"Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons, ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet." (Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869)
Ecrit à la première personne du singulier, Soif constitue
le roman du monologue intérieur du Christ, de la veille de sa
crucifixion à sa mort : "La crucifixion, c'est ce que l'on
réserve aux crimes les plus honteux. [...] Inutile de se perdre en
conjectures : Pilate ne s'y était pas opposé. Il devait me
condamner à mort, mais il aurait pu choisir la décapitation, par
exemple. A quel moment l'ai-je agacé ? Sans doute en ne désavouant
pas les miracles."
Publié
aux éditions Albin Michel le 21 août 2019, le titre du roman
s’explique tout au long du texte : « Du plus profond de
moi jaillit le désir qui me ressemble le plus, mon besoin chéri, ma
botte secrète, mon identité véritable, ce qui m’a fait aimer la
vie, ce qui me la fait aimer encore : - J’ai soif. » A
ce sujet, le narrateur se montre plus épicurien que chrétien :
« On se moque du propos d’Épicure : « Un verre
d’eau et je crève de jouissance. » Comme on a tort ! »
De plus, au moment de mourir, le protagoniste omet Dieu et pense à
la soif qui l’obsède : « L’aventure commence. Je ne
dis pas : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Je l’ai pensé beaucoup plus tôt, mais là je ne le pense pas, je
ne pense rien, j’ai mieux à faire. Mes dernières paroles auront
été : « J’ai soif. » » Plus encore, après
sa mort, le narrateur poursuit : « Mon seul deuil, c’est
la soif. Boire me manque moins que l’élan qu’il inspire. […]
Pour éprouver la soif, il faut être vivant. J’ai vécu si fort que
je suis mort assoiffé. C’est peut-être cela, la vie éternelle. »
Le
livre commence avec humour et ironie, qui seront les fils conducteurs
des pensées du protagoniste, par l'énumération de reproches des
miracles qu'il a exaucés :
L'ancien aveugle s'est plaint de la laideur du monde, l'ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l'aumône [...]. La mère d'un enfant que j'avais guéri est allée jusqu'à m'accuser de lui avoir gâché la vie. - Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. A présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n'ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.
Le
Christ se considère, tout au long du roman, comme le plus commun des
mortels :
J'ai la conviction infalsifiable d'être le plus incarné des humains. [...] Manger le plus humble brouet, boire de l'eau même pas fraîche m'arracherait des soupirs de volupté si je n'y mettais pas bon ordre. [...] La contrepartie se vérifie : [...] Je cache autant cette nature douillette que la précédente : cela ne cadre pas avec ce que je suis censé représenter. Un malentendu de plus.Il poursuit sur ses défauts et les sentiments les plus humains qui, selon l’Église, ne lui sont pas attribués, notamment, la colère et la peur : « Je ne suis pas sans défauts. Il y a en moi une colère qui ne demande qu’à jaillir. » et « Je suis comme tout le monde, j’ai peur de mourir. Je ne pense pas que j’aurai un régime de faveur. »
Le
narrateur ne lésine pas sur la critique de son créateur, qui se
montre de plus en plus cinglante au souffle des pages, mais toujours
sur un ton très sarcastique et désinvolte : "Mon père n'a
jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu'il s'en est
fabuleusement bien tiré." Au moment de sa crucifixion, le
narrateur maudit son Père, toujours avec beaucoup d’ironie :
« Je remercie Dieu, tout en pensant que c’est un comble de
lui dire merci un jour pareil. Le fait est là : j’ai dormi. »
Il critique les failles de la création :
Père, tu as juste été dépassé par ton invention. Tu pourrais être fier de ce constat, qui prouve ton génie créateur. Au lieu de cela, sous couleur de donner une leçon d’amour édifiante, tu mets en scène la punition la plus hideuse et la plus lourde de conséquences qui se puisse imaginer. Cela commençait bien, pourtant. Engendrer un fils solidement incarné, c’était une bonne histoire […]. Tu es Dieu : quel sens cela peut-il avoir pour toi, cet orgueil ? S’agit-il même de cela ? L’orgueil n’est pas mauvais. Non, j’y vois un trait ridicule : c’est de la susceptibilité. Oui, tu es susceptible.
Au fil des pages, il
maudit de plus en plus son créateur : « C’est par amour
envers sa création que mon père m’a livré. Trouvez-moi acte
d’amour plus pervers. » Il va jusqu’à remettre en cause son
existence : « Mon père, qui ne s’exauce
jamais, a des manières étranges de me manifester, comment dire, non
pas sa solidarité, encore moins sa compassion, je ne vois pas
d’autres mots que celui-ci : son existence. » Le
narrateur alerte également sur les conséquences de sa crucifixion
pour l’avenir de l’humanité : « Mon père m’a
choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité, mais cela
demeurera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les
temps. On l’appellera la Passion du Christ. » Dans les
dernières pages de son monologue intérieur, alors qu’il est déjà
mort, le narrateur confie de manière cinglante : « Mon père
m’a envoyé sur terre afin que j'y répande la foi. La foi en
quoi ? En lui. Même s’il a daigné m’inclure dans le
concept par l’idée de trinité, je trouve cela hallucinant.
[...] Croire en Dieu, croire que Dieu s’est fait homme, avoir
foi en la résurrection, cela sonne bancal. »
En
revanche, Joseph, qui n'apparaît qu'avec parcimonie au sein du
roman, est toujours qualifié comme un homme bienveillant : "Joseph
me manquait. Ce brave homme, qui ne parlait guère plus que ma mère
et moi, avait le talent de donner le change : il écoutait les gens
si fort qu'on croyait entendre sa réponse." Plus loin, il
exprime encore à son sujet : « Joseph était bon par
nature. Je me tenais à coté de lui quand il est mort, il n’a même
pas maudit le stupide accident qui lui a coûté la vie. »
Quant à sa mère, le narrateur exprime une forte empathie pour elle
et souffre de la voir assister à cette barbarie : « Je
croyais avoir touché le fond, et voici maman. Non. Ne me regarde
pas, s’il te plaît. Hélas, je vois que tu vois et que tu
comprends. Tu as les yeux écarquillés d’horreur. C’est au-delà
de la pitié, tu vis ce que je vis, en pire, car c’est toujours
pire quand c’est son enfant. »
Le
narrateur ne lésine pas non plus sur la remise en cause de la vérité
des Évangiles : « Le seul évangéliste à avoir
manifesté un talent d’écrivain digne de ce nom est Jean. C’est
aussi pour cette raison que sa parole est la moins fiable. « Celui
qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif » : je ne
l’ai jamais dit, c’eût été un contresens. » Jean revient
une seconde fois au cours du roman, toujours sur la même ironie :
« Jean 4.14 : « Celui qui boit de cette eau n’aura
plus jamais soif. » Pourquoi mon disciple préféré
profère-t-il un tel contresens. » De même, il poursuit avec
Matthieu : « Matthieu 11.30 : « Car mon joug
est doux et mon fardeau léger. » Pas pour moi, les amis. La
bonne parole ne s’adresse pas à moi. » De même,
l’un des enseignements de l’Église le plus connu trouve ici un certain
désarroi dans les dernières pensées du protagoniste : « Aime
ton prochain comme toi-même. Enseignement sublime dont je suis en
train de professer le contraire. J’accepte cette mise à mort
monstrueuse, humiliante, indécente, interminable : celui qui
accepte cela ne s’aime pas. » Puis, c’est autour de
l’enseignement de Luc : « Luc écrira que j’ai dit :
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils
font. » Contresens. »
![]() |
Pieta, Michel-Ange - 1499 Basilique Saint-Pierre du Vatican |
L’auteure,
au moyen du monologue intérieur de Jésus désormais mort, s’attelle
à la critique du culte des images, avec notamment la thématique de
la mater dolorosa :
« Certains, et non les moindres, ont senti un rajeunissement de
ma mère. Aucun des textes ne le mentionne, probablement parce que ce
n’est pas censé être important. La mater dolorosa
a d’autres chats à fouetter. » Le narrateur poursuit, avec
beaucoup d’humour, sur la Pietà
de Michel-Ange au Vatican : « Sur la Pietà
de l’entrée de la basilique Saint-Pierre, Marie a l’air d’avoir
seize ans. Je pourrais être son père. Le rapport est à ce point
inversé que ma mère devient mon orpheline. »
Quant
au Diable, son existence est clairement remise en question :
« Cette comédie atroce n’était-elle donc que l’œuvre du
diable ? Oh, j’en ai assez de celui-là. C’est facile. [….]
Croire en lui est inutile. Il y a bien assez de mal sur terre sans
en rajouter une couche. »
La
résurrection du Christ est également banalisée, toujours dans un
style très ironique : « Comment expliquer qu’on m’ait
vu et entendu ? Je ne sais pas. Ce n’est pas banal, mais ce
n’est pas unique. […] Il y a eu des cas célèbres et des cas
inconnus. S’il fallait recenser toutes les expériences de contacts
troublants avec les défunts, on remplirait des bottins. »
Les
dernières pensées du Christ vont vers Marie-Madeleine (Marie de Magdala),
prostituée « pécheresse repentie» selon les Évangiles,
nommée ici Madeleine par souci de simplicité. Elle dépasse
largement le rôle que lui attribuent les textes bibliques :
« Madeleine est là. Voir ma mère m’avait déplu, voir mon
amoureuse m’émeut. Elle est si belle que la compassion ne la
défigure pas. » Les sentiments qu’il éprouve pour cette
femme s’accentuent au fil des pages : « Madeleine :
elle et moi, nous sommes reliés. Je suis amoureux d’elle comme
elle est amoureuse de moi ». Avec elle, il dit avoir commis le
pêché originel qui lui était interdit, sans en avoir été puni :
«[...] je n’avais droit ni à la sexualité ni à l’état
amoureux. Avec Madeleine, je n’ai pas hésité à passer outre. Et
je n’ai pas été puni. » Au moment fatidique, Madeleine est
toujours présente dans l’esprit du narrateur : « Madeleine
est toujours là, devant moi, la mort sera parfaite, il pleut et j’ai
les yeux dans ceux de la femme que j’aime. »
Avec
Soif, Amélie Nothomb tente un exercice audacieux en prenant
le contre-pied des mythes bibliques : elle couche sur le papier un
monologue intérieur de Jésus pour lequel elle se passionne depuis l'enfance. Quelles
furent les dernières pensées du Christ ? Vaste question à
laquelle les réponses ne peuvent que plaire ou déplaire, faire
sourire ou déchaîner les foudres, dès lors que l’on se frotte à
la religion. Le style est bref, les phrases courtes. L’humour et
l’ironie rythment sans cesse le texte. Davantage de précisions sur
les Évangiles et les dogmes chrétiens auraient permis d’étayer
davantage ce livre et de lui donner encore plus d’audace.
Néanmoins, il ne s’agit ni d’un essai philosophique, ni d’un
essai théologique sur la question, mais bien d’un roman. Se pose
alors la question du fictionnel, de sa valeur, de ses objectifs et de
ses conséquences telle que l’a étudiée de manière exhaustive
Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage publié en 1999 aux éditions du
Seuil : Pourquoi la fiction ?
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