« Comment
retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles
circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les
dépasser ? » ( Le Deuxième sexe,
« Introduction » au premier volume)
Publié
en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique
gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte
n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de
Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.
Il
a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de
l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La
femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier
chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers
la libération ». Il est question ici, comme le titre
l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en
général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté
dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre
la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale
et sociale de la femme.
Le
père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de
Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de
carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que
l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle
l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille
rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait
référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un
des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé
l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer
pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par
les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois
juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au
XVIe siècle pour citer Montaigne : « Les
femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui
sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les
ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre
elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)
« Ainsi la
femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts
professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a
peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au
prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle
une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la
société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de
l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et
inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir
honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus
qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la
condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le
fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et
un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa
dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ;
dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ;
contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une
défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »
Par ailleurs, le
travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir
son indépendance et son autonomie, financières et morales :
« En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante
crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa
féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est
là un point des plus importants. »
Outre
la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir
souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations
amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une
proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement
à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus
souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre,
l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les
pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. »
Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon
laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en
oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à
l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation
passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la
correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans
certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son «
amour transatlantique » dans
une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous
libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans
pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous
m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet «
amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une
position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure
ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone
cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et
notamment au moment de la publication du Deuxième
Sexe.
Simone
de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions
d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas,
que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais
qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour
trouver son indépendance et son identité : « En refusant
des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ;
même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme :
c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle
aussi une spécification : la neutralité est impossible. »
Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le
note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de
Martin Heidegger dans Sein
und Zeit (1927)
: « Dans Le
Deuxième Sexe,
elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de
l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable
devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une
fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le
temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de
Heidegger. »