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jeudi 26 décembre 2024

Novembre, Philippe Le Guillou

 
     "La mort de mon père en plein mois noir, à la ligne de fracture de ce novembre historique qui dépasse largement cet évènement douloureux et intime, correspond avec cette plongée dans des temps et un monde de haute incertitude. Le 13 et le 17 novembre 2015 m'ont touché comme peu de dates et d'évènements auparavant. Je me sens à jamais orphelin d'une stabilité, d'une espérance définitivement perdues."
 
    Publié aux éditions Gallimard en 2017, Novembre, de Philippe Le Guillou, livre un témoignage très touchant sur le décès de son père au moment des attentats du 13 novembre 2015. La violence produite à Paris et la violence du deuil de son père se mélangent. Outre le fait de se souvenir des bons comme des mauvais moments avec son paternel, il donne au lecteur une véritable enquête sur qui était réellement cet homme discret, acharné de travail.  
 
    

lundi 11 novembre 2024

David Zukerman, San Perdido : un premier roman réussi avec brio.

 

     

    Véritable coup de cœur pour ce premier roman de David Zukerman, publié au éditions Calman Lévy, qui plonge son lecteur dans les aventures émouvantes de Yerbo Kwinton, à San Perdido, petite ville côtière imaginaire du Panama de la fin des années 40. 

    Plus qu'un roman, San Perdido, c'est aussi une fresque historique et sociale du Panama, de la condition des habitants des bidonvilles accolés aux quartiers riches. Un roman sur fond de toile historique, haut en couleurs, où le lecteur est propulsé en Amérique centrale et dans lequel il ne peut que s'attacher au destin de Yerbo, dont il suit les aventures et le parcours, de l'enfance à l'âge adulte : "Et qu'est-ce qu'un héros, sinon un homme qui réalise un jour le rêve de tout un peuple ?" 

    Outre l'épopée dépaysante que constitue ce roman, le style de l'auteur est d'une fluidité absolue et un pur bonheur pour le lecteur.

dimanche 25 août 2024

Mélissa Da Costa, Tout le bleu du ciel

 

  

    Tout le bleu du ciel, premier roman de Mélissa Da Costa : un livre qui donne tout simplement envie de vivre ! Cet ouvrage est un véritable bijou. Emile, 26 ans, condamné prématurément en raison d'un Alzheimer précoce, décide de fuir l'essai clinique auquel il doit participer, afin de vivre pleinement les derniers moments de sa vie. Il poste une petite annonce sur internet pour trouver un compagnon de route qui accepterait de partir avec lui à l'aventure, en camping-car. Joanne, jeune bretonne énigmatique de 29 ans, lui répond immédiatement de façon positive. Tous deux, ils vont sillonner les Pyrénées, le Sud de la France. Il ne se connaissent pas, ils sont très différents, mais vont beaucoup s'apporter émotionnellement et intellectuellement. 

    " La vie n'en a jamais terminé. Il l'a bien compris. Tant qu'il décidera qu'il n'est pas mort, elle continuera de lui jouer de drôles de tours. Et il n'est pas encore mort. Au contraire. Il ne s'est jamais senti aussi vivant."
De belles rencontres les attendent, de magnifiques paysages et une renaissance s'installent pour les deux personnages qui se reconnectent à l'essentiel, aux petits plaisirs du quotidien et de la nature : à la vie, tout simplement.

dimanche 18 août 2024

Agathe Ruga, Sous le soleil de tes cheveux blonds

 

    Sous le soleil de tes cheveux blonds, premier roman d'Agathe Ruga, constitue un long monologue intérieur dans lequel la narratrice, Brune, s'adresse à Brigitte, son amie de toujours, de qui elle n'a plus aucune nouvelle depuis plusieurs années, à la fin d'ultimes vacances passées ensemble. Brune n'a jamais compris les raisons de cette rupture dont elle souffre terriblement : "Tu m'as quittée, tu nous as quittées. Pas un jour ne passe sans un souvenir de nous et de nos fêtes intérieures. Tu es ma plus belle robe de soirée, mon champagne le plus euphorisant, mon plus long SMS. Mon plus bel amour inachevé." Enceinte, c'est l'occasion pour elle, voire le besoin, de se remémorer leurs vies, leurs amours, leurs études, les bons et les mauvais moments d'une amitié fusionnelle qui s'est éteinte sans explication. 

    À travers ce récit touchant où Brune s'adresse directement à son amie, le lecteur revit pleinement la jeunesse et l'évolution des deux amies, avec beaucoup de nostalgie, d'émotions, dans lesquelles il ne peut que se reconnaître dans l'une des péripéties ou des émotions, dans un style fluide, touchant et emprunt d'humour.

dimanche 11 août 2024

Rosella Postorino, La Goûteuse d'Hitler

    1943. Rosa vit chez ses beaux-parents en Prusse Orientale et est recrutée en tant que goûteuse d'Hitler. A chaque repas, qui paradoxalement lui permet de se nourrir en cette période de guerre, elle et les autres goûteuses savent que chaque repas porté par les SS peut être le dernier. La boule au ventre, elles s'exécutent. Une heure suffit pour savoir si elle seront toujours en vie.

    Pour son quatrième roman, Rosellla Postorino s'est inspirée de l'histoire vraie de Margot Wôlk. Son ouvrage ne prétend néanmoins pas être un récit historique, mais plutôt une fresque de la vie d'une jeune femme de 26 ans, dont le mari est parti à la guerre en Russie. Un monologue intérieur de la protagoniste se mêle au rituel du réfectoire, notamment au cours de cette fameuse heure interminable de l’éventuelle bouchée de la mort. Rosa revient notamment sur son enfance à Berlin, la rencontre avec son mari. De plus, des liens amicaux se tissent avec les autres goûteuses, plus ou moins forts et parfois emprunts de jalousie et de tension. La romance qui rythme le quotidien de goûteuse fait de ce livre, au style très fluide et agréable, une œuvre touchante et originale sur cette thématique des goûteuses d'Hitler, tout en finesse et pleine de sensibilité.

mercredi 31 juillet 2024

Le Parfum de Patrick Süskind : un roman olfactif

     Patrick Süskind publie Le Parfum, roman olfactif, en 1985, puis en 1986 pour la traduction française de l’allemand par Bernard Lortholary, en 1986, aux éditions Fayard.

    La vie de Jean-Baptiste Grenouille commençait mal : il naît derrière l’étal de la poissonnerie de sa mère qui l’abandonne. Il est confié à une première nourrice, qui ne veut plus de lui, car le trouve étrange. Notamment, il n’a pas d’odeur, et elle a le sentiment qu’il la regarde non pas avec les yeux mais avec le nez. Mme Gaillard, elle, accepte de le prendre. Elle est sans foi ni loi et ne fait pas dans la dentelle. A l’arrêt de la pension qui lui avait été attribuée pour l’enfant, elle le laisse chez un tanneur où il travaille dur, dans des odeurs et des conditions abominables. En grandissant, à l’âge de six ans, Grenouille ne ressent aucun sentiment. Il ne ressent que les odeurs olfactives de manière exacerbée : « À six ans, il avait totalement exploré olfactivement le monde qui l’entourait. » À treize ans, « l’instinct de chasse le prit ; Il avait à sa disposition la plus grande réserve d’odeurs du monde : la ville de Paris. »

    La première fois que Grenouille se sentit véritablement vivant fut le 1er septembre 1753 lors du feu d’artifice pour l’anniversaire de l’accession au trône du roi Louis XV. Grenouille s’apprêtait à rentrer car « il s’avéra bien vite que, sous le rapport des odeurs, ce feu d’artifice n’avait rien à lui apporter ». Mais soudain il sentit un parfum subtil qui l’enivra. Il le le lui fallait à tout prix : « Il fallait qu’il l’ait, non pour le simple plaisir de posséder, mais pour assurer la tranquillité de son cœur. Il se trouve presque mal à force d’excitation. » Il marche alors, suivant le parfum, sans trop savoir où il va lorsqu’il tombe sur une jeune fille dans une arrière-cour : « Cette source était la jeune fille. […] Il ne parvenait pas à comprendre qu’un parfum aussi exquis pût émaner d’un être humain. […] Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n’avait plus de sens. » C’est alors là qu’il commit l’irréparable en étranglant et tuant la jeune fille qu’il renifla des cheveux aux orteils afin de s’imprégner de son parfum : « [...] il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment : en l’occurrence, rien de moins qu’un génie ; et que sa vie avait un sens et un but et une fin et une mission transcendante : celle, en l’occurrence, de révolutionner l’univers des odeurs, pas moins […] ». Quant au meurtre, il n’est pas certain qu’il se soit rendu compte de la gravité des faits : « Car enfin, il avait conservé d’elle et s’était approprié ce qu’elle avait de mieux : le principe de son parfum ».

    À partir de ce moment, Grenouille ne vivra plus que pour une quête olfactive. Lui qui n'a aucune odeur, il cherche même à fabriquer son propre parfum. Après moult péripéties, il continue ses mélanges et apprentissages, non sans refaire de victimes puisqu’il va encore tuer 24 jeunes filles.

    Afin de rendre compte de tous ces détails olfactifs, l’auteur s’est extrêmement documenté sur les parfums et senteurs. De même, ses recherches sur l’époque sont très précises, que ce soit dans le contexte de Paris ou la pensée des personnages, sans anachronisme. Le Parfum constitue un roman hybride : à la fois historique, d’apprentissage et un conte philosophique. Le lecteur s’attache au personnage tout en condamnant ses meurtres.


jeudi 11 juillet 2024

Laurent Lagarde, Les Cinq sur la photo : un roman familial chargé en émotions qui tient en halène.

 

    Clara et Laura sont sœurs jumelles. Leur mère est décédée d’un cancer foudroyant alors qu’elles avaient 10 ans. C’est leur oncle, le frère de leur mère, « Tonton Jérèm’ » qui les a élevées. Ils forment tous les trois un superbe trio familial : « En douze ans, nos rôles ont été parfaitement attribués. À Tonton la légèreté, à Laura l’audace, l’énergie, et à moi le… Le quoi d’ailleurs ? Le pas drôle ? Le sérieux ? L’utilitaire ? »

    Bien qu’aux caractères différents, les deux sœurs sont inséparables. L’une est réservée et aime la botanique et la lecture, l’autre est joueuse de handball : « Ma mère est un personnage important mais secondaire. Le projecteur est braqué sur Laura, l’intrépide, l’insaisissable Laura. L’héroïne, c’est Laura. Mes souvenirs, c’est Laura. Mes chagrins, mes fous-rires, c’est elle. » Elle poursuit : « Je suis une exploratrice introvertie, rêveuse mais pas téméraire. [...] Laura a besoin de courir et de suer, j’ai besoin de flâner et de respirer. » Ou encore : Je suis née pour craindre, elle est née pour foncer. » Le roman est narré par Clara, du début à la fin, avec l’insertion de dialogues afin de rester fidèle aux pensées des autres protagonistes et de rythmer le récit.

    Tandis que Clara est joueuse de handball à Paris, Clara part en stage dans le Finistère afin de réaliser un stage dans le jardin botanique de M. Toussaint dans le but de devenir paysagiste. Elle y rencontre Loïc, libraire atypique, avec qui elle lie une histoire d’amour.

    C’est la première séparation avec sa jumelle. Mais le malheur va vite les faire se retrouver : en effet, Laura est atteinte d’une grave leucémie. Sa seule chance : un don de moelle osseuse. Mais leur mère étant décédée et nées de père inconnu, il ne reste plus que Clara et Jérémy qui ne sont malheureusement pas compatibles.

    Clara entame alors une véritable enquête de détective à la recherche de leur père. Le seul indice qu’elle ait est une vieille photo datant de 22 ans, à Rome, lorsque leur mère était en colocation dans le cadre du programme Erasmus. Ils sont cinq sur la photo : deux filles dont leur mère, Flora, et trois garçons. Via moult recherches, Clara découvre l’identité des quatre autres et parvient à retrouver leurs traces via les réseaux sociaux et une banque de données d’ADN. Commence alors un long périple pour Clara, entre Paris, la Bretagne, Florence et la Sardaigne.

    Elle change de caractère et s’endurcit au fil du roman au vu des circonstances : « Oser engendre moins d’angoisse que de vivre constamment dans la peur d’agir. » Plus loin, elle écrit : « Ces dernières semaines m’ont changée. Je ne suis plus une timide étudiante dévoreuse de bouquins, mais une jeune femme déterminée et audacieuse ». Elle prend confiance en elle grâce à son histoire avec Loïc et par la force des choses. Elle mûrit et passe de la petite fille renfermée à la femme déterminée.

    Le roman s’accélère alors et le lecteur n’est jamais au bout de ses surprises de ce qu’elle va découvrir. L’auteur livre ici un roman qui tient en haleine et que le lecteur n’arrive plus à lâcher.

mercredi 10 juillet 2024

Sophie Tal Men, Les Cœurs silencieux : le roman des émotions enfouies

 

   

    Sophie Tal Men publie, en 2024, aux éditions Albin Michel, Les Cœurs silencieux. L’ensemble du roman est marqué par des rancœurs familiales, des regrets et la difficulté de communiquer ses sentiments. Aussi le prologue commence-t-il par une citation de David Foenkinos, extraite des Souvenirs : « J’ai si souvent été en retard sur les mots que j’aurais voulu dire ».

    Pedro est victime d’un AVC et perd quasiment la totalité de l’usage de la parole. Sarah, sa belle-fille, qui est infirmière dans l’hôpital où il est admis, va mener une quête sans merci pour retrouver la mère de ses deux premiers fils, Tiago et Tomás, Adeline, qu’il a abandonné vingt ans plus tôt, peu de temps après avoir refait sa vie avec Véronique, la mère de Sarah, de qui il est séparé mais ne souhaite pas revoir.

    Adeline est propriétaire d’une ferme et, Tiago, l’un de ses fils, travaille avec elle. Il est trisomique. Adeline accepte rapidement d’aller visiter Pedro à l’hôpital avec Tiago. Quant à Tomás, il ne voit pas cela d’un bon œil. Lui est écrivain et traducteur et vit entre la France et le Portugal. Pour lui, Pedro a beau être son père, il les a abandonnés et ne veut plus rien avoir à faire avec lui.

    Sarah part alors pour le Portugal dans l’espoir de le faire changer d’avis. Elle retourne à la maison familiale de Raposeira dont Pedro lui a donné les clés, et la remet en état. Elle est d’abord mal accueillie par Tomás qui est très perturbé de cette visite, d’autant que le jeune homme est en panne d’inspiration pour son nouveau roman. Mais comme lui dit son éditrice : « Parfois, il vaut mieux se perdre pour mieux se retrouver. »

    L’épigraphe de la deuxième partie du roman est très éloquent sur la situation : « Ils se sont dit des tonnes de choses dans ce silence, mais ça ne valait pas quand même pas des mots. » (Alex, Pierre Lemaitre). En effet, tous ces coeurs sont brisés et personne ne parvient à communiquer hormis Sarah. Pedro est pétrifié de regrets et Tomás est rongé par la colère. Sarah va se livrer à une quête sans faille afin de tenter de convaincre Tomás de rentrer en France visiter son père. De là, émanent de nombreux souvenirs d’enfance et Sarah va tenter d’apprivoiser le fils au caractère indomptable.

    L’épigraphe de l’épilogue résume très bien la difficulté à pardonner et à communiquer lorsque rancœurs et regrets sont au rendez-vous : « Nous nous aimions entre le mots et entre les lignes, dans les silences et les regards, dans les gestes les plus simples. » (Grégoire Delacourt, Les Quatre Saisons de l’été)

    Avec Les Cœurs silencieux, l’autrice nous livre la difficulté de revenir sur des regrets, celle des rancœurs familiales et celle de la difficluté à communiquer, tout en emmenant le lecteur dans un voyage au Portugal.

mardi 18 juin 2024

Albert Cohen, Le Livre de ma mère. Valérie Timsit, Elle était belle ma mère...

 

    Publié en 1954, Le Livre de ma mère d'Albert Cohen a inspiré Valérie Timsit qui publie, en 2017, Elle était belle ma mère... De nombreuses similitudes se retrouvent dans les deux oeuvres bien que le sytle et la structure soient différents. Mais la thématique est omniprésente : le souvenir et les regrets de la mère décédée.

    Elle était belle ma mère... se décline en 25 chapitres qui oscillent entre souvenirs, heureux ou malheureux, et poids de l'absence, toujours comme chez Cohen. Le narrateur évoque des souvenirs joyeux et écrit directement après que justement, il ne les vivra plus jamais. L'esprit divague joyeusement dans la nostalgie qui revient mélancoliquement à la réalité de l'absence. Valérie Timsit se plait à employer un style poétque avec musicalité, de nombreuses métaphores filées, ainsi que de nombreuses incises du substantif "ma mère", qui a pour effet l'accentuation du personnage dont le narrateur fait l'héroïne du roman. Albert Cohen avait déjà usé de ce style dans Le Livre de ma mère en 1954. 

    Chez Timsit, le narrateur ne parvient pas à faire son deuil : "Je ne veux plus me lever en portant sur moi le deuil de ma mère, en apprenant toutes les fois la nouvelle de sa disparition. [...] Elle aurait pu vivre de longues années encore, rester près de moi et me confier comme une merveilleuse prévenance, le livre de sa vie. [...] Je reste là, affligé par cette nouvelle frontière qui nous sépare, ce monde inconnu qui nous éloigne. Elle n'est plus un rêve, ma mère, sa mort est un cauchemar !".

    Le Livre de ma mère d'Albert Cohen constitue sa troisième oeuvre après Solal en 1930 et Mangeclous en 1938. Selon lui, "pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance." Le livre insiste beaucoup sur le regret de ne pas pas avoir été assez présent ou mal aimant envers la défunte : "Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir." Le narrateur se punit même de sa propre souffrance du deuil par culpabilité : "Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte." L'oeuvre est rongée par la culpabilité du narrateur par ses manquements auprès de sa mère, et ce deuil qu'il ne parvient pas à effectuer : "Le terrible des morts, c'est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n'y comprenons plus rien." L'idée de ne plus la revoir, de culpabiliser de l'avoir fait attendre de son vivant, tout comme chez Valérie Timsit est omniprésente : "Je suis seul maintenant et c'est à mon tour d'attendre sur le banc automnal de la vie, sous le vent froid qui gémit dans le crépuscule et soulève les feuilles mortes en néfastes tourbillons odeur d'anciennes chambres, à mon tour d'attendre ma mère qui ne vient pas, qui ne viendra plus au rendez-vous, qui ne viendra plus." L'idée de répétition de ne pas revenir à trois reprises consécutives montre bien les regrets et l'incapacité du narrateur à faire son deuil. "Fini, fini, plus de Maman, jamais. Nous sommes bien seuls tous les deux, toi dans ta terre, moi dans ma chambre." : la répétition est omniprésente, comme pour se convaincre de la réalité, mais d'une réalité de sentiment de solitude insoutenable de la disparition.

    Albert Cohen livre ici une oeuvre des plus sincères et touchantes à laquelle le lecteur ne peut qu'adhérer, quel que soit son vécu.

Aliona Gloukhova, Nos corps lumineux : un cheminement poétique de l’écriture

 

« Une métaphore est une rupture d’unité, un dérangement, elle introduit un élément hétérogène qui renvoie à un autre contexte que le conexte présent. » Blumenberg

    En mars 2023, Aliona Gloukova publie son troisième livre : Nos corps lumineux, après Dans l’eau je suis chez moi en 2019 et De l’autre côté de la peau en 2020, le tout aux éditions verticales. L’autrice est biélorusse, mais le lecteur pourra noter que, dans son œuvre, elle emploie le terme biélarusse. Ceci a un sens politique : « biélorusse » fait référence à l’URSS alors que « biélarusse » marque l’indépendance à cette dernière.

    La narratrice vient de divorcer, nous sommes en pleine période de Covid, et elle va faire de cette rupture un nouveau départ. Nos corps lumineux est marqué par la recherche des mots et de la justesse de leur place. Plusieurs motifs sont récurrents dans son œuvre.

    Tout d’abord, le motif de L’Atlas de la face cachée de la Lune (1960), seul ouvrage qu’elle emporte avec elle lors de sa retraite intérieure, pris dans la bibliothèque de son grand-père : « La face cachée de la Lune a été photographiée pour la première fois par la sonde sovitéqique Luna 3 le 7 octobre 1959. Une des premières images est apparue le 27 octobre 1959 dans le journal la Pravda. » Elle donne, de cet ouvrage scientifique, de nombreuses précisions presque poétiques au vu des clichés de l’époque : écrire au plus proche de ce que l’on ne connaît pas, idée poétique dans le domaine scientifique : « Parfois j’ouvre une page de l’atlas au hasard pour trouver une réponse à la question du jour. » Plus loin : « Je me demande si c’est possible d’être précis quand on ne sait pas exactement ce que l’on décrit, quand on est les premiers à déchiffrer l’information autrefois indisponible, quand ne sait pas ce qu’on regarde. »

    À la fin de son récit, la narratrice revient sur cet ouvrage d’une autre manière, toujours dans le sens poétique scientifique : « Un phénomène particulier se produit dans un cœur désaimé : les cellules du muscle cardiaque se figent, la contractilité du ventricule gauche ne fonctionne plus. La base du cœurs continue pourtant de pomper, féroce, pendant que sa pointe reste immobile, gonfle. Un cœur désaimé est une forme interdite, une naine brune, une étoile qui n’a pas eu lieu.Si on ne donne pas assez de place aux cœurs forts, ils risquent de partir en l’air, de nous faire exploser. »

    Le motif de la forêt est également récurrent comme métaphore de la forêt intérieure. L’idée est de retrouver une forme de repères. La perte de repères extérieurs engendre une forêt intérieure afin de se retrouver, l’idée d’espace intérieur magique, d’imaginaire parallèlement au concret : « Je cherche la forêt dans cet espace où j’ai éteint la lumière, où je ne dors pas encore, mon corps perd sa tension de la journée, je découvre une logiue différente, celle qui me permettra d’attraper une vague ou d’avancer dans un rêve. Une fois dans ma forêt, je lèverai la tête et je verrai le ciel noir constellé de points lumineux. »Le corps est toujours mis en relation avec la pensée, et la pensée avec les sensations : « Dans ma forêt, les pins font le triple de ma taille. L’air est épais. Ma forêt aurait pu être noire tant elle est dense. Mais de la lumière provient des étoiles, alors ma forêt est bleue. »

    Il y a dans cette œuvre une quête de permanente connexion à la nature et aux animaux : « Des actes sans sans logique me donnent de l’énergie, je me réveille à une heure de la nuit et me lève comme si c’était le matin, je crie comme une corbeau, une toux intérieure rentrée dans la gorge, pousse de l’air sans lui donner trop d’espace. Les corbeaux me répondent par sympathie ou par hasard. Parlent-ils à quelqu’un d’autre ? Je ne veux plus de cette séparation du monde, je veux être dedans, incluse. » Par ailleurs, la narratrice raconte une tradition biélarusse, celle du 6 juillet, qui constituerait le solstice d’été. Les gens partent alors dans la nuit chercher une fleur de fougère afin de pouvoir parler la langue des fleurs et des animaux.

« Au mois de mars, d’avril, j’étudie mon corps en déséquilibre, pousse ses limites. Je veux sentir jusqu’où je pourrais aller, découvrir des occasions qui pourraient m’être offertes. J’aime me pencher davantage, compter les secondes. Rester suspendue, en attente du corps qui lâche, est très agréable. »

    L’équilibre et le déséquilibre dominent l’ouvrage : « Les chutes sont des déplacements ravissants. » La perte d’équilibre engendre une sensibilité accrue : « Celle que j’étais à l’époque cherchait les réponses aux questions qu’elle n’arrivait pas à poser. Sa quête a commencé à l’instant où elle a compris qu’un déséquilibre permet un nouveau point de vue, une chute devenue une exploration. », ou encore : « Si le point d’appui n’existe pas, je l’imagine […]. La recherche du lien avec le monde est primordial avec l’importance du doute car les liens temporels sont éphémères. L’idée de suspension (« Parfois dans la vie, surtout quand on est suspendu, on essaie de deviner de quoi le futur sera fait, de décrire les événements qui n’ont pas encore eu lieu. C’est un peu comme concevoir un atlas à partir des clichés des formations aux contours flous, rien n’est certain, tout est possible, nos points d’atterrissage sont à réinventer. ») grâce au déséquilibre revient sans cesse : « Les personnes qui cherchent sont comme en suspension […]. Les personnes suspendues sont très attentives à ce qui se se passe. […] Une suspension est une position du corps en dehors du sol [...] L’équilibre, la stabilité, ne permettent pas forcément cette ouverture sur le monde et les différents lieux : « En allemand il existe un mot, Fernweh. Il décrit la nostalgie d’un endroit où l’on est jamais allé, d’un lieu inconnu, une vie très loin, ailleurs. Cette nostalgie est porteuse, je la vois comme un horizon possible pour des personnes qui cherchent. » Tout change autour de nous, dans la nature alors que l’Homme, à l’inverse, voit le véritable lien par la stabilité : «  Les changements sont imperceptibles à l’œil nu, et puis un matin on découvre qu’un effondrement a eu lieu. »

    « Le désamour arrive subitement comme une chute, […] ce n’est pas une opposition à l’amour, c’est sa suite possible, tendre. » Le désamour peut être libérateur et généreux : laisser l’autre aller ailleurs : « Le désamour arrive comme une chute, moment de concentration reconfigurant l’espace-temps, comme le point d’arrivée et de départ. Le désamour est généreux – on laisse l’autre s’en aller, son corps autonome, sans nous. […] Une séparation est une étape, une porte […]. ». Elle cite Levinas quant aux rapports humains, de la quête, de la « caresse » vers l’autre : « Dans son Totalité et Infini Levinas parle d’une main tendue qui cherche ce qui n’est pas encore, ce qui est moins que rien. Je regarde mes mains, touche mes lèvres pour sentir ce que Levinas voulait dire en écrivant qu’une caresse marchait à l’invisible. Parlait-il de ce geste inachevé, d’un fil tendu vers quelqu’un qui n’est plus là ? »

    Le motif des lignes : géographiques (« Quand je me perds dans des villes inconnues, j’y trouve la mienne, elle apparaît entre deux bâtiments. »), de la main (« Aujourd’hui, j’observe la ligne de vie sur ma main gauche, elle s’interrompt au milieu, paraît si courte. Cette ligne sur ma main droite reprend un peu plus loin. Peut-être n’est-ce qu’une suspension passagère ? »), du destin : « Je vois aujourd’hui des lignes parallèles qui se croisent selon une géométrie non euclidienne, deux vies. » La ligne géographique qui traverse la Russie est évoquée par la traversée de la Russie, trajet que parcourt sa grand-mère à l’époque des dénonciations. Ce grand voyage, à 26 ans, se fait avec une destination incertaine qui fait écho à la narratrice : comme une tradition familiale de voyager et de bouger tout le temps : « Cela me paraît nouveau, étonnant et assez impossible : mon chez-moi est toujours ailleurs, il change tout le temps. » En Biélarussie, l’idée du départ est aussi liée au contexte politique, est ancrée dans la culture du pays : « Sur ma carte intérieure réapparaissent les points de toutes les villes où j’ai habité : Kiev, Saint-Pétersbourg, Paris, Poitiers, Lisbonne, Madrid, Istanbul, Vilnius. […] Puis-je relier tous ces points et trouver celui au centre, un point géographique éloigné d’une façon équilibrée de toutes les personnes que j’aime ? [...] ». L’importance de bifurcation au sein de la ligne est primordiale, c’est l’idée du changement : « Je retrouve dans mon cahier les lignes qui commencent droites, mais ensuite changent de direction, tournent, se cassent. Pourquoi ai-je décidé que les lignes permettaient de comprendre ou donnaient un appui ? Pourquoi mon chemin devait-il être aligné ou logique si je le voulais juste joyeux ? » Plus loin, elle écrit : «  Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part. »

    Il y a une recherche permanente de la suspension, du point avant la chute, chute qui peut servir à rebondir : « Durant cette époque, j’ai fait une stage de danse bungee. J’ai passé un dimanche accrochée à la corde qui rebondissait chaque fois que je me laissais aller, mon corps tombait pour être rattrapé au dernier moment, renvoyé dans la direction inverse, la chute était très agréable. Je n’habitais pas dans un lieu précis, j’essayais d’habiter mon corps. » Plus encore : « C’est si agréable de chuter […]. Je monte parfois sur la pointe des pieds, l’inclinaison de mon axe change, cela me rappelle tous les moments dans ma vie où j’ai dévié de ma trajectoire. », ainsi que « Les histoires nous rattrapent. Elles nous disent ne tombe pas, s’il te plaît, et on ne tombe pas. C’est ainsi que la séparation devient une fête foraine, la chute devient un état à potentialités. »

    « Que ferait-on pour arriver à toucher l’autre – on se jette dans l’inconnu, on entre dans son système solaire. On dévie, on croise, ce chemin parallèle rien que pour une caresse imperceptible – celle de l’air sur la peau d’une étoile, un salut de proximité. » Le premier titre de l’œuvre devait être Géométrie désaccordée. D’où l’importance du motif des étoiles, étoiles filantes, constellations (« Une constellation est une configuration de temporalités multiples »), accidents astronomiques, cartes du ciel, du parallélisme entre les astres (« Quand on voir l’astre se lever, on sent que la terre bouge, c’est un repère. ») et êtres :

« Quand on chute, qui l’on est :
une étoile filante
un corps lourd
une nuit ? »
L’imaginaire parallèlement au concret se traduit par un style très fluide. Le récit est tel une constellation entre souvenirs, émotions, personnes…
 
    Nos vies sont fragmentaires et nous sommes des êtres fragmentaires. Selon l’autrice, si la recherche est l’écriture linéaire, le risque d’artificialité est à son comble. Il y a en elle une volonté de rythme musical de l’écriture. Nos corps lumineux est à la fois un roman, un récit et une autofiction, que le lecteur pourrait lire comme une berceuse.

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 13 juin 2024

Mystère au Fort Bloqué, de Farid Afifi : un premier roman policier local réussi avec brio

    Mystère au Fort Bloqué constitue le premier roman, roman policier de Farid Afifi qu'il signe avec brio. Il s'agit d'un roman local (pour les Lorientais) où le lecteur retrouve de nombreux lieux qu'il connaît déjà, ce qui en est des plus agréable. 

    C'est l'histoire de Julie et Malik qui enquêtent sur une guerre de gangs, ESUS et Athéna, portant chacun des tatouages d'apartenance à leur groupe, qui règnent sur le marché de la drogue dans le pays lorientais. 

    Divisé en 29 chapitres, le premier constitue l'interpellation de Dylan, chef du gang ESUS. La victoire se fête au commissariat en même temps que le départ en retraite de Clément, le commissaire, dont les deux jeunes officiers sont très proches. Celui-ci est remplacé par Gildas qui, lui, ne soutient pas son équipe, la critique, s'emporte facilement et adopte des comportements des plus étranges qui déstabilisent Malik et Julie. 

    Quelques temps après, les officiers de police découvrent la cheffe du groupe Athéna, Leila, assassinée au Fort Bloqué alors que le gang ESUS est déjà en détention. Meutre commandité de prison ? Règlement de compte au sein d'Athéna ? Le Fort va, lui aussi, devenir source de mystère. Les policiers mettent tout en oeuvre, avec Vincent, jeune informatitien, pour tirer cette affaire au clair. 

    Le roman est constitué d'énormement de dialogues dans lesquels l'auteur s'efforce d'employer le langage adéquat pour chaque protagoniste : langage simple, soutenu ou argot.

    L'auteur tient son lecteur sans cesse en haleine car l'affaire est bien plus complexe qu'elle n'y paraît et il s'avère que toutes les ficelles sont liées. Un premier roman d'une grande réussite et, qui comme l'intitule le titre du dernier chapitre "Le début de la fin" ainsi que l'excipit, donnerait-il peut-être lieu à une suite ? Ceci est à espérer.


mercredi 12 juin 2024

Le goût des mères


"Qu'elle suscite la passion, la tendresse, la haine, la rancoeur, l'admiration ou simplement l'amour, la mère de chair demeure celle dont le corps fut neuf mois durant notre oeuf et notre nid. Une intimité que l'absence de souvenirs concrets rend inoubliable." Michèle Gazier

     

    Le goût des mères, publié en 2012 aux éditions du Mercure de France, constitue un ouvrage collaboratif avec des textes choisis et présentés par Michèle Gazier.

L'ouvrage se divise en 4 parties : 

- Mères courages, femmes fortes, mères sacrées et sacrées mères

- Mère malade, mère morte

- Mères détestées et détestables

- La mère aimée, admirée

    De la libération par l'écriture à la souffrance, ce petit receuil regroupe des extraits d'oeuvres des plus variés. D' Annie Ernaux à Albert Cohen, en passant par Roland Barthes, Elias Canetti, Albert Camus ou en core Boualem Sansal, l'écriture sur la mère est représentée dans tous ses états.

    Dans Une femme, publié en 1987, livre consacré à sa mère, tandis que La place est consacrée à son père, Annie Ernaux évoque l'importance du souvenir et sa difficulté à admettre la disparition maternelle : "Dans la semaine qui a suivi, il m'arrivait de pleurer n'importe où. En me réveillant, je savais que ma mère était morte. Je sortais de rêves lourds dont je ne me rappelais rien, sauf qu'elle y était, et morte." "Je ne retrouve ainsi que la femme de mon imaginaire, la même que, depuis quelques jours, dans mes rêves, je vois à nouveau vivante, sans âge précis, dans une atmosphère de tension semblable à celle des films d'angoisse." Admettre la mort et la poser sur papier, comme pour l'ancrer, pour la réaliser, constitue une véritable étape de souffrance : "Il y aura trois semaines demain que l'inhumation a eu lieu. Avant-hier seulement, j'ai surmonté la terreur d'écrire dans le haut d'une feuille blanche, comme une début de livre, non de lettre à quelqu'un, "ma mère est morte"".

    Cette souffrance de l'écriture de la mort est omniprésente dans Le livre de ma mère d'Albert Cohen, publié en 1954 : "Souris avec ton deuil plus haletant qu'une peur. Souris pour croire que rien n'importe, souris pour te forcer à feindre de vivre, souris sous l'épée suspendue de la mort de ta mère, souris toute ta vie à en crever et jusqu'à ce que tu en crèves de ce permanent sourire." Ici, la douleur est exacerbée par l'écriture, celle-ci ne l'apaise aucunement. Ceci fait écho chez Boualem Sansal dans Rue Darwin publié en 2011 : " L'homme face à la mort qui emporte la vie qui lui a donné la vie est confronté à un trouble qui dépasse l'entendement même de Dieu."

    Chez Roland Barthes, l'oubli, la négation de la mort est une manière de survivre : "Cette absence bien supportée, elle n'est rien d'autre que l'oubli. Je suis, par intermittence, infidèle. C'est la condition de ma survie; car si je n'oubliais pas, je mourrais." (La Chambre claire, 1980).

    Enfin, comment ne pas citer le fameux incipit de L'Etranger d'Albert Camus : "Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai recçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués". Cela ne veut rien dire". Devant l'absurdité de la mort de sa mère, le protagoniste du roman, Meursault, va provoquer l'absurdité de sa propre vie.

    Nombreux sont les écrivains à avoir écrit sur leur mère : avec admiration, joie, tristesse inconsolable, mais aussi rancoeur et haine. La mère reste au centre de l'évolution et de la transformation de l'être humain. 

"L'amour d'un père est le plus vaste, celui d'une mère le plus violent de tous; mais l'un comme l'autre sont d'une telle force que l'affection fililale parvient très rarement à les égaler". Pétrarque, Contre la bonne et mauvaise fortune.


lundi 10 juin 2024

Jorge Amado, Bahia de tous les saints : un roman brésilien carnavelesque

 

    Bahia de tous les saints de Jorge Amado, traduit du brésilien par Michel Berveiller et Pierre Houcade, est publié pour la première fois au Brésil en 1935, puis en France en 1938.

    L'oeuvre se décline en 28 chapitres, à Bahia, capitale brésilienne du peuple noir des esclaves africains. L'auteur lui-même y est né en 1912.

    Il s'agit d'une ville païenne superstitieuse où où l'auteur y décrit les joies et les peines du peuple. Le quotidien de ses habitants ressemble à un véritable carnaval, tant dans le fond que dans le style, ce qui fait toute la richesse et l'originalité de ce roman on ne peut plus burlesque.

    La trame de l'oeuvre est menée par le protagoniste principal : Antonio Balduino. Boxe, cirque, solidaire de ses camrades à la grève, Antonio ne manque pas de ressources.

    Le roman est rythmé par les noms de personnages les plus rocambolesques les uns que les autres : Zé la Crevette, Augusta-des-Dentelles, Le Gros, Virato-le-Nain... Ce qui s'y passe dans la rue et dans les bars, notamment à "La Lanerne des Noyés", répère de Bahia, relève d'un perpétuel carnaval comme l'on retrouve beaucoup dans les romans d'Amérique latine. La misère est telle mais le style si rocambolesque que le lecteur ne sait plus s'il doit en rire ou en pleurer. Une vraie pépite !

jeudi 6 juin 2024

Le peintre du dimanche, David Zaoui : un roman burlesque


    Avec Le Peintre du dimanche, publié en 2019, et initialement sous le titre Sois toi-même, tous les autres sont déjà pris, aux éditions Jean-Claude Lattès, David Zaoui livre à ses lecteurs les aventures rocambolesques d'Alfredo Scali, artiste-peintre au caractère des plus original vivant en HLM à Pantin. Inscrit au Pôle-emploi, il enchaîne de misérables petits boulots le temps de quelques heures afin de satisfaire son conseiller. 
     
    Mais Alfredo, bien que rejeté de toutes les galeries d'art, aspire à la peinture, persévère et revendique l'invention d'un "nouveau style" : "Je peins les rêves des animaux, leur inconscient", explique-t-il. Parallèlement à cette vie d'artiste maudit, Alfredo hérite d'une femelle capucin, nommée Schmidt, de Daisy, sa grand-mère, dont l’Alzheimer ne fait qu'empirer. Schmidt, éduquée par une association pour venir en aide aux personnes âgées, se révèle être des plus drôles et des plus espiègles ainsi que douée d'une intelligence hors norme. Dès lors, cette petite fripouille de capucin va changer la vie d'Afredo, et comment ! Elle se met à peindre des toiles qui, elles, ont du succès ! 
 
    Ce roman, rythmé par un humour constant, tant dans le style que dans les aventures, est une bouffée de fraîcheur. Du nom des personnages aux péripéties plus fantasques les unes que les autres, en passant par un échange épistolaire des plus hilarant entre le protagoniste et son conseiller Pôle-emploi, Bubard, ce roman teinté de burlesque est d'une originalité exceptionnelle.

mardi 28 mai 2024

Sofia Lundberg, Un petit carnet rouge : une structure originale au service d'une histoire touchante

 

"Tout le monde meurt. Les gens s'obstinent à vouloir vivre le plus longtemps possible mais ce n'est pas drôle, vous savez, d'être la plus vieille. La vie n'a plus de sens quand tous les autres sont déjà morts."

 

    Un petit carnet rouge, de Sofia Lundberg est l'histoire touchante de Doris, une vieille dame qui vit seule et dont les seuls liens sociaux sont désormais ceux avec sa nièce, Jenny et ses enfants, avec qui elle communique par vidéo sur son ordinateur, ainsi que le passage à son domicile des différentes auxiliaires de vie. 

    La structure du roman, avec le découpage des chapitres alternant souvenirs et quotidien de cette femme, noms du carnet biffés, tous emprunts d'une histoire, n'en est que plus originale. En effet, le roman alterne entre le quotidien de cette femme attachante, et les souvenirs de sa vie au travers de ce fameux "petit carnet rouge" offert par son père pour ses dix ans : "Dans ce carnet, tu vas pouvoir réunir tes amis, a dit mon père en souriant. Tous ceux que tu vas rencontrer au cours de ta vie. Dans tous les endroits passionnants que tu vas visiter. Afin de ne jamais oublier". 

    Et c'est ce que Doris a fait. Elle a scrupuleusement noté les personnes qui ont marquées son existence et a biffé leurs noms lors de leur décès. Chacune de ses personnes représente un moment de sa vie, une histoire. Cette femme, qui a la chance d'atteindre les quatre-vingt-seize ans, se voit néanmoins bouleversée : tout le monde s'en va, trop de noms sont biffés dans le carnet : "Elle a tant de souvenirs [...]. Tous ces gens qui un jour l'ont fait rire ou pleurer ne sont plus que des noms et des prénoms. Les morts changent dans la mémoire de ceux qui restent." C'est alors le moment pour Doris de revenir sur toutes les périodes de sa vie. L'auteure nous livre par ce roman une aventure romanesque des plus sensibles.

samedi 16 mars 2024

Jean-Luc Le Cleac’h, L’Hiver, saison de l’esprit : « Nos lectures sont toujours des marqueurs temporels ».

Jean-Luc Le Cleac’h, L’Hiver, saison de l’esprit : « Nos lectures sont toujours des marqueurs temporels ».

 

« Un espace limité qui contient le monde, c’est peut-être la meilleure définition d’une soirée d’hiver ».


 

Jean-Luc Le Cleac’h, auteur breton originaire de Concarneau et qui parcourt l’Europe depuis trente-cinq ans emmène le lecteur, avec L'Hiver, saison de l’esprit, publié en septembre 2021 aux éditions de La Part commune, au cœur de ses pensées autour de la saison hivernale : « Dans le silence de l’hiver, c’est là que l’on entend le plus distinctement le cœur battant du monde ».


L’Hiver, saison de l’esprit tend à une ode à l’hiver, prenant la forme d’un essai à tendance philosophique, découpé en huit chapitres thématiques.


Accepter le changement des saisons, c’est aussi accepter le temps qui passe : […] le passage des saisons, la rassurante rotondité du temps que procure la répétition, le cycle des saisons, est venu me délivrer de cette sensation mortifère d’une fuite inexorable du temps ».


    L’évocation de la lumière et de l’obscurité est omniprésente :

«  L’hiver est une saison de peu de couleurs, qui tend parfois au noir et blanc ».L’hiver, souvent associé à la grisaille et la tristesse, est ici transformé en éloge, éloge du temps qui permet de s’adonner à la lecture et à la réflexion, au coin du feu.

Aussi cite-t-il Flaubert afin d’étayer ses propos :

« Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées. Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles. » (À Louise Collet, le 28 septembre 1846. Lettres à sa maîtresse, Tome 1).

    L’auteur recourt à de nombreuses références historiques et littéraires afin d’asseoir et de préciser ses pensées. L’ouvrage est organisé selon différents chapitres tels que « Lumières d’hiver » ou « Voyage en hiver ». Il défend l’idée que l’hiver constitue la saison pendant laquelle il est possible de prendre son temps. C’est aussi celle de la redécouverte de la lecture et celle où il y a le moins d’obligations extérieures :

« Si la lecture évoque l’hiver, c’est sans doute aussi que toute lecture agit comme un renforcement de notre intériorité ; dès lors que nous passons plus de temps à l’intérieur de notre domicile, les deux notions, nouent ainsi, presqu’à notre insu, des liens subtils. »

    Ainsi, l’hiver permettrait une sorte de communion littéraire avec la nature, loin du chaos de la société, et représenterait, à ce ce titre, la saison de la tranquillité et donc de l’esprit :

« J’habite l’hiver, lové dans les mots qui le décrivent, le constituent et lui donnent corps. Je me sens bien dans la chaleur et la senteur du bois sec qui brûle, et laisse sur les objets et les vêtements, une odeur discrète, un léger parfum, qui est celui-là même de l’hiver, mieux encore de l’idée d’hiver. ». Cette idée est notamment omniprésente au sein du chapitre « L’hiver : du temps pour soi… et pour les autres. »

    L’omniprésence de la nuit en hiver est ici loin d’être anxiogène, bien au contraire. Ces propos de Michèle Perrot, extraits de Histoire de Chambres, résument parfaitement l’idée que se fait l’auteur des nuits hivernales : « Opposé au jour discipliné et soumis, la nuit représente la liberté ».

    Aussi l’auteur exprime-t-il avec ses propres mots : « L’imaginaire de la nuit… toutes ces sensations nées ou liées à l’absence de lumière, et qui font que la nuit, toujours, est bien plus vaste que le jour. La raréfaction de la lumière fait naître une profusion de sensations, d’une étendue et d’une profondeur que le jour pourrait à juste titre lui envier. » Il poursuit en écrivant que « la nuit, l’hiver, se renforcent mutuellement l’un l’autre. […] Toujours est-il que le desserrement des contraintes sociales qui accompagne la venue du soir et de la nuit, se conjugue dans ma perception avec les plages de temps libres qu’offre généreusement l’hiver. »


    Jean-Luc Le Cleac’h parvient avec brio à emporter le lecteur avec lui dans ses plus profondes pensées et réflexions. Chers lecteurs et chères lectrices, si comme comme beaucoup, l’hiver est pour vous interminable, triste et angoissant, lisez ce petit ouvrage qui vus fera apprécier cette saison avec toutes les vertus cachées qu’elle comporte et que l’auteur parvient à nous transmettre.



dimanche 5 novembre 2023

Transports amoureux - Nouvelles ferroviaires


    Retour sur ma lecture de ces 6 nouvelles ferroviaires que composent ce merveilleux petit recueil.


    Bien que non exhaustives sur le sujet (mais vu la taille du machin, c'était difficile de faire mieux), ces nouvelles n'en sont pas moins palpitantes et surprenantes. 
Cela mériterait de creuser davantage sur ce qui a été écrit sur la thématique des rails.

    D'une rencontre avec une inconnue dans l'ambiance d'un vieux Corail (ça c'est du voyage, moi je dis,  rien ne vaut le Corail) dans Train de vie de Jean-Christophe Ruffin ; du  personnage quelque peu énigmatique de La passagère d'en face de Serge Joncour ; en passant par Ce cochon de Morin de Balzac qui déclenche un cataclysme pour un baiser volé bien que très osé voire grossier,  traité avec l'humour balzacien ; puis par une nouvelle écrite à la 2e personne un peu à la manière de La Modification de Michel Butor, d'une certaine teneur érotique,  toujours dans un vieux train Corail, dans L'usage du Monde d'Emmanuel Carrère ; puis par une histoire nocturne quelque peu morbide du point de vue d'une guérite chez Jean-Marie Laclavetine avec Bonheur d'aiguillage ; pour finir par Faisane dorée de René Depestre où
le voyage en train consiste en la narration de l'histoire de la Chine,  d'un voyage à travers le temps de Mao le temps d'une escapade ferroviaire ; vous passerez, chères et chers ami.e.s, par diverses atmosphères très différentes les unes des autres.

    En 5 mots : je vous le conseille vivement. Le train, plus qu'un moyen de transport : un véritable lieu de vie où l'on voyage à tout point de vue.

samedi 9 avril 2022

Gaëlle Josse, Noces de neige : deux voyages, deux époques, deux destins liés.

    8 mars 2012 : Irina, jeune fille russe de vingt-six ans, prend place à bord du Riviera Express en gare de Moscou afin de rejoindre Enzo, son probable futur fiancé, qu'elle ne connait qu'à travers un site de rencontre. Deux jours de voyage afin de la mener auprès de cet homme quasi inconnu, à Nice.

    9 mars 1881 : Anna Alexandrovna, jeune aristocrate russe de seize ans, prend place à bord du train en gare de Nice, avec sa famille et leur gouvernante, Mathilde. Cinq jours de voyage afin de rentrer de leurs vacances, chez eux, à Saint-Pétersbourg.

     Anna est une aristocrate passionnée d'équitation, discipline dans laquelle elle excelle. Elle est promise à Dimitri dont elle est follement amoureuse. Irina est issue d'un milieu modeste. Elle rêve d'amour, de se marier, de fonder une famille. Bien qu'elle discute avec Enzo par le prisme d'un écran depuis des mois, elle ne le connait pas et, pourtant, espère qu'il sera le père de ses enfants. Toutes deux, à plus d'un siècle d'écart, effectuent le même voyage ferroviaire, en sens inverse, afin de retrouver respectivement celui qu'elles pensent et espèrent être l'amour de leurs vies.

    Noces de neige de Gaëlle Josse, publié en 2013 aux éditions Autrement, alterne et fait s'entrelacer, d'un chapitre à l'autre, le voyage d'Anna et celui d'Irina. Deux huit clos qui s'entremêlent. Les doutes et pensées des deux protagonistes y sont retranscrits avec finesse. S'ajoutent, au cours de ces quelques jours, pour les deux jeunes filles, de nombreux rebondissements des plus inattendus qui ne peuvent, par l'émotion, l'attente et la souffrance, que tenir le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne. Si ce roman constitue, de prime abord, celui de deux jeunes filles que tout oppose qui, à un siècle d'écart, effectuent le même voyage, en sens inverse, pour aller trouver l'amour, leurs destins demeurent bien plus liés qu'il n'y parait. Par cette œuvre des plus réussies, l'auteure nous livre un récit des plus déconcertants.

dimanche 7 février 2021

Bonne année ! 10 réveillons littéraires

   

    Tout comme Noël, le nouvel an est l'occasion rêvée de mettre à contribution son imagination. La nouvelle année est évocatrice, pour certains, de joie, de fête, de renouveau et, pour d'autres, de mélancolie, de tristesse.

    Bonne année ! 10 réveillons littéraires, publié en 2018 aux éditions Gallimard, constitue un court recueil de textes de différents auteurs de diverses nationalités et de diverses époques ayant écrit sur ce fameux passage à la nouvelle année donnant lieu à des formes littéraires et des considérations des plus variées. Forme narrative ou épistolaire, le lecteur se plonge dans une sorte de féerie et de mystère en cette dernière soirée de l'année. Émotion et humour sont rendez-vous. 

    De Ludmila Oulitskaïa à Louis Aragon, en passant par Guy de Maupassant et Georges Simenon ainsi que par la forme épistolaire avec Simone de Beauvoir et Louis Ferdinand Céline, les 31 décembre de ces auteurs sont d'une grande variété qui fait la richesse de ce recueil. L'auteur de Voyage au bout de la nuit clôture l'ouvrage avec sa fameuse lettre à son éditeur, Gaston Gallimard, en date du 1er janvier 1953, de laquelle le lecteur ne peut que sourire : "Tous ces vœux sont je n'en doute pas sincères, très sincères, mais nuls plus sincères que les miens ! au point qu'à la date du premier février prochain, c'est-à-dire dans 31 jours je vais demander une avance d'un million de francs, pour que mon année à venir ne devienne point trop tragique, matériellement". Quoi de plus sincère, en effet !

    Quant à Simenon, en 1939, dans Le Bourgmestre de Furnes, il écrit, avec humour et de manière très juste, ce que l'on pourrait encore penser aujourd'hui du passage de cette nouvelle année en ces temps de troubles : "Encore une terrible année de finie et une terrible année qui commence."

mardi 22 décembre 2020

Le Goût de Noël

     "Noël est, non pas seulement pour les chrétiens convaincus et pratiquants, mais aussi pour tous sans exception, l'une des fêtes principales de l'année, au même titre que la fête patronale."

Arnold Van Gennep, Manuel de folklore contemporain, Tome premier, 1958.

 
                 
 
    Le Goût de Noël, publié en 2015 aux éditions du Mercure de France, constitue un recueil de textes choisis et présentés par Sandrine Fillipetti, écrits par les plus grand auteurs, de diverses nationalités à différentes époques, sur la nuit de Noël.

     Organisé selon trois parties thématiques : "Mon beau sapin", "Ite Missa est" et "Minuit, chrétiens : l'heure du crime !", ce petit recueil d'extraits de textes littéraires, de Clément Marot à Truman Capote, en passant par Guy de Maupassant, Dostoïevski ou encore Selma Lagerlöf, offre au lecteur différents aspects de cette fameuse nuit du 24 décembre. Elle représente, pour les uns, des instants emprunts de souvenirs d'enfance et de magie, pour les autres, une mélancolie, une angoisse, tandis que certains laissent libre cours à leur imagination dans le registre du fantastique et que quelques-uns, tels Alphonse Allais, n'hésitent pas à livrer des histoires rocambolesques remplies d'humour.

    Ce petit recueil sur la thématique de Noël plonge le lecteur dans différentes atmosphères, joyeuses ou mélancoliques, émouvantes ou pleines d'humour, chrétiennes ou païennes, à travers les âges et les cultures. Ces différents textes offrent une jolie représentation de ce que Noël a pu inspirer à la littérature et, quelle que soit la vision de chacun de ces festivités, tout lecteur peut y trouver une sensibilité, une affection qui lui sera propre, à un instant de ces lectures, grâce à la grande diversité culturelle et stylistique qu'elles comportent.


    "Et cela constitue le plus grand des plaisirs de Noël. Rien ne peut surpasser le bonheur de se trouver là, avec dans les mains un livre plaisant reçu en cadeau de Noël, un livre que l'on n'avait jamais vu auparavant et que personne d'autre dans cette maison ne connaît non plus, et de savoir que l'on pourra en lire les pages l'une après l'autre, pour autant que l'on sache rester éveillé. Mais que faire durant la nuit de Noël si l'on n'a pas reçu de livre ?"

Selma Lagerlöf, Le Livre de Nöel, 1994 (publication posthume)