dimanche 8 décembre 2019

Amélie Nothomb, Soif : le roman des dernières pensées du Christ

    "Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons, ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet." (Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869)



 Ecrit à la première personne du singulier, Soif constitue le roman du monologue intérieur du Christ, de la veille de sa crucifixion à sa mort : "La crucifixion, c'est ce que l'on réserve aux crimes les plus honteux. [...] Inutile de se perdre en conjectures : Pilate ne s'y était pas opposé. Il devait me condamner à mort, mais il aurait pu choisir la décapitation, par exemple. A quel moment l'ai-je agacé ? Sans doute en ne désavouant pas les miracles." 

    Publié aux éditions Albin Michel le 21 août 2019, le titre du roman s’explique tout au long du texte : « Du plus profond de moi jaillit le désir qui me ressemble le plus, mon besoin chéri, ma botte secrète, mon identité véritable, ce qui m’a fait aimer la vie, ce qui me la fait aimer encore : - J’ai soif. » A ce sujet, le narrateur se montre plus épicurien que chrétien : « On se moque du propos d’Épicure : « Un verre d’eau et je crève de jouissance. » Comme on a tort ! » De plus, au moment de mourir, le protagoniste omet Dieu et pense à la soif qui l’obsède : « L’aventure commence. Je ne dis pas : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Je l’ai pensé beaucoup plus tôt, mais là je ne le pense pas, je ne pense rien, j’ai mieux à faire. Mes dernières paroles auront été : « J’ai soif. » » Plus encore, après sa mort, le narrateur poursuit : « Mon seul deuil, c’est la soif. Boire me manque moins que l’élan qu’il inspire. […] Pour éprouver la soif, il faut être vivant. J’ai vécu si fort que je suis mort assoiffé. C’est peut-être cela, la vie éternelle. »

    Le livre commence avec humour et ironie, qui seront les fils conducteurs des pensées du protagoniste, par l'énumération de reproches des miracles qu'il a exaucés : 
L'ancien aveugle s'est plaint de la laideur du monde, l'ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l'aumône [...]. La mère d'un enfant que j'avais guéri est allée jusqu'à m'accuser de lui avoir gâché la vie. - Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. A présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n'ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.

    Le Christ se considère, tout au long du roman, comme le plus commun des mortels : 
J'ai la conviction infalsifiable d'être le plus incarné des humains. [...] Manger le plus humble brouet, boire de l'eau même pas fraîche m'arracherait des soupirs de volupté si je n'y mettais pas bon ordre. [...] La contrepartie se vérifie : [...] Je cache autant cette nature douillette que la précédente : cela ne cadre pas avec ce que je suis censé représenter. Un malentendu de plus.
Il poursuit sur ses défauts et les sentiments les plus humains qui, selon l’Église, ne lui sont pas attribués, notamment, la colère et la peur : « Je ne suis pas sans défauts. Il y a en moi une colère qui ne demande qu’à jaillir. » et « Je suis comme tout le monde, j’ai peur de mourir. Je ne pense pas que j’aurai un régime de faveur. »

    Le narrateur ne lésine pas sur la critique de son créateur, qui se montre de plus en plus cinglante au souffle des pages, mais toujours sur un ton très sarcastique et désinvolte : "Mon père n'a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu'il s'en est fabuleusement bien tiré." Au moment de sa crucifixion, le narrateur maudit son Père, toujours avec beaucoup d’ironie : « Je remercie Dieu, tout en pensant que c’est un comble de lui dire merci un jour pareil. Le fait est là : j’ai dormi. » Il critique les failles de la création : 
Père, tu as juste été dépassé par ton invention. Tu pourrais être fier de ce constat, qui prouve ton génie créateur. Au lieu de cela, sous couleur de donner une leçon d’amour édifiante, tu mets en scène la punition la plus hideuse et la plus lourde de conséquences qui se puisse imaginer. Cela commençait bien, pourtant. Engendrer un fils solidement incarné, c’était une bonne histoire […]. Tu es Dieu : quel sens cela peut-il avoir pour toi, cet orgueil ? S’agit-il même de cela ? L’orgueil n’est pas mauvais. Non, j’y vois un trait ridicule : c’est de la susceptibilité. Oui, tu es susceptible. 

    Au fil des pages, il maudit de plus en plus son créateur : « C’est par amour envers sa création que mon père m’a livré. Trouvez-moi acte d’amour plus pervers. » Il va jusqu’à remettre en cause son existence : « Mon père, qui ne s’exauce jamais, a des manières étranges de me manifester, comment dire, non pas sa solidarité, encore moins sa compassion, je ne vois pas d’autres mots que celui-ci : son existence. » Le narrateur alerte également sur les conséquences de sa crucifixion pour l’avenir de l’humanité : « Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité, mais cela demeurera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la Passion du Christ. » Dans les dernières pages de son monologue intérieur, alors qu’il est déjà mort, le narrateur confie de manière cinglante : « Mon père m’a envoyé sur terre afin que j'y répande la foi. La foi en quoi ? En lui. Même s’il a daigné m’inclure dans le concept par l’idée de trinité, je trouve cela hallucinant. [...] Croire en Dieu, croire que Dieu s’est fait homme, avoir foi en la résurrection, cela sonne bancal. »

    En revanche, Joseph, qui n'apparaît qu'avec parcimonie au sein du roman, est toujours qualifié comme un homme bienveillant : "Joseph me manquait. Ce brave homme, qui ne parlait guère plus que ma mère et moi, avait le talent de donner le change : il écoutait les gens si fort qu'on croyait entendre sa réponse." Plus loin, il exprime encore à son sujet : « Joseph était bon par nature. Je me tenais à coté de lui quand il est mort, il n’a même pas maudit le stupide accident qui lui a coûté la vie. » Quant à sa mère, le narrateur exprime une forte empathie pour elle et souffre de la voir assister à cette barbarie : « Je croyais avoir touché le fond, et voici maman. Non. Ne me regarde pas, s’il te plaît. Hélas, je vois que tu vois et que tu comprends. Tu as les yeux écarquillés d’horreur. C’est au-delà de la pitié, tu vis ce que je vis, en pire, car c’est toujours pire quand c’est son enfant. »

    Le narrateur ne lésine pas non plus sur la remise en cause de la vérité des Évangiles : « Le seul évangéliste à avoir manifesté un talent d’écrivain digne de ce nom est Jean. C’est aussi pour cette raison que sa parole est la moins fiable. « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif » : je ne l’ai jamais dit, c’eût été un contresens. » Jean revient une seconde fois au cours du roman, toujours sur la même ironie : « Jean 4.14 : « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif. » Pourquoi mon disciple préféré profère-t-il un tel contresens. » De même, il poursuit avec Matthieu : « Matthieu 11.30 : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Pas pour moi, les amis. La bonne parole ne s’adresse pas à moi. » De même, l’un des enseignements de l’Église le plus connu trouve ici un certain désarroi dans les dernières pensées du protagoniste : « Aime ton prochain comme toi-même. Enseignement sublime dont je suis en train de professer le contraire. J’accepte cette mise à mort monstrueuse, humiliante, indécente, interminable : celui qui accepte cela ne s’aime pas. » Puis, c’est autour de l’enseignement de Luc : « Luc écrira que j’ai dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Contresens. »

Pieta, Michel-Ange - 1499
Basilique Saint-Pierre du Vatican 
    L’auteure, au moyen du monologue intérieur de Jésus désormais mort, s’attelle à la critique du culte des images, avec notamment la thématique de la mater dolorosa : « Certains, et non les moindres, ont senti un rajeunissement de ma mère. Aucun des textes ne le mentionne, probablement parce que ce n’est pas censé être important. La mater dolorosa a d’autres chats à fouetter. » Le narrateur poursuit, avec beaucoup d’humour, sur la Pietà de Michel-Ange au Vatican : « Sur la Pietà de l’entrée de la basilique Saint-Pierre, Marie a l’air d’avoir seize ans. Je pourrais être son père. Le rapport est à ce point inversé que ma mère devient mon orpheline. »

    Quant au Diable, son existence est clairement remise en question : « Cette comédie atroce n’était-elle donc que l’œuvre du diable ? Oh, j’en ai assez de celui-là. C’est facile. [….] Croire en lui est inutile. Il y a bien assez de mal sur terre sans en rajouter une couche. »

    La résurrection du Christ est également banalisée, toujours dans un style très ironique : « Comment expliquer qu’on m’ait vu et entendu ? Je ne sais pas. Ce n’est pas banal, mais ce n’est pas unique. […] Il y a eu des cas célèbres et des cas inconnus. S’il fallait recenser toutes les expériences de contacts troublants avec les défunts, on remplirait des bottins. »

    Les dernières pensées du Christ vont vers Marie-Madeleine (Marie de Magdala), prostituée « pécheresse repentie» selon les Évangiles, nommée ici Madeleine par souci de simplicité. Elle dépasse largement le rôle que lui attribuent les textes bibliques : « Madeleine est là. Voir ma mère m’avait déplu, voir mon amoureuse m’émeut. Elle est si belle que la compassion ne la défigure pas. » Les sentiments qu’il éprouve pour cette femme s’accentuent au fil des pages : « Madeleine : elle et moi, nous sommes reliés. Je suis amoureux d’elle comme elle est amoureuse de moi ». Avec elle, il dit avoir commis le pêché originel qui lui était interdit, sans en avoir été puni : «[...] je n’avais droit ni à la sexualité ni à l’état amoureux. Avec Madeleine, je n’ai pas hésité à passer outre. Et je n’ai pas été puni. » Au moment fatidique, Madeleine est toujours présente dans l’esprit du narrateur : « Madeleine est toujours là, devant moi, la mort sera parfaite, il pleut et j’ai les yeux dans ceux de la femme que j’aime. »

    Avec Soif, Amélie Nothomb tente un exercice audacieux en prenant le contre-pied des mythes bibliques : elle couche sur le papier un monologue intérieur de Jésus pour lequel elle se passionne depuis l'enfance. Quelles furent les dernières pensées du Christ ? Vaste question à laquelle les réponses ne peuvent que plaire ou déplaire, faire sourire ou déchaîner les foudres, dès lors que l’on se frotte à la religion. Le style est bref, les phrases courtes. L’humour et l’ironie rythment sans cesse le texte. Davantage de précisions sur les Évangiles et les dogmes chrétiens auraient permis d’étayer davantage ce livre et de lui donner encore plus d’audace. Néanmoins, il ne s’agit ni d’un essai philosophique, ni d’un essai théologique sur la question, mais bien d’un roman. Se pose alors la question du fictionnel, de sa valeur, de ses objectifs et de ses conséquences telle que l’a étudiée de manière exhaustive Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage publié en 1999  aux éditions du Seuil : Pourquoi la fiction ?

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