Dans sa Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, Kant cherche à justifier la distinction entre l'agréable et le beau. L'agréable serait le sentiment personnel d'une personne et n'aurait pas de caractère universel : "En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne.". En revanche, il défend l'idée d'une objectivité universelle du jugement du goût relatif au beau qui serait l'harmonie : " on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel".
La thèse défendue par Bourdieu dans La Distinction (1979) prend le contre-pied de celle de Kant. En effet, selon Bourdieu, ce qui ressort des débats sur les goûts, c'est avant tout l'expression de la lutte entre les différentes classes sociales : "Les goûts sont avant tout des dégoûts". Le critère d"harmonie défendu par Kant amènerait alors, selon lui, à l'intolérance artistique : "L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes".
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Néanmoins, le point de vue de Bourdieu amènerait à penser que la lutte des classes sociales régirait la vie en société tout entière, jusqu'aux loisirs et aux goûts artistiques. Il est vrai que le contexte social et sociologique peut les influer. Mais qu'en est-il des passions de ceux et celles qui consacrent leur vie à la création artistique ? Ce choix ne correspond guère toujours à des critères sociaux mais à un besoin. Rilke répond à Franz Xaver Kappus, dans sa Lettre à un jeune poète du 17 février 1903, qu'il doit persévérer dans l'élaboration de ses vers s'il en ressent un besoin indispensable pour vivre :
Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité.
Le beau est, selon les critères du classicisme, la mesure, la proportion, et donc ce qui pourrait être qualifié d'harmonieux. En effet, selon Kant, la beauté d'une oeuvre ne dépend pas des qualités sensibles dont elle est composée : c'est ce qui distingue le beau de l'agréable. La beauté d'une composition artistique dépend, selon lui, de l'ordre dans lequel sont agencés les matériaux (picturaux, musicaux...) au sein de l'oeuvre, tel que le définissait Platon dans Philèbe ou Sur le plaisir : "Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence". Il n'y aurait pas, dans la beauté, qu'un plaisir uniquement sensible, mais également intellectuel : la sensibilité et la raison s'accorderaient. Le beau serait alors le reflet de la sensibilité, d'un certain ordre rationnel, "intelligible" tel que le définissait Platon, et l'harmonie en serait un critère objectif et universel.
L'idée d'une universalité du beau par l'harmonie telle qu'elle est définie chez Platon et Kant trouve sa critique chez Bourdieu, selon qui le goût est le reflet de la lutte des classes, ainsi que dans l'oeuvre de Rembrandt citée plus haut, tout comme chez Balzac dans Le Chef-d'oeuvre inconnu (1831), lorsque le vieillard rétorque à Porbus en découvrant sa toile : "Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie !" Néanmoins, l'harmonie se reflète chez le spectateur par une sensibilité qui résulte bien d'un travail technique et intellectuel.
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