothèque de Babel » n’en est pas moins, où la théorie est alors inversée puisqu’il ne s’agit plus d’un point particulier. C’est alors aux théories de Pascal sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, que se réfère ici Borges. La citation en italique « la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible », semble renvoyer directement aux propos du philosophe-physicien pour désigner le monde (déjà repris de la préface de Mlle de Gournay aux Essais de Montaigne) : « C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part49 ».
    Outre l’objet de fascination que peut représenter l’infini aux yeux de Borges, c’est aussi un motif d’angoisse, d’où sa conjonction avec le fantastique. L’idée de l’infini amène en effet également à la question du sens : si tout est infini, tout peut-il réellement avoir un sens ? Cette crainte se trouve notamment dans « L’Alpeh » ou le narrateur écrit : « ici commence mon désespoir d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire embrasse à peine ?50 » (Aleph comme idée de langue totale qui renfermerait la clé du langage) ; et dans « Le Livre de Sable » où il cherche désespérément un ordre et un sens à ce livre infini. L’absence de sens entraîne l’aliénation et la folie de l’homme.
    Cette notion d’infini est, chez Borges, aussi bien liée à cette angoisse du non-sens qu’à l’idée d’œuvre totale : « À présent, j’avais sous la main un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue51.» Il n’est pas étonnant te trouver le nom de Leibniz cité quelques lignes au-dessus, puisque l’objectif du philosophe scientifique était aussi de pouvoir créer une Encyclopédie qui regrouperait toutes les connaissances possibles. Ainsi l’univers, par son infini, serait-il source de perdition, mais par la connaissance, une fascinante énigme sortant l’homme de l’obscurité, un peu à la manière de ce fragment de Pascal : « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends52 » (à noter ici la double signification du verbe « comprendre » : à la fois connaître et englober).
    Une certaine conception métaphysique de la place de l’homme dans l’univers est également présente chez Poe. Au début de « Double assassinat dans la rue Morgue », le narrateur livre une réflexion sur l’univers et les facultés de l’esprit, en utilisant l’échiquier comme métaphore de l’esprit face au monde. Ces considérations sur l’univers à l’aide de termes scientifiques font écho à l’incipit de « La Bibliothèque de Babel » où l’univers est décrit selon la théorie philosophique de l’atomisme : « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses53 ». Ainsi Poe, mais aussi Borges avec l’idée de connaissance totale, apporte-t-il par ses nouvelles une réflexion sur les possibles de l’intelligence humaine. Poe évoque la question du rapport entre le mathématicien et le poète. Dans « La lettre volée », Dupin oppose la médiocrité de la police qui s’appuie sur un raisonnement purement mathématique sans se soucier des facultés de l’imagination. Ainsi le préfet, étouffé par des axiomes théoriques, est-il aveuglé devant l’intelligence que Dupin nomme celle du « poète54 », et ne découvre pas la lettre se trouvant pourtant sous ses yeux.
    Cet aveuglement de la police face à l’évidence semble ainsi reprendre de manière implicite le mythe biblique de l’aveugle-né55, selon lequel l’homme se refuse à voir l’évidence lorsqu’il est trop enfermé dans ses connaissances. C’est également en ce sens que le narrateur parle de « noire divinité56 » en opposition à la « débile clarté57 ». L’influence de la Bible est en effet présente dans les textes des deux auteurs, pourtant tous deux athés. Chez Poe, elle apparaît de manière plus détournée et implicite que chez Borges, comme dans « La lettre volée », et souvent dans l’idée de l’existence d’une divinité supérieure. Dans « Le Livre de sable », l’objet échangé pour l’obtention dudit objet est précisément une Bible, œuvre totale, opposée à son « antélivre » que serait le Livre de sable, aliénant car dépourvu de sens58. Les deux auteurs utilisent néanmoins le même mythe, celui de la Tour de Babel59. Dans « Double assassinat dans la rue Morgue » : la voix entendue par les riverains est parfois espagnole, française, russe, anglaise, mais toutes semblent s’accorder sur les termes entendus : « Mon Dieu ! ». Quant à Borges, il s’y réfère très clairement dans « La Bibliothèque de Babel », conjointement au « nombre n de langages possibles60 » et par une allégorie de l’ignorance des limites du monde : « Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue61 ? » Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le monde imaginaire de Tlön semble revenir avant que les hommes aient été frappés par le châtiment divin des différentes langues : « Alors l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de la planète. Le monde sera Tlön62. »


    Borges et Poe, ces deux grands maîtres du fantastique se rejoignent dans leur manière d’aborder cette littérature. Outre la récurrence des éléments caractéristiques du genre chez chacun d’entre eux, c’est bien d’une réflexion plus profonde sur la place de l’homme dans l’univers que relèvent leurs œuvres. Leur goût pour les énigmes est notamment un moyen de mettre en lumière tous les possibles de l’intelligence humaine. Le narrateur chez Poe l’exprime d’ailleurs explicitement dans ses considérations de « l’homme analyste » qui « raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes63 ». L’importance de la signification des chiffres et des mots, reflète chez les deux écrivains la question du sens des choses, en corrélation avec l’idée d’infini : l’infini comme œuvre totale de la connaissance et des possibilités, mais aussi l’infini comme aboutissement à un non-sens qui aliénerait l’homme. Plus que de simples nouvelles fantastiques, ces textes de Poe et de Borges, par la présence d’énigmes et de réflexions mathématiques, apparaissent comme le miroir d’une réflexion philosophique sur le monde à laquelle se prête fort bien le genre, et qu’il serait intéressant d’étudier plus précisément à la lumière des philosophies scientifiques de Leibniz et de Pascal.



1 Jorge Luis Borges, Fictions, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Gallimard, Folio, 2013 [1944], p. 47.
2 On pourrait traduire ces propos par « Ah ! Garde à l’esprit que ce jardin était enchanté. »
3 Jorge Luis Borges, Fictions, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit., p. 47.
4 Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », Garnier-Flammarion, 1965 [1856], p. 127.
5 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », Gallimard, Folio classique, 1998 [1857], p. 115.
6 Id.
7 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 11.
8 Id.
9 Ibid.
10 Ibid. p. 15.
11 Ibid. p. 11.
12 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 71.
13 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 128.
14 Id., p. 149.
15 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 72.
16 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit. p. 127.
17 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 135.
18 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 81.
19 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », Gallimard, N.R.F, 1968 [1949], p. 202.
20 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit. p. 145.
21 Id., p. 138.
22 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 14.
23 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 137.
24 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 208.
25 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 130.
26 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 53.
27 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 12.
28 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 51.
29 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée », op. cit., p. 47-113.
30 E A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, « La Chute de la maison Uher », op. cit., p. 128.
31 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit., p. 127.
32 Id., p. 134.
33 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 204.
34 J L. Borges, Le Livre de sable, « Le Livre de sable », Gallimard, Folio, 1978 [1975], p. 102.
35 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Le scarabée d’or », op. cit., p. 127.
36 Id., p. 138.
37 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 207.
38 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 29.
39 Id., p. 26.
40 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 69.
41 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 15.
42 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 80.
43 Herbert H. Knecht, « Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz », Variaciones Borges, Vol. 9, 2000, p. 141.
44 Blaise Pascal, Pensées, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 1972, section II, 72, p. 27.
45 H. H. Knecht, « Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz », art. cit., p. 112-113.
47 Idée que bien qu’illimité, l’infini ne serait pas pour autant dépourvu de sens.
48 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 210.
49 B. Pascal, Pensées, op. cit., section II, 72, p. 26.
50 J L. Borges, L’Aleph, « L’Aleph », op. cit., p. 204.
51 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 16.
52 B. Pascal, Pensées, op. cit., section VI, 348, p. 162.
53 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 71.
54 Edgar Allan Poe, Histoires extraordinaires, « La lettre volée », op. cit., p. 105-107.
55 Jean, chapitre IX, versets 28-30.
56 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 52.
57 Id.
58 Borges écrivait d’ailleurs en 1937 : « Il n’y a pas de livre sans son contre-livre. »
59 Genèse, 11, 1-9.
60 J L. Borges, Fictions, « La Bibliothèque de Babel », op. cit., p. 80.
61 Id.
62 J L. Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 31.
63 E A. Poe, Histoires extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue », op. cit., p. 47.

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