dimanche 15 décembre 2019

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, chapitre XIV « La femme indépendante »


« Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? » ( Le Deuxième sexe, « Introduction » au premier volume)

    Publié en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.

    Il a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers la libération ». Il est question ici, comme le titre l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale et sociale de la femme.

    Le père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au XVIe siècle pour citer Montaigne : «  Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)

   « Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »

    Par ailleurs, le travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir son indépendance et son autonomie, financières et morales : « En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus importants. »

    Outre la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre, l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. » Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son « amour transatlantique » dans une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet « amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et notamment au moment de la publication du Deuxième Sexe.

   Simone de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas, que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour trouver son indépendance et son identité : « En refusant des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité est impossible. » Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de Martin Heidegger dans Sein und Zeit (1927) : « Dans Le Deuxième Sexe, elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de Heidegger. » 

   

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