mardi 28 mai 2024

Sofia Lundberg, Un petit carnet rouge : une structure originale au service d'une histoire touchante

 

"Tout le monde meurt. Les gens s'obstinent à vouloir vivre le plus longtemps possible mais ce n'est pas drôle, vous savez, d'être la plus vieille. La vie n'a plus de sens quand tous les autres sont déjà morts."

 

    Un petit carnet rouge, de Sofia Lundberg est l'histoire touchante de Doris, une vieille dame qui vit seule et dont les seuls liens sociaux sont désormais ceux avec sa nièce, Jenny et ses enfants, avec qui elle communique par vidéo sur son ordinateur, ainsi que le passage à son domicile des différentes auxiliaires de vie. 

    La structure du roman, avec le découpage des chapitres alternant souvenirs et quotidien de cette femme, noms du carnet biffés, tous emprunts d'une histoire, n'en est que plus originale. En effet, le roman alterne entre le quotidien de cette femme attachante, et les souvenirs de sa vie au travers de ce fameux "petit carnet rouge" offert par son père pour ses dix ans : "Dans ce carnet, tu vas pouvoir réunir tes amis, a dit mon père en souriant. Tous ceux que tu vas rencontrer au cours de ta vie. Dans tous les endroits passionnants que tu vas visiter. Afin de ne jamais oublier". 

    Et c'est ce que Doris a fait. Elle a scrupuleusement noté les personnes qui ont marquées son existence et a biffé leurs noms lors de leur décès. Chacune de ses personnes représente un moment de sa vie, une histoire. Cette femme, qui a la chance d'atteindre les quatre-vingt-seize ans, se voit néanmoins bouleversée : tout le monde s'en va, trop de noms sont biffés dans le carnet : "Elle a tant de souvenirs [...]. Tous ces gens qui un jour l'ont fait rire ou pleurer ne sont plus que des noms et des prénoms. Les morts changent dans la mémoire de ceux qui restent." C'est alors le moment pour Doris de revenir sur toutes les périodes de sa vie. L'auteure nous livre par ce roman une aventure romanesque des plus sensibles.

vendredi 5 avril 2024

Adrien Parlange, Les printemps (2022) : histoires d’une vie

 

    Avec son livre illustré intitulé Les printemps, publié en 2022, l’auteur nous livre des moments de vie, de ses 3 ans à ses 85 ans : « À 3 ans, je fais quelques pas dans la mer. L’image de mes deux pieds dans l’écume est la première que je garde en mémoire ». « À 85ans, je n’ai jamais autant aimé le printemps. »

 

 

 

    Certains évènements de l’âge adulte s font écho à son enfance : « À 30 ans, j’ai un enfant et je réalise enfin que je n’en suis plus un ». La trentaine du narrateur marque également l’évolution de la vie et de sa transmission : « À 32 ans, je fais faire à ma fille ses premiers pas dans la mer » ; « À 34 ans, c’est à mon tour de faire goûter une fraise des bois », ou encore : « À 36 ans, je ne confonds plus les serpents et les orvets.

    Ouvert, le livre est construit comme suit : ,sur celle de gauche un dessin sur fond de couleur représentant un moment de vie du narrateur et illustrant la phrase de la page de droite.

    De jolies pages cartonnées, découpées de façon à laisser entrevoir des fenêtres à chaque moment de vie.

    Le printemps comme renaissance, le printemps suivant comme évolution et nouveau cycle de vie.

    Adrien Parlange, artiste français, illustrateur, graphiste et auteur de littérature jeunesse signe ici un très bel ouvrage à posséder dans sa bibliothèque, pour petits et grands.

samedi 16 mars 2024

Jean-Luc Le Cleac’h, L’Hiver, saison de l’esprit : « Nos lectures sont toujours des marqueurs temporels ».

Jean-Luc Le Cleac’h, L’Hiver, saison de l’esprit : « Nos lectures sont toujours des marqueurs temporels ».

 

« Un espace limité qui contient le monde, c’est peut-être la meilleure définition d’une soirée d’hiver ».


 

Jean-Luc Le Cleac’h, auteur breton originaire de Concarneau et qui parcourt l’Europe depuis trente-cinq ans emmène le lecteur, avec L'Hiver, saison de l’esprit, publié en septembre 2021 aux éditions de La Part commune, au cœur de ses pensées autour de la saison hivernale : « Dans le silence de l’hiver, c’est là que l’on entend le plus distinctement le cœur battant du monde ».


L’Hiver, saison de l’esprit tend à une ode à l’hiver, prenant la forme d’un essai à tendance philosophique, découpé en huit chapitres thématiques.


Accepter le changement des saisons, c’est aussi accepter le temps qui passe : […] le passage des saisons, la rassurante rotondité du temps que procure la répétition, le cycle des saisons, est venu me délivrer de cette sensation mortifère d’une fuite inexorable du temps ».


    L’évocation de la lumière et de l’obscurité est omniprésente :

«  L’hiver est une saison de peu de couleurs, qui tend parfois au noir et blanc ».L’hiver, souvent associé à la grisaille et la tristesse, est ici transformé en éloge, éloge du temps qui permet de s’adonner à la lecture et à la réflexion, au coin du feu.

Aussi cite-t-il Flaubert afin d’étayer ses propos :

« Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées. Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles. » (À Louise Collet, le 28 septembre 1846. Lettres à sa maîtresse, Tome 1).

    L’auteur recourt à de nombreuses références historiques et littéraires afin d’asseoir et de préciser ses pensées. L’ouvrage est organisé selon différents chapitres tels que « Lumières d’hiver » ou « Voyage en hiver ». Il défend l’idée que l’hiver constitue la saison pendant laquelle il est possible de prendre son temps. C’est aussi celle de la redécouverte de la lecture et celle où il y a le moins d’obligations extérieures :

« Si la lecture évoque l’hiver, c’est sans doute aussi que toute lecture agit comme un renforcement de notre intériorité ; dès lors que nous passons plus de temps à l’intérieur de notre domicile, les deux notions, nouent ainsi, presqu’à notre insu, des liens subtils. »

    Ainsi, l’hiver permettrait une sorte de communion littéraire avec la nature, loin du chaos de la société, et représenterait, à ce ce titre, la saison de la tranquillité et donc de l’esprit :

« J’habite l’hiver, lové dans les mots qui le décrivent, le constituent et lui donnent corps. Je me sens bien dans la chaleur et la senteur du bois sec qui brûle, et laisse sur les objets et les vêtements, une odeur discrète, un léger parfum, qui est celui-là même de l’hiver, mieux encore de l’idée d’hiver. ». Cette idée est notamment omniprésente au sein du chapitre « L’hiver : du temps pour soi… et pour les autres. »

    L’omniprésence de la nuit en hiver est ici loin d’être anxiogène, bien au contraire. Ces propos de Michèle Perrot, extraits de Histoire de Chambres, résument parfaitement l’idée que se fait l’auteur des nuits hivernales : « Opposé au jour discipliné et soumis, la nuit représente la liberté ».

    Aussi l’auteur exprime-t-il avec ses propres mots : « L’imaginaire de la nuit… toutes ces sensations nées ou liées à l’absence de lumière, et qui font que la nuit, toujours, est bien plus vaste que le jour. La raréfaction de la lumière fait naître une profusion de sensations, d’une étendue et d’une profondeur que le jour pourrait à juste titre lui envier. » Il poursuit en écrivant que « la nuit, l’hiver, se renforcent mutuellement l’un l’autre. […] Toujours est-il que le desserrement des contraintes sociales qui accompagne la venue du soir et de la nuit, se conjugue dans ma perception avec les plages de temps libres qu’offre généreusement l’hiver. »


    Jean-Luc Le Cleac’h parvient avec brio à emporter le lecteur avec lui dans ses plus profondes pensées et réflexions. Chers lecteurs et chères lectrices, si comme comme beaucoup, l’hiver est pour vous interminable, triste et angoissant, lisez ce petit ouvrage qui vus fera apprécier cette saison avec toutes les vertus cachées qu’elle comporte et que l’auteur parvient à nous transmettre.



dimanche 5 novembre 2023

Transports amoureux - Nouvelles ferroviaires


    Retour sur ma lecture de ces 6 nouvelles ferroviaires que composent ce merveilleux petit recueil.


    Bien que non exhaustives sur le sujet (mais vu la taille du machin, c'était difficile de faire mieux), ces nouvelles n'en sont pas moins palpitantes et surprenantes. 
Cela mériterait de creuser davantage sur ce qui a été écrit sur la thématique des rails.

    D'une rencontre avec une inconnue dans l'ambiance d'un vieux Corail (ça c'est du voyage, moi je dis,  rien ne vaut le Corail) dans Train de vie de Jean-Christophe Ruffin ; du  personnage quelque peu énigmatique de La passagère d'en face de Serge Joncour ; en passant par Ce cochon de Morin de Balzac qui déclenche un cataclysme pour un baiser volé bien que très osé voire grossier,  traité avec l'humour balzacien ; puis par une nouvelle écrite à la 2e personne un peu à la manière de La Modification de Michel Butor, d'une certaine teneur érotique,  toujours dans un vieux train Corail, dans L'usage du Monde d'Emmanuel Carrère ; puis par une histoire nocturne quelque peu morbide du point de vue d'une guérite chez Jean-Marie Laclavetine avec Bonheur d'aiguillage ; pour finir par Faisane dorée de René Depestre où
le voyage en train consiste en la narration de l'histoire de la Chine,  d'un voyage à travers le temps de Mao le temps d'une escapade ferroviaire ; vous passerez, chères et chers ami.e.s, par diverses atmosphères très différentes les unes des autres.

    En 5 mots : je vous le conseille vivement. Le train, plus qu'un moyen de transport : un véritable lieu de vie où l'on voyage à tout point de vue.

samedi 9 avril 2022

Gaëlle Josse, Noces de neige : deux voyages, deux époques, deux destins liés.

    8 mars 2012 : Irina, jeune fille russe de vingt-six ans, prend place à bord du Riviera Express en gare de Moscou afin de rejoindre Enzo, son probable futur fiancé, qu'elle ne connait qu'à travers un site de rencontre. Deux jours de voyage afin de la mener auprès de cet homme quasi inconnu, à Nice.

    9 mars 1881 : Anna Alexandrovna, jeune aristocrate russe de seize ans, prend place à bord du train en gare de Nice, avec sa famille et leur gouvernante, Mathilde. Cinq jours de voyage afin de rentrer de leurs vacances, chez eux, à Saint-Pétersbourg.

     Anna est une aristocrate passionnée d'équitation, discipline dans laquelle elle excelle. Elle est promise à Dimitri dont elle est follement amoureuse. Irina est issue d'un milieu modeste. Elle rêve d'amour, de se marier, de fonder une famille. Bien qu'elle discute avec Enzo par le prisme d'un écran depuis des mois, elle ne le connait pas et, pourtant, espère qu'il sera le père de ses enfants. Toutes deux, à plus d'un siècle d'écart, effectuent le même voyage ferroviaire, en sens inverse, afin de retrouver respectivement celui qu'elles pensent et espèrent être l'amour de leurs vies.

    Noces de neige de Gaëlle Josse, publié en 2013 aux éditions Autrement, alterne et fait s'entrelacer, d'un chapitre à l'autre, le voyage d'Anna et celui d'Irina. Deux huit clos qui s'entremêlent. Les doutes et pensées des deux protagonistes y sont retranscrits avec finesse. S'ajoutent, au cours de ces quelques jours, pour les deux jeunes filles, de nombreux rebondissements des plus inattendus qui ne peuvent, par l'émotion, l'attente et la souffrance, que tenir le lecteur en haleine jusqu'à la dernière ligne. Si ce roman constitue, de prime abord, celui de deux jeunes filles que tout oppose qui, à un siècle d'écart, effectuent le même voyage, en sens inverse, pour aller trouver l'amour, leurs destins demeurent bien plus liés qu'il n'y parait. Par cette œuvre des plus réussies, l'auteure nous livre un récit des plus déconcertants.

lundi 24 mai 2021

Mai 68 - Le pavé de bande-dessinée

      "Soyez réalistes, demandez l'impossible".


 

    Publié en mai 2008 aux éditions du Soleil, Mai 68 constitue un album collaboratif coordonné par Clotilde Vu et Jean Wacquet. Ce dernier explique en préambule : "Cet ouvrage n'a aucune prétention ou vocation politique ou idéologique. Il n'est que le regard de créateurs issus de plusieurs générations qui disposent, outre leurs talents respectifs, de l'un des plus formidables outils de communication qui soit..."

    Mai 68 est porteur d'idéaux, chargé d'histoire, et de mythes. 40 ans plus tard, où en sommes-nous ? Les slogans des manifestations sont identiques : "Il est interdit d'interdire", ou encore "CRS - SS".  Chaque histoire est précédée d'une page de garde relatant les événements d'une date clé de 1968 ainsi que des citations et des slogans.

    Sur les planches d'Olivier Dutto et Florent Bonin, "Chers consommateurs ! 40 ans après mai 68", l'humour est également de mise. Il est ici question de l'avancée de la technologie. Dans la dernière case, ce personnage de 2008, en pensant à ces 40 années d'évolution technologique, ou plutôt de destruction (déforestation, clonage...), "a envie de lancer des pavés" !


    La même idée de bilan, 40 ans plus tard, se retrouve également chez Gaston. Mai 68 - Mai 2008 : qu'est-ce qui a changé ? Les planches se divisent selon la forme d'un tableau imaginaire, sur deux colonnes : d'un côté ce qui était en mai 68, de l'autre ce qui est en mai 2008. De même que chez Olivier Dutto et Florent Bonin, la dernière case représente le désemparement du personnage sur les 40 années écoulées.

 

 

    Les différents protagonistes de mai 68 y sont représentés : les grévistes, mais aussi les non-grévistes et les forces de l'ordre. Laurent Panetier et Fich expriment, à travers leurs planches pleines d'ironie, la dictature du prolétariat : mai 68, c'est aussi la dictature des grévistes envers les non-grévistes, grévistes qui clament la liberté mais pas celle de ne pas faire grève. Ici, un non-gréviste se voit contraint d'arrêter de travailler, "manu miltari", par les grévistes. Ironie du sort : c'est ce réfractaire à la révolution qui, par son travail, fournissait les munitions aux soixante-huitards ! Ces derniers ne peuvent plus manifester, ils sont à court de pavés ! Quant à Jean-David Morvan et Bruno Bessadi, ils prennent le parti de montrer les pensées d'un CRS qui ne voulait qu'une chose, partir en vacances à l'autre bout du monde, comme il l'avait prévu. Face aux événements, il est contraint de rester. Aussi tranquille qu'apparaît cet homme qui ne souhaite que se faire la malle au soleil, le conditionnement et le bourrage de crâne qu'il subit le montrent, à la fin de l'histoire, empreint d'une grande agressivité : il n'arrive plus à penser et se transforme en un homme ayant "envie de frapper du manifestant", quel qu'il soit.

    Par son apparition à plusieurs reprises dans cet album où s’enchaînent de courtes planches de différents contributeurs, "Mon kiosque en mai", de Farid Boudjellal, installe un fil conducteur à l'ouvrage à travers la presse de ce mois de 1968.

 

    Ainsi les différents collaborateurs de cet ouvrage expriment-ils, toujours avec humour, leur vision de ce mois mythique de l'année 1968.

Katharina Greve, Le Gratte-ciel - 102 étages de vie : 58 pages de surprises et de plaisir

 

    

    Le Gratte-ciel, publié en 2017 en Allemagne aux éditions avant-verlag, puis en France en 2018 aux éditions Actes Sud, traduit de l'allemand par Paul Derouet, constitue la quatrième bande-dessinée de Katharina Greve, auteure et dessinatrice allemande. Le prix Max und Moritz de la meilleure bande-dessinée lui a été attribué pour cet album en 2016. 

     La lecture horizontale, de bas en haut, étage après étage, dont les scènes se font écho, fait de cet album un réel plaisir de lecteur : un colis adressé au 5e étage arrive au rez-de-chaussée, de futurs locataires débarquent au 4e pour une visite au 8e, cambriolages aux 10, 11 et 45e, le petit garçon du 17e sort le chien des voisins du 14e, ceux du 91e épient les complotistes du 90e... 

 

 

 

     Discussions politiques et sociétales, enfants, grabataires, voyante, témoins de Jéhovah : autant de scènes de vie reflétant une vision hétéroclite de la société que d'étages qui s'organisent tous, picturalement, selon un cadre spatiale identique (cuisine, entrée, salon, pignon extérieur), et non selon un cadre temporel comme il est d'usage en bande-dessinée. Originalité et humour sont ainsi au rendez-vous, tant sur le plan scénaristique que pictural. Nous n'aurions qu'une envie : qu'il y ait 100 étages de plus à se régaler !