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dimanche 15 décembre 2019

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, chapitre XIV « La femme indépendante »


« Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? » ( Le Deuxième sexe, « Introduction » au premier volume)

    Publié en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.

    Il a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers la libération ». Il est question ici, comme le titre l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale et sociale de la femme.

    Le père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au XVIe siècle pour citer Montaigne : «  Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)

   « Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »

    Par ailleurs, le travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir son indépendance et son autonomie, financières et morales : « En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus importants. »

    Outre la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre, l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. » Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son « amour transatlantique » dans une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet « amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et notamment au moment de la publication du Deuxième Sexe.

   Simone de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas, que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour trouver son indépendance et son identité : « En refusant des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité est impossible. » Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de Martin Heidegger dans Sein und Zeit (1927) : « Dans Le Deuxième Sexe, elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de Heidegger. » 

   

dimanche 10 novembre 2019

La distinction entre l'agréable et le beau

    Dans sa Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, Kant cherche à justifier la distinction entre l'agréable et le beau. L'agréable serait le sentiment personnel d'une personne et n'aurait pas de caractère universel : "En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne.". En revanche, il défend l'idée d'une objectivité universelle du jugement du goût relatif au beau qui serait l'harmonie : " on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel". 

    La thèse défendue par Bourdieu dans La Distinction (1979) prend le contre-pied de celle de Kant. En effet, selon Bourdieu, ce qui ressort des débats sur les goûts, c'est avant tout l'expression de la lutte entre les différentes classes sociales : "Les goûts sont avant tout des dégoûts". Le critère d"harmonie défendu par Kant amènerait alors, selon lui, à l'intolérance artistique : "L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes".

    Il est également à noter que l'harmonie peut parfois nuire à la beauté de l'oeuvre qui apparaît alors comme un simple exercice technique. Le Portrait équestre de Frédérick Rihel réalisé par Rembrandt en 1663 a souvent été qualifiée comme une toile techniquement parfaite, aux proportions scrupuleusement respectées, mais aussi comme une oeuvre sans vie de laquelle ne ressort aucune expression  dans la représentation du personnage.
    
   Néanmoins, le point de vue de Bourdieu amènerait à penser que la lutte des classes sociales régirait la vie en société tout entière, jusqu'aux loisirs et aux goûts artistiques. Il est vrai que le contexte social et sociologique peut les influer. Mais qu'en est-il des passions de ceux et celles qui consacrent leur vie à la création artistique ? Ce choix ne correspond guère toujours à des critères sociaux mais à un besoin. Rilke répond à Franz Xaver Kappus, dans sa Lettre à un jeune poète du 17 février 1903, qu'il doit persévérer dans l'élaboration de ses vers s'il en ressent un besoin indispensable pour vivre : 
Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois »,  alors construisez votre vie selon cette nécessité.
    Le beau est, selon les critères du classicisme, la mesure, la proportion, et donc ce qui pourrait être qualifié d'harmonieux. En effet, selon Kant, la beauté d'une oeuvre ne dépend pas des qualités sensibles dont elle est composée : c'est ce qui distingue le beau de l'agréable. La beauté d'une composition artistique dépend, selon lui, de l'ordre dans lequel sont agencés les matériaux (picturaux, musicaux...) au sein de l'oeuvre, tel que le définissait Platon dans Philèbe ou Sur le plaisir  : "Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence". Il n'y aurait pas, dans la beauté, qu'un plaisir uniquement sensible, mais également intellectuel : la sensibilité et la raison s'accorderaient. Le beau serait alors le reflet de la sensibilité, d'un certain ordre rationnel, "intelligible" tel que le définissait Platon, et l'harmonie en serait un critère objectif et universel.

    L'idée d'une universalité du beau par l'harmonie telle qu'elle est définie chez Platon et Kant trouve sa critique chez Bourdieu, selon qui le goût est le reflet de la lutte des classes, ainsi que dans l'oeuvre de Rembrandt citée plus haut, tout comme chez Balzac dans Le Chef-d'oeuvre inconnu (1831), lorsque le vieillard rétorque à Porbus en découvrant sa toile : "Vous autresvous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie !" Néanmoins, l'harmonie se reflète chez le spectateur par une sensibilité qui résulte bien d'un travail technique et intellectuel.

vendredi 1 novembre 2019

Faut-il renoncer à l'idée que l'histoire possède un sens ?

    Peut-on, doit-on dire et penser que l'histoire ne possède aucun sens ? L'homme vit-il dans un contexte qu'il subit et dont il ne serait pas responsable ? L'histoire n'est-elle qu'un cycle perpétuel ? L'homme ne construit-il pas chaque jour sa propre histoire ? Peut-on négliger notre passé en concevant qu'il est dépourvu de sens ? Mais est-il possible de réellement définir la valeur de l'histoire ? "L'histoire humaine" n'est-elle, comme l'écrit Shakespeare, qu' "un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Macbeth, Acte V, scène 5, 1623) ? D'un point de vue moral et volontariste, affirmer que l'histoire possède un sens pourrait empêcher l'homme de se tourner vers l'avenir ainsi que justifier l'atrocité de certains événements. Cependant, la croyance en l'absurdité de l'histoire conduit à la résignation et à la passivité. Par ailleurs, il est possible de penser que l'histoire possède un sens puisqu'elle se construit de façon à atteindre un objectif commun. Ce dernier ne doit néanmoins pas dévier vers le "faux évolutionnisme" tel que le dénonce Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952).

    Chercher un sens au passé peut amener l'homme à vivre en décalage avec sa réalité, et à se détourner de son avenir. Nietzsche expose et critique vivement cette pensée dans sa Seconde Considération inactuelle - De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874)

Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé : ce n’est que par la plus forte tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est digne d’être connu et conservé, que vous devinerez ce qui est grand. L’égal par l’égal ! Autrement vous abaissez le passé à votre niveau.
Tout bouleversement du passé apparaîtrait alors comme négatif, alors que l'histoire se définit par des changements et des ruptures, nécessaires à la construction de l'avenir. Aussi Jacques Le Rider écrit-il dans son article "Oubli, mémoire, histoire dans la Deuxième Considération inactuelle" de la Revue Germanique Internationale n° 11 de 1999 :
Depuis la Deuxième Considération inactuelle, Nietzsche a constamment valorisé l’oubli contre la mémoire, renversant la hiérarchie traditionnelle qui place la faculté de mémoire au sommet des exigences de la morale, du savoir et de l’art. La situation moderne est caractérisée selon Nietzsche par l’hypertrophie des souvenirs mis en ordre par l’histoire et cet excès de présence du passé gêne la vie et empêche l’individu de faire l'histoire, c'est-à-dire de se montrer créateur dans ses projets d'avenir.   
Au cours de l'histoire, à travers toutes les époques, des actions portant atteinte à la dignité humaine ont été commises. Il paraît donc immoral de penser que les génocides, les atteintes aux libertés de pensée eussent pu avoir un sens : leur en trouver serait les justifier.

    L'étude du passé humain et la critique qui en est faite amènent à prendre conscience des atrocités commises qui sont ensuite condamnées, d'où la célèbre expression née à l'issue de La Grande Guerre, et également reprise pour désigner la Shoah : "Plus jamais ça !". Néanmoins, réfléchir ainsi au passé pour le critiquer peut devenir un prétexte pour négliger les crimes et injustices commis dans le présent. Malgré ce "plus jamais ça !", des génocides se sont reproduits et persistent toujours. Selon certaines théories, le passé aiderait à mieux construire l'avenir. Il est cependant possible d'en douter puisque les faits historiques montrent que des schémas identiques se reproduisent. C'est ainsi que Hegel écrit : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    Il est légitime de penser que l'homme crée son histoire. Néanmoins, "les grands hommes", tels que les nomme Hegel, agissent en fonction de leurs passions pour asseoir un pouvoir, une puissance, à la recherche de la richesse, dans leur intérêt immédiat et personnel, et non dans celui de l'intérêt général et de l'avenir. L'histoire ne serait la réalisation d'un but collectif, mais une résultante absurde du conflit des passions humaines.

    Toutefois, penser que l'histoire est dépourvue de sens reviendrait à dire que l'homme ne la maîtrise pas, ce qui d'une part est aliénant, et d'autre part conduit à la résignation. Cette idée conduit à la passivité, à la conviction que les événements s'imposent à lui, que l'histoire n'a aucun but et que rien de sert de s'efforcer à transformer le présent. De plus, c'est lorsqu'il pense qu'il n'est pas maître de son histoire que l'homme se laisse dépasser par les événements et plonge dans l'absurdité de son existence. Pour que l'histoire ait un sens, l'homme doit prendre conscience qu'il en est responsable et capable de lui en donner un. Selon Hegel, "L'homme n'est rien d'autre que la série de ses actes." (Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817)

    Dans une autre perspective qui admet que l'histoire humaine est cyclique, et donc dépourvue de sens, l'homme est réduit à l'état d'animal. Or, l'homme se distingue de l'animal par la raison et la conscience de soi qui lui permet de se construire, et donc, de construire son histoire : "ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est qu’il a conscience d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être." (Hegel, L'Esthétique, "L'idée du beau" 1820-1826) L'animal agit par instinct, contrairement à l'homme qui est sans cesse perfectible. C'est en ce sens que Pascal écrit dans sa Préface pour un traité du vide (1651) : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière." Si l'on applique cette théorie à l'homme, cela signifierait qu'il n'y a aucune histoire.

    
    Il importe, malgré tout, de penser que l'histoire possède un sens, afin de penser que l'existence humaine en a un, au risque sinon de sombrer dans le nihilisme. D'une part, un devoir de mémoire s'impose à l'homme afin qu'il ne sombre pas dans le négationnisme (des camps de concentration, des génocides....) et reconnaître les grandes actions qui ont participé aux changements historiques. Bien qu'elle ne constitue pas une fin en soi, il est par exemple impossible de penser que la Révolution française de 1789 est dépourvue de sens et n'a eu aucune conséquences sur l'avenir.
    
    Il est vrai que l'homme agit davantage en fonction de ses passions immédiates qu'en fonction d'objectifs communs. Ces passions constituent néanmoins, selon Kant, des étapes de la réalisation des potentialités de l'homme. Selon lui, même lors d'un conflit, l'homme est forcé d'utiliser le meilleur de ses possibilités et est donc amené à développer sa raison, son intelligence. Selon Hegel, le développement et l'aboutissement de la raison chez l'homme se sont également produits, au fil de l'histoire, à travers les luttes et les conflits : "Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion" et "L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même" (La Raison dans l'histoire, 1822)Le philosophe allemand définit quatre étapes. Tout commence, selon lui, avec l'empire oriental, au sein duquel apparaît le début de la raison : les hommes obéissent tous aux mêmes lois mais sont gouvernés par un tyran. Deuxième étape : l'empire grec, où apparaît l'idée de démocratie mais où l'esclavage subsiste. Puis, au sein de l'empire romain, davantage de libertés et de droits individuels sont revendiqués. Enfin, l'empire germanique constituerait la finalité de la raison et de l'histoire : il s'agit alors, selon Hegel, du modèle des sociétés avec une corrélation entre le droit et le devoir, ainsi que la réconciliation entre le peuple et l'Etat, au sein de la loi.

    L'histoire possède donc un sens, sinon, l'homme n'aurait jamais évolué de quelque manière que ce soit. De plus, dépourvoir l'histoire de tout sens enlèverait à l'homme toute sorte de responsabilité. Cependant, la conception hiérarchique de la finalité de la raison de l'histoire, telle que la pense Hegel, peut s'avérer dangereuse en ce qu'elle conduit  au "faux évolutionnisme", c'est-à-dire notamment à l’ethnocentrisme, dont Levi-Strauss fait vivement la critique dans Race et Histoire (1952). En effet, cela reviendrait à justifier l'impérialisme en défendant l'idée que certaines civilisations, certains états, seraient inférieurs et que le modèle germanique devrait s'appliquer à tous.
    
    L'histoire ne peut être dépourvue de sens puisqu'elle résulte de l'évolution constante de l'homme. Par ailleurs, penser que l'histoire est absurde revendrait à croire au nihilisme de l'existence. L'attachement au passé ne doit néanmoins pas empêcher l'homme d'agir dans le présent et de penser son avenir. Bien que selon Hegel, l'homme n'ait jamais su tirer leçon de son histoire, ce dernier n'en est pas moins perfectible, a connu des évolutions, et est finalement pleinement, consciemment ou non, responsable de son histoire. Il craint néanmoins d'avoir à lui en donner un sens...

lundi 14 octobre 2019

Y'a-t-il un droit à la révolte ?

    La révolte est-elle légitime ? Est-elle compatible avec la loi ? Le droit représente un acte autorisé par la loi. La révolte, quant à elle, se définit par une attitude d'opposition à l'autorité établie. Elle peut conduire à la guerre civile ou à la dictature, tout comme elle peut se révéler justifiée sous un régime totalitaire. Mais comment définir les cas où la révolte serait légitime ? La loi est incompatible avec la révolte. Cette dernière peut néanmoins s'avérer légitime et peut être autorisée par la morale, si elle ne l'est pas par la loi, au nom de la défense de la liberté de l'homme. La révolte est donc légitime dans le cas de la défense des droits naturels et de l'intérêt général, mais, dans le cas contraire, elle peut représenter une menace. 

    S'il y a un droit à la révolte, ce droit ne peut être que moral. En effet, la loi ne peut autoriser la révolte puisqu'elle représente l'ensemble des règles qui ont pour objectif de régir les rapports entre les hommes au sein d'une société. Ceci désigne le droit positif, à savoir, le respect des lois établies par l'Etat auxquelles les hommes se doivent tous d'obéir : c'est l'idée du principe d'équité. Afin de respecter les droits d'autrui, il importe d'en avoir connaissance et, par conséquent, qu'ils soient identiques pour tous. Il importe d'accorder aux autres les droits que l'on réclame soi-même. Si une personne au sein d'une entreprise réclame une augmentation de salaire, il est légitime qu'elle s'applique à tous les employés. Or, ceci n'est pas toujours possible. Il faut parfois se contenter de ce que la loi autorise de faire, car tous les hommes n'ont pas la même conception de la justice. Ainsi les lois offrent-elles la possibilité d'instaurer un cadre, en prenant en compte l'intérêt général. La révolte, dans ce cas, n'est donc pas légitime.

    D'une part, le non respect des lois risque d'entraîner l'anarchie. Le peuple se révolte contre les lois instaurées par l'Etat afin de les changer ou de les abolir. Or, l'anarchie, c'est-à-dire l'absence de pouvoir, d'un état et de lois, entraîne nécessairement la guerre civile. Chacun se retrouve livré à lui-même. Personne n'est assez fort pour défendre ses intérêts : le recours à la force devient alors nécessaire pour les satisfaire. Dans Le Léviathan, Thomas Hobbes explique que la guerre civile n'a d'intérêt pour personne. Si l'anarchie s'instaurait, il serait impossible d'en sortir car personne ne serait suffisamment puissant pour imposer sa propre loi. L'homme mènerait alors une vie animale guidée par l'instinct de survie. De plus, la société serait d'autant plus inégalitaire : pourquoi certaines personnes travailleraient et d'autres non alors que tout le monde aurait les mêmes propriétés ? Par ailleurs, comment assurer la sécurité de tous ? Ainsi Nietzsche écrit-il : "l'homme est le plus faible des animaux".  La révolte constitue donc un risque pour la vie et le bien-être de l'humanité, ce qui ramène, là encore, à remarquer qu'elle est illégitime.

    D'autre part, si la révolte trouve une justification, le droit n'existe plus puisqu'il est régi par la loi. Lors d'une révolte, il y a un risque de dictature. C'est le cas des coups d'état et de  toute la violence qui s'ensuit. Lors de son arrivée au pouvoir en URSS, Staline fait éliminer tous ses opposants afin de créer un parti unique et de faire appliquer son idéologie à l'ensemble de la population par la répression. Les opposants sont déportés en Sibérie, dans les goulags, les camps de travail.

    Il en ressort donc, encore une fois, que la révolte s'oppose à la loi. En légitimant la révolte, le risque d'inégalités est encore plus élevé qu'auparavant. En résultent alors l'anarchie, au sein de laquelle l'homme ne vit plus mais survit, ou la dictature où le peuple se retrouve opprimé par un petit groupe de dirigeants qui se sont emparés du pouvoir. Ainsi n'existerait-t-il pas de justice universelle.

    Néanmoins, le droit positif, qui représente le respect des lois établies par l'Etat, ne respecte pas toujours le droit naturel qui désigne les droits de la nature humaine. Quelque soit le régime politique, la dignité de chacun, le droit au bonheur, la liberté de pensée et le droit à différence devraient être accordés à tous. Or, l'histoire montre que ceci fut loin d'être toujours le cas. Lors de la Deuxième guerre mondiale, sous le régime totalitariste nazi d'Hitler, le droit positif s'opposait catégoriquement au droit naturel. Plusieurs couches de la population étaient discriminées, dont majoritairement les Juifs. La dignité humaine fut bafouée dans les camps de concentration et d'extermination. La population et les jeunes soldats étaient conditionnés par l'idéologie nazie. Face à une telle déshumanisation, la révolte apparaît comme un droit, plus que légitime, afin de défendre le respect de la vie et de l'être humain, quelques soient ses différences.

    Par ailleurs, l'Etat n'est pas naturellement juste. Afin de tenter de définir une justice universelle, il faudrait que l'ensemble des personnes agisse dans l'intérêt général. Or, les exemples ne manquent pas quant à la mauvaise répartitions des richesses, dans maintes sociétés. Le peuple constitue la majeure partie de la population, et c'est lui qui est contraint d'obéir aux lois instaurées par l'Etat. Il ne serait alors pas incohérent, au vu du nombre de personnes que représente le peuple face aux dirigeants, qu'il puisse prendre des décisions dans la vie politique dans laquelle il souhaite vivre. Il est vrai que, pour ce faire, les urnes sont déjà présentes. Mais sont-elles suffisantes à une véritable participation de la population à la vie politique ? Les mesures sociales prises par l'Etat la concernent, et si elles lui semblent injustes, il est légitime qu'elle se révolte.

    Dans certains cas, la révolte est légitime et même nécessaire. Lors d'une dictature, l'homme doit se révolter afin de défendre ses droits naturels. C'est le cas de la Résistance au cours de la période nazie. Par ailleurs, l'Etat ne distribue pas toujours correctement les richesses entre les hommes. Le peuple applique les lois, il est donc en droit de se révolter contre des mesures afin d'éviter une loi qui lui semblerait être finalement une soumission, une injustice.

    Interdire la révolte reviendrait à justifier la dictature : l'obéissance à toute idéologie quelle qu'elle soit. Thomas Hobbes justifiait le totalitarisme afin d'éviter la guerre civile. Or, oppresser le peuple revient à le déshumaniser et à annihiler ses droits naturels. Selon Kant, l'homme doit fuir la soumission et se mettre en quête de liberté afin de penser par lui-même. Il a donc tout à fait le droit de se révolter afin de revendiquer sa participation active à la vie politique lorsqu'il en est exclu. 

    Or, l'homme ne doit pas se révolter chaque fois que l'un de ses intérêts se trouve insatisfait. Il doit penser en terme d'intérêt général. La révolte est légitime dans le cas du bien-être de l'ensemble de la population et non d'une infime partie de personnes, notamment dans la lutte contre la violence, contre le non-respect à la différence, contre la discrimination.

    La révolte s'oppose à la loi. Le droit est accordé par une loi votée par l'Etat : personne ne peut se le lui accorder lui-même. L'ensemble des personnes vivant dans une société régie par ces lois se doivent de les appliquer, sans se révolter, afin d'appliquer le principe d'équité, et donc, d'éviter l'anarchie et la guerre civile. La révolte est néanmoins légitime lors d'une dictature, lors du non-respect des droits naturels. Le peuple est aussi souverain : il lui appartient donc de décider du monde social dans lequel il souhaite vivre. La révolte n'a alors rien d'illégitime tant qu'elle est guidée par le respect des droits naturels. L'humanité devrait pouvoir accéder aux mêmes droits, et la révolte est finalement, parfois, nécessaire à cette égalité des droits.