vendredi 10 avril 2020

André Gide, Retour de l'URSS : l'incompréhension de l'occidental

        Gide, intellectuel et esthète occidental, ne comprend pas toujours la réalité soviétique. Les coutumes françaises, les topos occidentaux influencent vivement sa perception des événements en U.R.S.S.. La différence de mentalités, d’us et de coutumes se lit très clairement dans le texte, parfois explicitement, souvent de manière indirecte, révélée par des préoccupations ou des termes typiquement occidentaux. Le fossé culturel entre la vision occidentale de Gide et les codes du régime soviétique, entraîne une incompréhension de l’auteur face à des événements qui lui sont étrangers.

    Au-delà de la barrière culturelle qui s'insère dans la perception gidienne de la réalité soviétique, il existe également un filtre politique occidental qui présente deux facettes : le communisme gidien avec ses particularités, et l’attachement à un modèle de civilisation dans lequel il s’est formé.

    En avant-propos, Gide écrit : « […] nous nous aventurions joyeusement dans cette sorte d'engagement pris avec elle au nom de tous les peuples souffrants5. » L'écrivain livre ici une image idéalisée du communisme en tant que société sans classes, de bonheur et de solidarité, en opposition avec le vécu des « peuples souffrants », sous-entendu notamment les peuples allemands et italiens victimes du fascisme. Bien que le communisme ait pour objectif, comme le fascisme, de changer les bases de la société, il propose des idéaux beaucoup plus attrayants, et méconnus en Europe. François Furet explique que si le fascisme est le frère ennemi du communisme, il existe entre eux plusieurs analogies : ordre nouveau, accent national, culte du chef6. La critique socialiste défend dans le communisme l’idée de communauté, d’un homme nouveau dans une société fraternelle autour d’un projet commun7. La révolution est un mythe de bouleversement sociétal destiné à instaurer l’égalité entre les hommes :
La révolution est une rupture dans l’ordre ordinaire des jours en même temps qu’une promesse de bonheur collectif dans et par l’histoire. Invention récente des français à la fin du XVIIIe siècle, devenue depuis figure centrale de la scène publique européenne puis universelle, elle marque d’abord le rôle de la volonté dans la politique : quand les hommes peuvent s’arracher à leur passer pour inventer et construire une nouvelle société, elle en est l’illusion même et la garantie8.
    Ce rêve fait écran à la compréhension, par Gide, de la souffrance du peuple d’U.R.S.S.. Gide ne saisit pas les nuances politiques, et néglige l’importance du Parti : pour lui, « […] les erreurs particulières d'un pays ne peuvent suffire à compromettre la vérité d'une cause internationale ». Mais, bien qu'il tente ici de se positionner en tant que philosophe de la politique, il n'a qu’une image tronquée du système soviétique, véhiculée par une sorte de mysticisme très en vogue en Europe dans les années 1930.

    L’incompréhension de Gide se situe à trois niveaux : celui des effets de sa présence dans le monde soviétique, celui des propos soviétiques qui lui sont adressés, et celui des préoccupations des gens de l’U.R.S.S.. En effet, l’écrivain ne semble pas saisir la portée de ses propos dans une société communiste, de même qu’il ne comprend pas les discours qui lui sont tenus, ni les subtilités politiques qu’ils contiennent. Ses préoccupations sont bien loin de celles des soviétiques, mais sans qu’il s’en aperçoive véritablement.
    Dès l’avant propos, Gide s’éloigne de la doctrine, et ne perçoit pas l’incident que peuvent provoquer ses mots en Union Soviétique :
C’est témoigner mal son amour que le borner à la louange et je pense rendre plus grand service à l’U.R.S.S. même et à la cause que pour nous elle représente, en parlant sans feinte et sans ménagement. C’est en raison même de mon admiration pour l’U.R.S.S. et pour les prodiges accomplis par elle déjà, que vont s’élever mes critiques, en raison aussi de ce que nous attendons encore d’elle ; en raison surtout de ce qu’elle nous permettrait d’espérer9.
En tant qu’Occidental, l’auteur voit, dans les remarques qu’il expose, un service rendu à l’U.R.S.S. en vue d’une amélioration du système. Il ne voit pas l’incompatibilité de ses paroles avec un régime où la critique, quelle qu’en soient ses objectifs, n’est permise qu’aux cadres du Parti, dans des circonstances soigneusement fixées.

    L’auteur ne comprend pas non plus ce qu’il faut dire, ou plutôt taire en Union Soviétique. Habitué en France aux débats et aux confrontations d’opinions, il ne saisit pas la pensée unique instaurée par le Parti, et semble ainsi démuni face à certaines situations. Lorsque l’ami X..., artiste-peintre, lui expose l’importance du respect de la « ligne », il confie : « Il parlait à voix de plus en plus haute ; il semblait faire un cours ou réciter une leçon10. » Dépassé par la situation, l’auteur décrit son sentiment face au discours qui lui est livré. Le verbe « sembler » suivi d’une métaphore tantôt du professeur, tantôt de l’écolier, a pour effet de renforcer l’étonnement de l’auteur. Il en invente ensuite une explication qui révèle sa perception des événements : « ‘– Oh ! Parbleu ! Je sais bien... Mais on nous écoutait tout à l’heure et... mon exposition doit ouvrir bientôt11’. » Cette mise en situation vient à nouveau renforcer l’incompréhension de l’écrivain : l’ami X... est probablement la voix de Gide lui-même, comme il est d’usage dans son Journal. Eric Marty explique à ce sujet12:
C’est clair : d’un côté le monde (le on, les autres), de l’autre X... X est une sorte de modalisateur grammatical qui permet d’ouvrir la parole journalière à une forme de conscience paradoxale. […] ce que Gide cherche, par toutes ces pages où un « X. » mystérieux s’exprime, ce n’est pas opposer aux opinions un point de vue, c’est libérer le langage, la parole de l’opération de réduction, d’uniformisation auxquels la domination du discours de l’histoire les ont amenés13.
Le Retour fait ainsi comprendre au lecteur que les artistes en U.R.S.S. n’ont guère d’autre choix que d’orienter leur discours en fonction de la ligne du Parti, surtout dans la conversation avec un étranger. Il faisait également comprendre quelques pages avant : « En général, sont favorisés les plus méritants, mais à condition toutefois qu’ils soient conformes, bien dans la ligne ; et ne bénéficient des avantages que ceux-ci14. »

    Il en est de même lorsque l’écrivain français fait part de ses craintes quant à la récupération que pourraient faire de son livre les opposants de l’U.R.S.S., ceux qui ont critiqué son engagement aux côtés du communisme, tels que L’Action Française ou la droite nationaliste. Ces derniers se feraient alors, selon l’auteur, un plaisir à retourner son œuvre en faveur de leurs opinions politiques, ainsi qu’à discréditer son engagement initial. Ainsi écrit-il également en avant-propos : « Et voici qui m’eût retenu de le publier, de l’écrire même, si ma conviction ne restait intacte, inébranlée, que d’une part l’U.R.S.S. finira bien par triompher des graves erreurs que je signale15 […]. » Les « graves erreurs » que signale l'auteur ne seront pas du goût des dirigeants soviétiques : critiquer pour améliorer n'est pas de mise en U.R.S.S.. Mais Gide n'y voit aucun mal, bien au contraire : en anticipant un futur triomphe du régime soviétique après correction des erreurs signalées, il croit le défendre. L'esprit critique dont use l'auteur à maintes reprises dans le Retour le rattache ainsi à son occidentalisme et l'éloigne du communisme-léniniste.

    Cette barrière culturelle est également visible dans l’emploi de termes que le lecteur ne trouverait guère dans un discours communiste. Mais Gide ne se rend pas compte qu’il utilise un vocabulaire qui ne correspond pas au monde communiste qu’il décrit. L’utilisation du terme « aristocrate16 », pour qualifier les camps de vacances des enfants, recrée une stratification sociale pour le moins inappropriée en U.R.S.S., même si elle est l’écho involontaire de la réalité d’un régime peu équitable. Le terme apparaît également pour évoquer les classes sociales, décrites de manière très occidentale :
Et l’on voit se reformer des couches de société sinon déjà des classes17, une sorte d’aristocratie ; je ne parle pas ici de l’aristocratie du mérite et de la valeur personnelle, mais bien de celle du bien-penser, du conformisme, et qui, dans la génération suivante, deviendra celle de l’argent18.
    Plus encore, ce filtre se lit dans ses considérations sur la réception des œuvres d’art : « Je protestai que les œuvres parfois les plus belles, et même celles qui sont appelées à devenir les plus populaires, ont pu n’être goûtées d’abord que par un très petit nombre de gens19 […]. » Cette idée selon laquelle un grand auteur est, dans un premier temps, rejeté par le public pour ensuite devenir un des plus populaires, est des plus françaises20. Elle n’est simplement pas compatible avec les principes du réalisme socialiste, où l’adhésion des masses est supposée totale et conditionne l’œuvre.

    De même, en réponse à l’idée que l’écrivain soviétique se doit d’être dans la « ligne », Gide répond : « – Vous contraindrez tous vos artistes au conformisme […] et les meilleurs, ceux qui ne consentiront pas à avilir leur art ou seulement à le courber, vous les réduirez au silence. La culture que vous prétendez servir, illustrer, défendre, vous honnira21. » L’auteur est à nouveau rattrapé par sa vision occidentale de l’art, selon laquelle la liberté de création prime sur les tâches culturelles du créateur communiste. La beauté résiderait dans « la force d’opposition », même si celle-ci doit s’élever contre la révolution établie :
Tout comme il y avait des banalités bourgeoises, il y a des banalités révolutionnaires ; il importe de s’en convaincre. Il importe de se persuader que ce qu’elle apporte de conforme à une doctrine, fut-elle la plus saine et la mieux établie, n’est jamais ce qui fait la valeur profonde d’une œuvre d’art22 […].
Ceci est même directement souligné par X... qui lui fait remarquer que ses considérations, aux yeux du Parti, sont celles d’un bourgeois : « Alors, il protesta que je raisonnais en bourgeois23. » Gide s’aperçoit alors que l’image de la culture telle qu’il la conçoit n’existe pas en U.R.S.S., et que la réalité est en fait très différente :
En U.R.S.S., pour belle que puisse être une œuvre, si elle n’est pas dans la ligne, elle est honnie. La beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être un artiste, s’il ne travaille pas dans la ligne l’attention se détourne, est détournée de lui : ce que l’on demande à l’artiste, à l’écrivain, c’est d’être conforme ; et tout le reste lui sera donné par-dessus24.
Ce que Gide ne voit pas, c’est que l’auteur non conforme ne risque pas seulement la marginalisation, mais la prison pure et simple et d’autres représailles.

    Le voyageur français avoue, dans certains passages, être conscient de cette barrière culturelle qui existe entre lui et l’U.R.S.S.. Bien que surpris, voire inquiet face à certaines paroles, il attribue son étonnement à la différence des us et coutumes. Lorsqu’il soumet aux soviétiques le texte du message qu’il avait rédigé à l’attention de Staline, il lui est demandé d’en modifier certains passages selon la manière dont il sied de s’adresser au chef du Parti. Suite à ces remarques, Gide écrit :
Oh ! Parbleu, je ne veux voir dans ces menus travestissements, le plus souvent involontaires, aucune malignité : bien plutôt le désir d’aider quelqu’un qui n’est pas au courant des usages et qui certainement ne peut demander mieux que de s’y plier, d’y conformer ses expressions et sa pensée25.
Le lecteur peut ici déceler l’introduction d’une certaine courtoisie typiquement occidentale, soucieuse du respect des us et des coutumes locales qu’il ne connaît pas. Néanmoins, la présence des verbes « plier » et « conformer », juxtaposés à des termes péjoratifs qui évoquent l’embrigadement soviétique, n’est pas anodine : en se positionnant en tant qu’étranger qui ignore les détails du savoir-faire et savoir-vivre soviétique, Gide s’éloigne un peu plus du communisme de l’U.R.S.S.. Le voyageur français fait preuve d’une certaine naïveté, et use d’un vocabulaire soviétique ambivalent. L’emploi du terme « travestissements » renvoie, quant à lui, à l’image du masque et donc, implicitement à l’idée de mensonge. Bien qu’il se targue de défendre malgré tout sa terre d’accueil, cette syntaxe n’a pour effet, à ses dépens, que de traduire son occidentalisme.

    Cette courtoisie occidentale se reflète dans plusieurs des propos de Gide. Dans le récit de son passage dans le village natal de Staline, il utilise explicitement le terme « courtois », qui a ici une double signification, le savoir-vivre et la politesse :
Sur la route de Tiflis à Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J’ai pensé qu’il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à l’accueil de l’U.R.S.S. […]. Je fais arrêter l’auto devant la poste et tends le texte d’une dépêche. Elle dit à peu près : « En passant à Gori au cours de notre merveilleux voyage, j’éprouve le besoin cordial de vous adresser ... » Mais ici, le traducteur s’arrête : Je ne puis point parler ainsi. Le « vous » ne suffit point, lorsque ce « vous », c’est Staline. Cela n’est point décent. Il faut y ajouter quelque chose26.
Le message tel que le présente Gide n’a effectivement rien de communiste : l’auteur est rattrapé par ses origines européennes et ne parle plus en des termes qu’il avait attrapés « au vol » lors de ses différents discours avant son départ. Il poursuit :
Et comme je manifeste certaine stupeur, on se consulte. On me propose : « Vous, chef des travailleurs », ou « maître des peuples », ou... je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde ; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries27.
La plume de l’homme européen est encore plus visible ici : en voulant être courtois de la manière dont il l’entend, il ne l’est guère du point de vue soviétique. Tout l’étonnement de l’écrivain se lit dans cette note de bas de page ajoutée aux propos ci-dessus :
J’ai l’air d’inventer, n’est-ce pas ? Non, hélas ! Et que l’on ne vienne pas trop me dire que nous avions affaire en l’occurrence à quelque subalterne stupide et zélé maladroitement. Non, nous avions avec nous, prenant part à la discussion, plusieurs personnages suffisamment haut placés et, en tout cas, parfaitement au courant des usages28.
Il considère alors la « courtoisie » soviétique comme des « flagorneries », et ajoute :
Je me débats en vain. Rien à faire. On n’acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s’agit d’une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec quelle tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance29.
    Cette même attention à la courtoisie se rencontre dans le texte que Gide prépare à l’attention d’une assemblée de littérateurs et d’étudiants, et qui n’est pas plus du goût des soviétiques : « L’on me fit aussitôt comprendre que ce texte n’était ni dans la ligne, ni dans la note et que ce que je m’apprêtais à dire paraîtrait fort malséant30. » Parler ici de malséance est bien typique de la bienséance occidentale. L’écrivain se montre ainsi courtois et diplomate quant au contenu des remarques qui ont dû lui être faites. Dans ce discours qu’il n’a pas eu le droit de prononcer, il préférait taire ses craintes et ses remarques négatives, afin de ne pas blesser son auditoire : « L’on m’a souvent demandé mon opinion sur la littérature actuelle de l’U.R.S.S.. Je voudrais expliquer pourquoi j’ai refusé de me prononcer31. » Néanmoins, Gide comprend ensuite que son idée du communisme ne s’accorde pas avec la réalité de 1936 : « Et parbleu ! je m’en rendis nettement compte moi-même, par la suite32. » Dans ce texte, l’écrivain français notait en effet, naïvement, l’inverse de ce qu’il seyait de penser et de dire en matière de littérature :
Je crains fort que quantité d’œuvres, toutes imprégnées d’un pur esprit marxiste, à quoi elles doivent leur succès aujourd’hui, ne dégagent bientôt, au nez de ceux qui viendront, une insupportable odeur de clinique ; et je crois que les œuvres les plus valeureuses seront celles seules qui auront su se délivrer de ces préoccupations-là33.
« Les œuvres les plus valeureuses » seraient-elles celles se détachant des préoccupations marxistes ? Ce sont précisément celles-ci qui seraient qualifiées de « contre-révolutionnaires », et plus encore, d’entrave à la construction du socialisme en U.R.S.S..

    Dans sa description de l’hôtel de Sotchi, Gide introduit, de même que la courtoisie, une idée typiquement occidentale, la décence :
L’hôtel de Sotchi est des plus plaisants ; ses jardins sont fort beaux ; sa plage est des plus agréables, mais aussitôt les baigneurs voudraient nous faire avouer que nous n’avons rien de comparable en France. Par décence, nous nous retenons de leur dire qu’en France nous avons mieux, beaucoup mieux34.
Parce qu’il introduit ce terme, parce qu’il se garde de contredire par courtoisie, l’auteur se détourne encore plus du communisme. Les « Carnets d’U.R.S.S. » livrent également d’autres scènes reflétant cette retenue courtoise. Réveillé à deux heures du matin à la maison de repos, il écrit : « La crainte de déranger et d’inquiéter le personnel me retient seule de sortir et d’aller respirer au bord du petit lac que j’entrevois à travers la frange des troncs des hauts pins35. »  

    En plus de ne pas comprendre ce qu’il écrit, le voyageur français ne saisit pas toujours le sens des propos qui lui sont tenus. Cette incompréhension est palpable lorsqu’il passe un moment avec les Komsomols dans le train allant de Moscou à Ordjonikidje. Comme l’explique Norbert Dodille, « Gide ne se déplace pas sans emporter dans ses poches de petits jeux d’adresse. […] Grâce à eux, on peut juger de l’intelligence d’un peuple, de son habileté, de sa capacité à se prêter à un effort désintéressé. Ce sont des ‘tests37’. » Lorsque ses nouvelles rencontres s’y essayent, Gide se contente de rapporter ces paroles d’un Komsomol, qu’il perçoit comme une marque d’humour : « ‘Un Komsomol ne se tient jamais pour battu’ me disaient-ils en riant38 ». Mais la réalité est bien plus complexe : le Komsomol, qui juge tout d’après la victoire de la Révolution, se veut également vainqueur aux jeux les plus anodins aux yeux de l’Occidental. Gide poursuit avec la même naïveté : « Car un vrai Komsomol, toujours tendu vers le service, juge tout d’après son utilité. Oh ! Sans pédanterie, du reste, et cette discussion même, coupée de rires, était un jeu39. » Un jeu pour le voyageur français, il n’y a nul doute. Pour les Komsomols, il en est pourtant autrement. Les propos suivants de Norbert Dodille illustrent parfaitement cette scène d’incompréhension gidienne :
En U.R.S.S., […] on se demande si ces jeux sont marxistes, en quoi ils servent, si peu que ce soit, la Révolution. Le jeu, dans sa gratuité fondamentale, peut être regardé comme inapte à faire progresser l’histoire dans le bon sens. […] À Gide évidemment la question paraît incongrue. […] Pourtant cette incongruité même est significative. Elle accuse un trait particulier du révolutionnaire qui, dans on obsession d’agir sur le monde, pense que rien de ce qui est du monde ne peut être étranger à la Révolution40.
    En vue de son futur récit, Gide avait noté dans ses « Carnets d’U.R.S.S. » d’insister sur ce qu’il nomme le « complexe de supériorité » soviétique : « Complexe de supériorité. Beaucoup insister là-dessus. Les propos, à ce sujet, sont incroyables, ininventables41. » Il écrit alors à ce sujet, avec stupeur et incompréhension:
Chaque étudiant est tenu d’apprendre une langue étrangère. Le français est complètement délaissé. C’est l’anglais, c’est l’allemand surtout, qu’ils sont censés connaître. Je m’étonne de les entendre le parler si mal ; un élève de seconde année de chez nous en sait davantage. De l’un d’entre eux que nous interrogeons, nous recevons cette explication (en russe, et Jef Last nous le traduit) : – Il y a quelques années encore, l’Allemagne et les Etats-Unis pouvaient sur quelques points nous instruire. Mais à présent, nous n’avons plus rien à apprendre des étrangers. Donc à quoi bon parler leur langue42.
Gide oublie que l’U.R.S.S. ne se construit que par le « national socialisme » : l’étranger est donc sans intérêt, voire dangereux. Le régime soviétique doit, pour lui, constituer un modèle, et en aucun cas l’inverse. Mais en tant qu’humaniste-occidental-esthète, l’auteur considère l’apprentissage des langues étrangères comme un objectif à part entière, synonyme d’ouverture sur le monde : la culture doit, selon lui, se nourrir de divers points de vue, divers pays. Il ne comprend donc pas l’hermétisme soviétique. En rapportant ces propos, il met l’accent sur l’embrigadement intellectuel qui sévit en U.R.S.S.. Alors, contrairement au dénigrement de l’adolescent français qu’il livre quelques pages auparavant, c’est l’étudiant soviétique qui se trouve ici en position d’infériorité. Une note de bas de page appuie la force de son étonnement, et renforce l’idée du complexe de supériorité du Russe qui ne veut apprendre la langue des autres que pour enseigner : « Devant notre stupeur non dissimulée, l’étudiant ajoutait il est vrai : ‘Je comprends aujourd’hui que c’est un raisonnement absurde. La langue étrangère, quand elle ne sert plus à instruire, peut bien servir encore à enseigner43’. »

    En appendice, Gide donne une autre scène teintée de naïveté : celle des Besprizornis. Après avoir assisté à une « rafle » de bon nombre d’entre eux afin de les confier à une « institution d’État », il s’étonne de revoir le lendemain ces mêmes enfants dans la rue :
Que s’est-il passé ? « On n’a pas voulu de nous », disent les gosses. Ne serait-ce pas plutôt eux qui ne veulent pas se soumettre au peu de discipline imposée ? Se sont-ils enfuis de nouveau ? Il semble qu’ils devraient être heureux de se voir tirés de misère. Préfèrent-ils à ce que l’on offre la misère avec la liberté44 ?
Là encore, lorsque Gide ne comprend pas, il accumule les questions. Sa réflexion se termine par une alternative : il croit que les enfants préfèrent être miséreux mais libres, plutôt que bien nourris et moralement conditionnés. L’écrivain ne comprend pas ce qui a pu réellement se passer, il n’imagine pas que les enfants ont été purement et simplement mis à la porte45.

    Quant à ses craintes concernant les lois répressives envers l’avortement et l’homosexualité, Gide les explique par un probable retour de valeurs bourgeoises en U.R.S.S. :
J’en vois partout des symptômes annonciateurs. Et comme nous ne pouvons douter, hélas ! que les instincts bourgeois, veules, jouisseurs, insoucieux d’autrui, sommeillent au cœur de bien des hommes en dépit de toute révolution (car la réforme de l’homme ne peut se faire uniquement par le dehors), je m’inquiète beaucoup de voir, dans l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, ces instincts bourgeois indirectement flattés, encouragés par de récentes décisions qui reçoivent chez nous des approbations alarmantes46.
Il explique aussi en aparté que le non-conformisme et la révolution se fait également dans les mœurs : par révolution, il entend aussi révolution sexuelle. Deux jours après le meeting de l’A.E.A.R. de 1934, Jef Last avait rapporté à Gide que, lors d’un premier voyage en U.R.S.S. en 1932, « il y régnait une entière liberté de mœurs, dans tous les genres47 » Pourtant, en 1936, une nouvelle loi condamnait les homosexuels à huit ans de prison au lieu de quelques mois en 1934. Mais l’écrivain français ne le comprend pas et parle d’un retour des valeurs bourgeoises en termes de véritables « symptômes », caractéristiques d’une épidémie. Jef Last48, quant à lui, parle d’une « certaine sévérité de pudeur49 ».  Apparaît ici la tentative d’explication rationnelle d’un acte inique par le biais de la psychologie. La France s’oppose à l’homosexualité par religion et par tradition, et l’U.R.S.S. par refus de l’individualisation et de la différence. Rêvant d’un individualisme communiste, de l’épanouissement de l’individu au sein d’un milieu collectif, ces décisions du Parti lui apparaissent dignes de la bourgeoisie française. Toute la confusion qui réside dans l’esprit de l’écrivain français se trouve ici, car comme l’explique Lestringant, « la Russie de Staline considérait l’homosexualité comme une perversion bourgeoise, un sous produit du régime capitaliste à un stade ultime de décomposition50 ». Même après son séjour, il pensera que le seul objectif de cette loi est de garantir la natalité :
Protège-t-elle vraiment la famille, ainsi qu’elle prétend le faire ? Je soutiens qu’un hétérosexuel coureur et débauché peut amener plus de troubles dans les ménages que ne ferait un pédéraste. Herbart fait judicieusement observer que les époques où la pédérastie a été le plus admise ne semblent nullement avoir été des époques de « dénatalité51 ».
    S’il arrive que son regard se pose sur certains aspects du domaine économique, Gide adopte une attitude des plus ambiguës, et approuve ainsi l’inégalité des salaires. Cette inégalité dans un régime communiste est en soi discutable, mais que Gide qui espère une société dépourvues d’inégalités et d’injustices la justifie, l’est encore plus. L’auteur ne semble pas avoir conscience du sens de cette mesure et écrit ainsi avec légèreté : « Le rétablissement de l’inégalité des salaires y trouve également son explication52 ». Plus loin, il réitère la même idée de manière encore plus soutenue : « Je ne proteste pas contre l’inégalité des salaires, j’accorde qu’elle était nécessaire53. »

    De même, l’auteur ne semble pas interpellé par les preuves qui indiquent l’apparition d’une nouvelle élite. Jean de Saint-Charmant dénonçait déjà en 1935 la distance entre ce que prétendait instaurer le communisme, et la réalité soviétique :
D’une récente expérience personnelle en U.R.S.S., nous avons au contraire retenu que le communisme, bien loin d’être égalitaire, ou seulement équitable, recrée, au profit de la classe de ses privilégiés et sans aucun esprit de charité, les plus criantes injustices sociales54.
    Quant à la description du kolkhoze nommé « Le Millionnaire », Gide utilise un lexique capitaliste. Cette dénomination est, en soi, déjà étrange, d’autant plus que ce qui s’ensuit fait véritablement penser à une entreprise capitaliste. D’ailleurs, Gide ne se gardera pas de le faire remarquer, mais du reste, sans réel étonnement :
Nous visitons aux environs de Soukhoum, un kolkhoze modèle. Il est vieux de six ans. Après avoir péniblement végété les premiers temps, c'est aujourd'hui l'un des plus prospères. On l'appelle ‘le millionnaire’. [...] Ce kolkhoze a pu réaliser, l'an dernier, des bénéfices extraordinaires, lesquels ont permis d'importantes réserves; ont permis d'élever à seize roubles cinquante le taux de la journée de travail. Comment ce chiffre est-il fixé? Exactement par le même calcul qui, si le kolkhoze était une entreprise agricole capitaliste, dicterait le montant des dividendes à distribuer aux actionnaires. Car ceci reste acquis: il n'y a plus en U.R.S.S. l'exploitation d'un grand nombre pour le profit de quelques-uns. C'est énorme. Ici nous n'avons plus d'actionnaires; ce sont les ouvriers eux-mêmes (ceux du kolkhoze il va sans dire) qui se partagent les bénéfices, sans aucune redevance à l’État55.
Le vocabulaire capitaliste alterne avec des propos dignes d’un discours communiste rapporté. Gide passe de l’évocation du calcul à la reproduction de la phrase de la doctrine selon laquelle « il n’y a plus en U.R.S.S. l’exploitation d’un grand nombre pour le profit de quelques uns ». Comparer le fonctionnement d’un kolkhoze, c’est-à-dire de la mise en collectivité des terres, à une entreprise capitaliste ne doit pas être pour plaire au Parti, qui est, justement à cette période, engagé dans la lutte contre les koulaks. Quant à Gide, il n’y voit qu’un moyen pour expliquer le plus simplement possible une situation observée. De plus, l’auteur garde l’illusion d’un partage équitable entre les ouvriers « sans aucune redevance à l’État »...

    Lors de sa description élogieuse du défilé aux fêtes de la jeunesse de Moscou sur la Place Rouge, Gide est conscient qu’il assiste à une manifestation soigneusement préparée: « Évidemment, ces êtres parfaits avaient été entraînés, préparés, choisis entre tous ; mais comment n’admirer point un pays et un régime capable de les produire56 ? » Mais cela ne l’empêche pas de s’émouvoir devant ces « êtres parfaits », malgré une certaine gêne qu’il est possible de deviner par l’emploi du « mais » adversatif annonçant une interrogation de vérité générale qui demande l’avis du lecteur. Par ailleurs, à noter l’emploi du verbe « produire » : ce terme fait nettement plus penser à une production matérielle, voire industrielle d’une société capitaliste, qu’à la préparation minutieuse d’un spectacle émergeant d’une culture qui se veut populaire …

    Ce « pas de plus », Gide tente néanmoins de le franchir, et conclut que l’esprit révolutionnaire n’est plus de mise, et est même déconseillé : « Alors, ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que de jouer sur les mots, reconnaître que l’esprit révolutionnaire (et même simplement : l’esprit critique) n’est plus de mise, qu’il n’en faut plus ? Ce que l’on demande à présent, c’est l’acceptation, le conformisme64. » La persuasion des esprits, autrement dit la propagande (bien que Gide ne la cite pas explicitement), fonctionne si bien comme méthode de démantèlement de l’esprit, que l’homme pense sincèrement ce qu’il sied de penser et ne peut se plaindre de quoi que ce soit : voilà ce que Gide souhaite ici dénoncer. 

    L’incompréhension de Gide face à la réalité quotidienne en U.R.S.S. se fonde sur un conditionnement par les mœurs françaises. Ainsi écrit-il à propos du magasin devant lequel il avait observé une innombrable quantité de personnes en attente de l’ouverture : « Quelques heures plus tard, je pénètre dans le magasin. Il est énorme. Dedans c’est une incroyable cohue. Les vendeurs, du reste, ne s’affolent pas, car, autour d’eux, pas le moindre signe d’impatience66 […]. » L’auteur s’étonne du calme dont font preuve clients et vendeurs. L’utilisation de phrases courtes a pour effet de souligner son étonnement : il est facile d’imaginer qu’une telle foule, à Paris, serait bien plus impatiente. Gide raisonne en tant qu’Occidental, et ne comprend pas le calme forcé des individus dans une pareille situation.

    L’esthétisme de Gide apparaît à plusieurs reprises dans les descriptions de la réalité soviétique. L’étonnement, l’incompréhension ou la critique se fondent alors sur des préoccupations typiquement occidentales, incapables de saisir la réalité avec un œil soviétique. L’intérêt constant pour l’architecture est parlant de ce décalage : 
En revenant de Leningrad, la disgrâce de Moscou frappe plus encore. Même elle exerce son action opprimante et déprimante sur l’esprit. Les bâtiments, à quelques rares exceptions près, sont laids (pas seulement les plus modernes), et ne tiennent aucun compte les uns des autres. […] On taille, on défonce, on sape, on supprime, l’on reconstruit, et tout cela comme au hasard67.
Gide semble livrer ici une métaphore de la destruction de l’époque tsariste, époque dont il importe à l’U.R.S.S. de se délivrer. Mais en l’utilisant ici sur le ton de l’étonnement et de la déception, il ne semble pas saisir que, d’une part, la beauté architecturale n’intéresse pas les soviétiques, et que, d’autre part, il prend le contre-pied de la doctrine en ne comprenant pas qu’il faut se délivrer de ce qui a trait au passé. De plus, l’entreprise de travaux dépourvus de logique était très courante en U.R.S.S.. L’objectif ? « Du passé faisons table rase », et cela permet d’asservir l’esprit du travailleur de manière à ce qu’il ne puisse plus penser de manière critique.

    Rien ne montre peut-être plus l’occidentalisme de l’auteur-esthète que la description qu’il livre de l’hôtel de Sinop. Par son émerveillement, l’auteur fait bien moins ressortir, malgré lui, la victoire du communisme que la persistance d’une aspiration au monde bourgeois :
Si déjà je louangeais l’hôtel de Sotchi, que dirais-je de celui de Sinop, près de Soukhoum, bien supérieur et tel qu’il supporte la comparaison des meilleurs, des plus beaux, des plus confortables hôtels balnéaires étrangers. […] chaque chambre a sa salle de bains, sa terrasse particulière. Les ameublements sont d’un goût parfait ; la cuisine y est excellente, une des meilleures que nous ayons goûtées en U.R.S.S.. L’hôtel Sinop paraît un des lieux de ce monde où l’homme se trouve le plus près du bonheur68.
L’emploi de superlatifs (« plus ») est utilisé ici, non pas pour qualifier la simplicité et l’intensité des relations humaines, mais pour décrire un des endroits les plus luxueux qu’il visite. Cette description s’apparente bien plus à celle d’un paradis capitaliste que du communisme d’U.R.S.S..

    Le même intérêt d’ordre esthétique et occidental se lit dans la description des « marchandises » proposées dans les magasins :
Les marchandises sont, à bien peu près, rebutantes. On pourrait croire, même, que, pour modérer les appétits, étoffes, objets, etc., se fassent inattrayants au possible, de sorte qu’on achèterait par grand besoin mais non jamais par gourmandise69.
Gide voit les magasins soviétiques avec ses yeux occidentaux. Le choix, la beauté, et la qualité des produits proposés ont pour lui une importance capitale. Cependant, il n’en est pas de même en U.R.S.S.. En posant l’hypothèse de l’achat par besoin et jamais par envie, il ne croit pas si bien dire : dans l’Union Soviétique de 1936, acheter par « gourmandise » serait tout simplement impensable. On pense également à ces propos concernant les Komsomols, écrits avec une certaine naïveté, quelques pages avant : « Car un vrai Komsomol, toujours tendu vers le service, juge tout d’après son utilité. » Bien qu’évoquant une barrière culturelle des goûts, Gide critique la laideur des objets qu’il ne peut donc envisager d’acheter : « J’aurais voulu rapporter quelques ‘souvenirs’ à des amis ; tout est affreux. […] Du reste les peuples de l’U.R.S.S. semblent s’éprendre de toutes les nouveautés proposées, même de celles qui paraissent laides à nos yeux d’Occidentaux70. » Le fait de vouloir ramener des souvenirs de voyage à ses proches est typique de la courtoisie et des coutumes occidentales.

    Dans le même registre, Gide s’attarde sur la qualité des mets, tel un critique culinaire :
Les légumes et les fruits en particulier sont encore, sinon mauvais du moins médiocres à quelques rares exceptions près. […] Une prodigieuse quantité de melons ; mais sans saveur. […] Le vin est souvent bon (je me souviens, en particulier, des crus exquis de Tznandali, en Kakhétie) ; la bière passable. Certains poissons fumés (à Leningrad) sont excellents, mais ne supportent pas le transport71.
Ces propos de Gide sont ceux d’un gourmet qui, décidé à améliorer la qualité de la nourriture, n’a pas saisi que c’est le circuit de production qui est ici en jeu. Dans ses « Carnets d’U.R.S.S. », Gide énumérait la grande quantité de hors d’œuvres proposés, et qu’il n’avait pas apprécié, à deux reprises : « caviar, salade de concombres, poissons fumés de différentes sortes, petits pâtés au riz, etc72. » À Soukhoum : « […] hors d’œuvres, si abondants, si variés, que l’appétit s’y fatigue et arrive tout exténué aux premiers plats73. » Ailleurs, il notait de manière encore plus détaillée :
[…] un potage de légumes, avec morceaux de poulet, le seul plat qui calme un peu mon appétit (tout le reste affreusement indigeste, et en particulier des timbales de queues d’écrevisse, doublées de timbales de champignons). […] Estomac clapotant et lourd durant quatre heures ; et fort peu nourri74.
Mais lorsque l’écrivain français est satisfait de son repas, il n’hésite pas non plus à en faire part à ses hôtes, comme le rapporte Pierre Herbart : « Excellent déjeuner à l’hôtel Astoria, à Leningrad. J’entends Gide féliciter nos hôtes de la parfaite cuisine et de la composition du menu75. » Herbart, plus pragmatique que son compagnon esthète, écrit suite à la réponse fournie par l’un d’entre eux76 : « Après le café, je me livre, menu en mains, à un petit calcul approximatif du prix de revient du repas : environ deux cents roubles par tête, le salaire mensuel moyen d’un ouvrier77. » Alors que Gide semble s’éblouir, de manière naïve, devant un festin qu’il pense accessible à tout le monde, Herbart prend conscience quelques instants plus tard du mensonge qui vient de leur être servi.

    Sans même s’en apercevoir, l’auteur raisonne avec ses codes. En tant qu'occidental qui n'admire point l'U.R.S.S. pour son Parti, mais pour l’amélioration du mode de vie qu'elle est censée apporter à l'humain, l’auteur se trompe à plusieurs reprises. Même s'il est à la recherche d'un régime politique différent du modèle capitaliste français, c'est bien par l’intermédiaire de ce dernier que Gide filtre la réalité soviétique lorsqu'il ne la comprend pas. Ses propos résument en quelques mots tout le paradoxe de la lecture gidienne du communisme :
Alors, je pense (en dépit de mon anticapitalisme) à tous ceux de chez nous qui, du grand industriel au petit commerçant, se tourmentent et s'ingénient: qu'inventer qui flatterait le goût du public ? Avec quelle subtile astuce chacun d'eux cherche à découvrir par quel raffinement il pourra supplanter un rival78 !
Gide reste fidèle à son élitisme culturel, ce qui l’amène à prendre la défense des créateurs dans un contexte où ils n’ont absolument pas leur place. S’ingénier pour satisfaire le goût des consommateurs est pourtant une des bases du capitalisme.. Il est donc tout naturel que l’U.R.S.S. ne s’en préoccupe pas, mais il est pour le moins étonnant de trouver cette considération juxtaposée à la notion d’anticapitalisme. Cette marque du filtre politique occidental est très représentative de l’incompréhension de l’écrivain face à une réalité inattendue.

    De même, Gide décrit le contraste social de manière très bourgeoise :
Comment n'être pas choqué par le mépris, ou tout au moins l'indifférence que ceux qui sont et qui se sentent ‘du bon côté’, marquent à l'égard des ‘inférieurs’, des domestiques, des manœuvres, des hommes et femmes ‘de journée’, et j'allais dire: des pauvres. Il n'y a plus de classes, en U.R.S.S., c'est entendu. Mais il y a des pauvres. Il y en a trop; beaucoup trop79
L’auteur observe que les domestiques sont vus comme des « inférieurs », et se révolte. Cette révolte est typiquement occidentale. Gide écrit qu’ « il n’y a plus de classes » mais qu’« il y a des pauvres ». S’expriment ici les origines françaises et le manque de maîtrise du langage communiste de l’écrivain. S’il n’y a plus de classes, comment peut-il y avoir des pauvres ? Dans une société sans classes, on s’attend à voir trouver une société égalitaire dans laquelle la pauvreté n’a normalement plus lieu d’exister. 

    Gide tente de donner une explication politique à ce manque de qualité et expose comme solution la culture comme on l’a déjà vu. Mais en essayant de défendre l’U.R.S.S., il s’en éloigne encore, en plaçant la France en position de supériorité.



1Michel Cadot, « Naissance et développement d’un mythe ou l’Occident en quête de l’âme slave », Revue des études slaves, tome 49, 1973, p. 97.
2Daniel Moutote, « André Gide et la Révolution russe », Bulletin de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, 1989, p. 292.
3Norbert Dodille, « Gide ou la Révolution », Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1991, n° 85, p. 101.
4Id., p. 102.
5Retour, Avant-propos, p. 751.
6François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 854.
7François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 859.
8Id., p. 545.
9Retour, Avant-propos, p. 751.
10Retour, Chapitre V, p. 781.
11Id.
12Cependant, selon Rudolf Maurer, il pourrait s’agir de Roger Martin du Gard. Rudolf Maurer, André Gide et l’U.R.S.S., op. cit., p. 125.
13André Gide, Journal, Tome I, op. cit., Introduction, p. LVI-LVII.
14Retour, Chapitre III, p. 771.
15Id., Avant-propos, p. 752.
16Ibid., Chapitre III, p. 769.
17Rudolf Maurer explique que Gide fait référence aux sovbours, c’est à dire aux « bourgeois soviétiques » qui ont des domestiques. Rudolf Maurer, André Gide et l’U.R.S.S., op.cit., p. 178.
18Retour, Chapitre III, p. 773.
19Retour, Chapitre V, p. 780.
20Stendhal, que Gide cite d’ailleurs dans Retour (Chapitre V, p. 784), en est un parfait exemple.
21Retour, Chapitre V, p. 781.
22Id., p. 783.
23Ibid., p. 781.
24Ibid., p. 782.
25Retour, Chapitre IV, p. 777.
26Retour, Chapitre IV, p. 776.
27Id.
28Ibid., note p. 776.
29Ibid., p. 776.
30Ibid., Chapitre V, p. 783.
31Retour, Chapitre V, p. 783.
32Id.
33Ibid.
34Ibid., Chapitre III, p. 771.
35André Gide, Journal, Tome II, op. cit., « Carnets d’U.R.S.S. », p. 526.
36Retour, Chapitre III, p. 774.
37Norbert Dodille, « Gide ou la Révolution », art. cit., p. 93.
38Retour, Chapitre I, p. 758.
39Id.
40Norbert Dodille, « Gide ou la Révolution », art. cit., p. 94.
41André Gide, Journal, Tome II, op. cit., « Carnets d’U.R.S.S. », p. 539.
42Retour, Chapitre III, p. 767-768.
43Id., note p. 768.
44Retour, Appendice VIII, p. 801.
45« D’autres, tel que Victor Serge, qui apporta des précisions chronologiques, étaient plus sensibles à la gravité de cette misère. » Rudolf Maurer, André Gide et l’U.R.S.S., op.cit., p. 176.
46Retour, Chapitre III, p. 772-773.
47Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame., Tome II, op. cit., p. 414.
48De même que Gide, bourgeois calviniste et révolté contre son milieu social.
49Maria Van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame., Tome II, op. cit. p. 414.
50Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, op. cit., p. 655.
51André Gide, Journal, Tome II, op. cit., 2 octobre 1936, p. 550.
52Retour,, Chapitre II, p. 764.
53Id., Chapitre III, p. 772.
54Jean de Saint-Charmant, « André Gide et le communisme », art. cit., in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1935.90.pdf.
55Retour, Chapitre II, p. 764.
56Id., Chapitre I, p. 756.
57Retour, Chapitre III, p. 774.
58Id., Chapitre IV, p. 778.
59Gide reproche à Marx de proposer des théories abstraites pour mieux séduire. Selon lui, les personnes qui adhèrent aux théories de Marx le font par méconnaissance, et donc par mégarde : « À part les deux célèbres slogans : ‘Prolétaires, unissez-vous’ et : ‘Il ne s’agit pas de comprendre le monde, mais de le changer’ (formule admirable) – on ne parvient pas, allant de page en page et de chapitre en chapitre, à trouver phrase qui fasse flèche et se détache d’un confus magma. » André Gide, Journal, Tome II, op. cit., « Feuillets », été 1937, p. 585.
60Retour, Chapitre IV, p. 778.
61Nicolas Brian-Chaninov écrit au sujet de Gide : « Ce qu’il reproche aujourd’hui à la Russie soviétique […] est […] d’avoir trahi de nos jours la révolution d’octobre 1917, d’avoir abandonné la ligne établie par les fondateurs et les premiers artisans de la Russie Nouvelle. Il se peut que M. André se méprenne sur la valeur de cette ligne […] ; il se peut même qu’il idéalise cette Russie soviétique du temps de Lénine qui, après tout, n’était peut-être qu’un mirage […]. » Nicolas Brian-Chaninov, Mercure de France, 15 janvier 1937, p. 427.
62François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 667.
63Retour, Chapitre IV, p. 779.
64Retour, Chapitre III, p. 774.
65Id., Chapitre V, p. 782.
66Ibid., Chapitre II, p. 761.
67Retour, Chapitre II, p. 760.
68Id., Chapitre III, p. 771.
69Ibid., Chapitre II, p. 761.
70Retour, Chapitre II, p. 762.
71Id.
72André Gide, Journal, Tome II, op. cit., « Carnets d’U.R.S.S. », 6 juillet 1936, p. 530.
73Id., p. 533.
74André Gide, Journal, Tome II, op. cit., « Carnets d’U.R.S.S. », 6 juillet 1936, p. 530.
75Pierre Herbart, En U.R.S.S., 1936, op. cit., p. 88.
76« – Ce qui est surtout remarquable, camarade Gide, répond notre principal amphytrion, c’est que tout notre peuple mange ainsi désormais. » Id.
77Ibid.
78Retour, Chapitre II, p. 762.
79Retour, Chapitre III, p. 773.