dimanche 20 octobre 2019

Expériences de l'histoire, poétique de la mémoire : étude comparatiste entre Joseph Conrad, Claude Simon et Antonio Lobo Antunes

    La littérature de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire n'a pas pour intérêt de relater l'événement ou la perception de l'événement, mais la mémoire de la perception de l'événement. L'expérience de l'histoire est aussi celle de l'écriture et de la naissance d'un écrivain. Ainsi la structure de l'oeuvre littéraire se voit-elle modifiée et porteuse de particularités. Dans Au cœur des ténèbres, publié en 1902, Joseph Conrad raconte l'expérience de son voyage au Congo. Le Cul de Judas d'Antonio Lobo Antunes, publié en 1979, relate la guerre coloniale en Angola au début des années 1970. Avec L'Acacia,  parue en 1989, Claude Simon, évoque la mobilisation respective du père et du fils lors de la première guerre mondiale, puis lors de la Débâcle de 1940, ainsi que les colonies françaises à la fin du XIXe siècle à travers des souvenirs de famille.

    L'oeuvre littéraire de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire se détache des genres littéraires habituels. Ces œuvres ne peuvent être perçues comme des ouvrages d'historiens. Selon Joseph Conrad, "la fiction est l'histoire ou elle n'est pas". Cette opinion de l'écrivain d'origine polonaise s'applique aux trois œuvres des trois auteurs étudiés ici. Il importe de noter la prédominance de la métaphore maritime dans Au cœur des ténèbres. La réalité est ainsi relatée par une poétique de l'écriture particulière. L'Acacia relate une mémoire de la perception de l'événement : l'historiographie est au service de l'oeuvre littéraire. Quant à Lobo Antunes, il ne réalise pas le récit de l'histoire coloniale de l'Angola mais en apporte une expérience. Il existe, au sein de ces trois récits, une part autobiographique. Néanmoins, ils ne peuvent guère davantage appartenir au genre. Joseph Conrad était capitaine de marine marchande depuis 1878 pour l'Angleterre. Il relate, dans Au cœur des ténèbres, son expédition au Congo de 1880, colonisé par Léopold II de Belgique. Cette vérité historique est néanmoins emprunte d'éléments fictifs avec l'isotopie du surnaturel et l'opposition entre lumière et ténèbres. La fiction vient appuyer des faits réels et représente sa perception par son auteur. L'oeuvre de Lobo Antunes comporte également une part autobiographique puisque l'auteur était médecin en Angola en 1971. La situation d'énonciation, à savoir cette nuit alcoolisée avec ce monologue dans un bar à une femme qui ne prend jamais la parole, constitue la part fictionnelle du récit. Quant à Claude Simon, son histoire est bien également autobiographique : sa famille vivait à Madagascar comme il l'explique à travers la description des photos d'époque. De plus, son père fut tué lors de la première guerre mondiale et lui-même fut mobilisé lors de la Débâcle de 1940. Néanmoins, le jeu perpétuel d'analepses et prolepses dotées d'une réflexion sur la mémoire de l'expérience placent le récit dans une dimension fictionnelle. Ces œuvres littéraires ne peuvent guère plus être considérées comme des journaux de voyage. Il ne s'agit pas d'écrire les faits au jour le jour mais de relater la remémoration de la perception des événements. Joseph Conrad se démarque du journal maritime : avec Au cœur des ténèbres, il adopte une réflexion sur ce qu'il voit et ce qu'il perçoit. Dans Le Cul de Judas, de nombreuses métalepses du narrateur coupent le récit : l"auteur raconte son vécu avec les lacunes inhérentes à la mémoire. Quant à L'Acacia, le lecteur y retrouve les nombreuses analepses et prolepses évoquées ci-dessus : toute une histoire familiale semble se reproduire de l'époque coloniale à la Débâcle. Il est alors possible d'effectuer un parallèle avec la philosophie de Hegel : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    La mise en perspective narrative de la réalité dans ces trois récits répond à des procédés particuliers. Il s'agit de démystifier la doxa nationale et l'héroïsme du combattant. Chez Conrad, le narrateur découvre que les Congolais ne sont pas inhumains et démystifie leur image de cannibale présente en Occident :
C’était un autre monde, et les hommes étaient – non, ils n’étaient pas inhumains. Ça vous venait tout doucement. Ils hurlaient et bondissaient, et tournoyaient et faisaient d’horribles grimaces ; mais ce qui vous faisait frémir, c’était précisément l’idée de leur humanité – semblable à la vôtre - [...]
Dans L'Acacia, Claude Simon démystifie l'héroïsme du combattant qui sert sa nation : il n'est en réalité que la victime d'une déshumanisation. Aussi est-il possible en cela de rapprocher cette idée de la philosophie de Heidegger. Quant à Antonio Lobo Antunes, il démystifie la propagande coloniale du régime salazariste et montre que le processus d'humanisation du gouvernement s'avère être une déshumanisation tant des soldats portugais que des Angolais :
Debout, devant la porte de la salle d’opérations, les chiens de la caserne en train de flairer mes vêtements, assoiffés du sang de mes camarades blessés en taches sombres sur mes pantalons, ma chemise, les poils clairs de mes bras ; je haïssais, Sofia, ceux qui nous mentaient et nous opprimaient, nous humiliaient et nous tuaient en Angola, les messieurs sérieux et dignes qui, de Lisbonne, nous poignardaient en Angola, les politiciens, les magistrats, les policiers, les bouffons, les évêques, ceux qui aux sons d’hymnes et de discours nous poussaient vers les navires de la guerre et nous envoyaient en Afrique, nous envoyaient mourir en Afrique, et tissaient autour de nous de sinistres mélopées de vampires.
Au cœur des ténèbres contient de longues descriptions des Noirs, des cris, de la sauvagerie, et des Blancs collecteurs d'ivoire dont Kurtz représente la figure principale. Le narrateur, Marlow, se sert de ces faits pour percevoir et relever les méfaits de l'impérialisme. Quant à Claude Simon, il s'appuie sur des cartes postales, des photographies, afin de montrer les stéréotypes dans la mémoire collective des peuples colonisés à Madagascar à la fin du XIXe siècle. Tout au long de L'Acacia, les descriptions sont longues, précises, avec notamment la métaphore des amoureux suspendus dans l'air lors des adieux à la gare : 
[...] le train prenant peu à peu de la vitesse, les grappes humaines s'en détachant l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'il ne restât plus sur le marchepied d'une des galeries, non pas cramponnée mais tenue à bras-le-corps, étroitement embrassée, que la mince forme cambrée d'une jeune femme le buste et la tête renversés en arrière, ses deux bras entourant  les épaules de l'homme dont les lèvres étaient collées à sa bouche, sa légère robe d'été faite d'un tissu voyant [...], relevée par le bras qui lui encerclait la taille, dévoilant la face postérieure des genoux, commençant à flotter, puis soulevée par l'air, puis claquant sur les cuisses, des cris d'effroi s'élevant, et un moment elle parut pour ainsi dire suspendue dans le vide, seulement encore reliée à l'homme comme par une ventouse à l'endroit où les deux bouches se joignaient, comme dans une sorte de coït aérien, comme des oiseaux capables de copuler en plein vol [...].  
Dans Le Cul de Judas, les descriptions sont interminables et couplées à de nombreuses comparaisons pour relater les faits qui ont traumatisé le narrateur en Angola.

    Joseph Conrad met en exergue, avec Au cœur des ténèbres, la condition des peuples colonisés au Congo, exploités par les Blancs pour qui amasser l'Ivoire prime sur tout. Se pose alors la question, dans ce contexte, de la considération des colonisés en tant qu'êtres humains. Marlow, qui décrit leur sauvagerie, est également étonné de leur retenue face au cannibalisme. Le rapport des derniers mots de Kurtz : "C'est l'horreur" font écho chez Marlow de manière différente : pour le narrateur, c'est l'horreur de l'impérialisme, tandis que pour Kurtz, il s'agit de l'horreur des retombées économiques sur la compagnie. Dans L'Acacia, Claude Simon, ne lésine pas sur la violence des descriptions des blessures des soldats, et des conditions de transport dans les "wagons à bestiaux". Antonio Lobo Antunues se montre le plus virulent en terme de vocabulaire dans ses descriptions. Il use de mots très crus et n'hésite pas à détailler toute la violence liée à la sexualité, notamment par le récit du viol et du meurtre de Sofia. La sexualité représente également, dans Le Cul de Judas, un retour à l'essence même de la vie, quasi maternel dans ce contexte.

    Ces trois œuvres reflètent la naissance de l'écrivain par une écriture du sensible comme tentation de ressusciter le présent. Joseph Conrad, officier de marine marchande, relève un véritable défi d'écriture pour un public habitué aux récits maritimes. Il se soucie du rythme et du choix du mot juste. L'oeuvre est bien reçue, et Gide lui dédicace son Voyage en Congo en 1927. Aussi Au cœur des ténèbres constitue-t-elle une oeuvre du modernisme. Claude Simon, écrivain du Nouveau Roman en opposition avec le roman réaliste, dans la lignée d' Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute, exploite, avec L'Acacia, une nouvelle voie, tel un nouvel écrivain : l'expérience de la mémoire. Son oeuvre est rythmée par la profusion d'analepses et de prolepses. Il use de longues phrases, de digressions, de parenthèses et de participes présents qui relèvent tout de même de son héritage du Nouveau Roman. Le Cul de Judas, publié en 1979, constitue le deuxième ouvrage de son auteur. L'oeuvre se dessine sous la forme de chapitres correspondants à l'abécédaire portugais. L'interlocutrice féminine n'intervient à aucun moment. Il l'intègre néanmoins de façon omniprésente à la narration : "Encore un verre ?", "Vous voyez ?". Lobo Antunes use également beaucoup de la métalepse, de l'analepse et de la prolepse.

    Le chaos historique dont il est question dans ces trois œuvres est à l'image du chaos narratif qui le relate. De nombreuses analepses, prolepses et métalepses brouillent les pistes. Le temps déconstruit de l'histoire est à l'image du temps déconstruit dans le récit. Conrad brouille les noms de lieux et les unités de temps, Simon nomme et date ses chapitres au moyen d'analepses et de prolepses, ce qui peut facilement dérouter le lecteur, et Lobo Antunes use des mêmes procédés de déconstruction narrative avec de nombreuses répétitions frénétiques telles que : "Putain, putain, putain", ou encore : "Nous portions vingt-cinq mois de guerre dans les entrailles, vingt-cinq mois à manger de la merde, à boire de la merde et à lutter pour de la merde, et à nous rendre malades pour de la merde, dans les entrailles, vingt-cinq interminables mois douloureux et ridicules, dans les entrailles […]."

    Dans Au cœur des ténèbres, le narrateur ne trouve pas d'apaisement. Le mensonge à la fiancée de Kurtz à la fin de l'oeuvre en témoigne : "Je n'ai pas pu le dire à la jeune fille. Ç'aurait été trop de noirceur - trop de complète noirceur...". Claude Simon a structuré L'Acacia en douze chapitres pouvant représenter le cycle d'une année, des quatre saisons par rapport au cycle des générations qui partent à la guerre et aux horreurs qui se reproduisent. La fin de l'oeuvre est cependant emprunte d'apaisement où le narrateur dessine un acacia comme arbre généalogique, montrant ainsi que la destinée du fils n'est pas celle du père, et s'achève ainsi sur un signe d'espoir : 
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc . C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.
L'abécédaire portugais qui constitue la structure du Cul de Judas témoigne d'une volonté d'une réhabilitation dans le présent malgré le poids incessant du passé :
Nous avons passé vingt-sept mois ensemble dans le cul de Judas, vingt-sept mois d’angoisse et de mort, ensemble, dans les trous pourris, les sables de l’Est, les pistes des Quiocos et les tournesols du Cassanje, nous avons mangé le même mal du pays, la même merde, une poignée de main, une tape dans le dos, une vague étreinte, et voilà, les gens disparaissaient pliés sous le poids de leur bagage, par la porte d’armes, évaporés dans le tourbillon civil de la ville.
Le narrateur exprime d'ailleurs à son interlocutrice, à la fin de son oeuvre : "D'une certaine manière nous serons toujours en Angola, vous et moi, vous entendez, et je fais l'amour avec vous comme dans la paillotte du village Macao [...]" et "J'ai envie de vomir dans les w.-c. l'inconfort de ma mort quotidienne que je porte sur moi comme une pierre d'acide sur l'estomac, qui se ramifie dans mes veines et qui glisse le long de mes membres avec une fluidité huilée de terreur."

    L'expérience de l'histoire et la poétique de la mémoire constituent une expérience du langage et de la structure narrative. Il y a analogie entre la mémoire de la perception de l'événement vécu et la mise en perspective littéraire de celle-ci. Ainsi ces trois auteurs, face à une poétique de la mémoire historique, de manières différentes mais avec également bon nombre de similitudes, font-ils naître en eux de nouveaux écrivains en s'essayant à de nouvelles techniques narratives.





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