lundi 11 novembre 2019

Sébastien Lapaque, Théorie de la carte postale : le voyage poétique d'une écriture

    "Une carte postale au temps des SMS, c'était la revanche de la relation concrète". A l'heure où la communication prolifère par le biais de SMS et de courriels, Sébastien Lapaque, romancier, essayiste et critique littéraire français, livre avec sa Théorie de la carte postale, publiée en 2014 chez Actes Sud, un essai poétique et rempli d'humour, sur l'histoire et surtout l'usage de la carte postale de nos jours. A l'ère du numérique, l'essayiste explique que "les cartes postales restaient un objet vivant parmi tant de gadgets inertes dont on accablait nos vies simplifiées." 

    Outre de multiples considérations sur le sujet, Sébastien Lapaque met en scène un homme qui écrit des cartes postales et, à travers lui, en donne au lecteur une "théorie". Chacun d'entre nous peut se retrouver au fil de ses mots : qui ne s'est pas dit un jour que, "si écrire des cartes postales est un jeu, les expédier peut s'avérer une épreuve. On peine parfois à acheter des timbres, on a du mal à trouver une boîte aux lettres" ?

    "La carte postale, c'étaient donc les notes alliées avec la vie dans l'empire de la marchandise, c'étaient l'amour et l'amitié tracés en belles lettres avec la main ; le bonheur et la beauté racontés avec de l'encre et du papier." : voici la thèse principale de cette Théorie de la carte postale au cours de laquelle le lecteur voyage dans le temps, à travers une palpitante réflexion sur l'écriture et l'usage de la carte postale au XXIe siècle.






dimanche 10 novembre 2019

Nils Uddenberg, Le Chat et moi : un roman tendre et émouvant


    "Les yeux des chats ont quelque chose de particulier. Ils sont grands et orientés complètement vers l'avant."    

    Nils et sa femme découvrent, à leur retour de vacances, un petit chat qui s'est installé dans leur jardin. Psychiatre à la retraite, le narrateur s'était promis de ne jamais s'encombrer d'un animal de compagnie afin de pouvoir profiter pleinement de la liberté de voyager dont il disposait désormais. Et pourtant, ce petit chat qui vient trouver refuge dans la vie du couple va peu à peu prendre ses aises. Du jardin, Minette atteindra la maison et même la chambre. Elle devient peu à peu un membre de la famille à part entière : "Minette est un incontournable de notre vie, et nous de la sienne. Elle est désormais dépendante des soins que nous lui donnons, comme nous sommes dépendants de la vitalité qu'elle nous insuffle. [...] Elle nous fait rire, ce qui censé doper notre espérance de vie." Le narrateur conclue : "Pour moi, c'est devenu un défi philosophique que d'essayer d'appréhender son monde. On cherche toujours à comprendre ses proches. Même lorsqu'il s'agit d'un chat."

    Traduit du suédois par Carine Bruy, Nils Uddenberg, docteur en psychiatrie et philosophie empirique, offre au lecteur, avec Le Chat et moi, publié en 2014 aux Presses de la Cité, un roman tendre et émouvant.



La distinction entre l'agréable et le beau

    Dans sa Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, Kant cherche à justifier la distinction entre l'agréable et le beau. L'agréable serait le sentiment personnel d'une personne et n'aurait pas de caractère universel : "En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne.". En revanche, il défend l'idée d'une objectivité universelle du jugement du goût relatif au beau qui serait l'harmonie : " on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel". 

    La thèse défendue par Bourdieu dans La Distinction (1979) prend le contre-pied de celle de Kant. En effet, selon Bourdieu, ce qui ressort des débats sur les goûts, c'est avant tout l'expression de la lutte entre les différentes classes sociales : "Les goûts sont avant tout des dégoûts". Le critère d"harmonie défendu par Kant amènerait alors, selon lui, à l'intolérance artistique : "L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes".

    Il est également à noter que l'harmonie peut parfois nuire à la beauté de l'oeuvre qui apparaît alors comme un simple exercice technique. Le Portrait équestre de Frédérick Rihel réalisé par Rembrandt en 1663 a souvent été qualifiée comme une toile techniquement parfaite, aux proportions scrupuleusement respectées, mais aussi comme une oeuvre sans vie de laquelle ne ressort aucune expression  dans la représentation du personnage.
    
   Néanmoins, le point de vue de Bourdieu amènerait à penser que la lutte des classes sociales régirait la vie en société tout entière, jusqu'aux loisirs et aux goûts artistiques. Il est vrai que le contexte social et sociologique peut les influer. Mais qu'en est-il des passions de ceux et celles qui consacrent leur vie à la création artistique ? Ce choix ne correspond guère toujours à des critères sociaux mais à un besoin. Rilke répond à Franz Xaver Kappus, dans sa Lettre à un jeune poète du 17 février 1903, qu'il doit persévérer dans l'élaboration de ses vers s'il en ressent un besoin indispensable pour vivre : 
Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois »,  alors construisez votre vie selon cette nécessité.
    Le beau est, selon les critères du classicisme, la mesure, la proportion, et donc ce qui pourrait être qualifié d'harmonieux. En effet, selon Kant, la beauté d'une oeuvre ne dépend pas des qualités sensibles dont elle est composée : c'est ce qui distingue le beau de l'agréable. La beauté d'une composition artistique dépend, selon lui, de l'ordre dans lequel sont agencés les matériaux (picturaux, musicaux...) au sein de l'oeuvre, tel que le définissait Platon dans Philèbe ou Sur le plaisir  : "Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence". Il n'y aurait pas, dans la beauté, qu'un plaisir uniquement sensible, mais également intellectuel : la sensibilité et la raison s'accorderaient. Le beau serait alors le reflet de la sensibilité, d'un certain ordre rationnel, "intelligible" tel que le définissait Platon, et l'harmonie en serait un critère objectif et universel.

    L'idée d'une universalité du beau par l'harmonie telle qu'elle est définie chez Platon et Kant trouve sa critique chez Bourdieu, selon qui le goût est le reflet de la lutte des classes, ainsi que dans l'oeuvre de Rembrandt citée plus haut, tout comme chez Balzac dans Le Chef-d'oeuvre inconnu (1831), lorsque le vieillard rétorque à Porbus en découvrant sa toile : "Vous autresvous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie !" Néanmoins, l'harmonie se reflète chez le spectateur par une sensibilité qui résulte bien d'un travail technique et intellectuel.

vendredi 1 novembre 2019

Faut-il renoncer à l'idée que l'histoire possède un sens ?

    Peut-on, doit-on dire et penser que l'histoire ne possède aucun sens ? L'homme vit-il dans un contexte qu'il subit et dont il ne serait pas responsable ? L'histoire n'est-elle qu'un cycle perpétuel ? L'homme ne construit-il pas chaque jour sa propre histoire ? Peut-on négliger notre passé en concevant qu'il est dépourvu de sens ? Mais est-il possible de réellement définir la valeur de l'histoire ? "L'histoire humaine" n'est-elle, comme l'écrit Shakespeare, qu' "un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Macbeth, Acte V, scène 5, 1623) ? D'un point de vue moral et volontariste, affirmer que l'histoire possède un sens pourrait empêcher l'homme de se tourner vers l'avenir ainsi que justifier l'atrocité de certains événements. Cependant, la croyance en l'absurdité de l'histoire conduit à la résignation et à la passivité. Par ailleurs, il est possible de penser que l'histoire possède un sens puisqu'elle se construit de façon à atteindre un objectif commun. Ce dernier ne doit néanmoins pas dévier vers le "faux évolutionnisme" tel que le dénonce Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952).

    Chercher un sens au passé peut amener l'homme à vivre en décalage avec sa réalité, et à se détourner de son avenir. Nietzsche expose et critique vivement cette pensée dans sa Seconde Considération inactuelle - De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874)

Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé : ce n’est que par la plus forte tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est digne d’être connu et conservé, que vous devinerez ce qui est grand. L’égal par l’égal ! Autrement vous abaissez le passé à votre niveau.
Tout bouleversement du passé apparaîtrait alors comme négatif, alors que l'histoire se définit par des changements et des ruptures, nécessaires à la construction de l'avenir. Aussi Jacques Le Rider écrit-il dans son article "Oubli, mémoire, histoire dans la Deuxième Considération inactuelle" de la Revue Germanique Internationale n° 11 de 1999 :
Depuis la Deuxième Considération inactuelle, Nietzsche a constamment valorisé l’oubli contre la mémoire, renversant la hiérarchie traditionnelle qui place la faculté de mémoire au sommet des exigences de la morale, du savoir et de l’art. La situation moderne est caractérisée selon Nietzsche par l’hypertrophie des souvenirs mis en ordre par l’histoire et cet excès de présence du passé gêne la vie et empêche l’individu de faire l'histoire, c'est-à-dire de se montrer créateur dans ses projets d'avenir.   
Au cours de l'histoire, à travers toutes les époques, des actions portant atteinte à la dignité humaine ont été commises. Il paraît donc immoral de penser que les génocides, les atteintes aux libertés de pensée eussent pu avoir un sens : leur en trouver serait les justifier.

    L'étude du passé humain et la critique qui en est faite amènent à prendre conscience des atrocités commises qui sont ensuite condamnées, d'où la célèbre expression née à l'issue de La Grande Guerre, et également reprise pour désigner la Shoah : "Plus jamais ça !". Néanmoins, réfléchir ainsi au passé pour le critiquer peut devenir un prétexte pour négliger les crimes et injustices commis dans le présent. Malgré ce "plus jamais ça !", des génocides se sont reproduits et persistent toujours. Selon certaines théories, le passé aiderait à mieux construire l'avenir. Il est cependant possible d'en douter puisque les faits historiques montrent que des schémas identiques se reproduisent. C'est ainsi que Hegel écrit : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    Il est légitime de penser que l'homme crée son histoire. Néanmoins, "les grands hommes", tels que les nomme Hegel, agissent en fonction de leurs passions pour asseoir un pouvoir, une puissance, à la recherche de la richesse, dans leur intérêt immédiat et personnel, et non dans celui de l'intérêt général et de l'avenir. L'histoire ne serait la réalisation d'un but collectif, mais une résultante absurde du conflit des passions humaines.

    Toutefois, penser que l'histoire est dépourvue de sens reviendrait à dire que l'homme ne la maîtrise pas, ce qui d'une part est aliénant, et d'autre part conduit à la résignation. Cette idée conduit à la passivité, à la conviction que les événements s'imposent à lui, que l'histoire n'a aucun but et que rien de sert de s'efforcer à transformer le présent. De plus, c'est lorsqu'il pense qu'il n'est pas maître de son histoire que l'homme se laisse dépasser par les événements et plonge dans l'absurdité de son existence. Pour que l'histoire ait un sens, l'homme doit prendre conscience qu'il en est responsable et capable de lui en donner un. Selon Hegel, "L'homme n'est rien d'autre que la série de ses actes." (Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817)

    Dans une autre perspective qui admet que l'histoire humaine est cyclique, et donc dépourvue de sens, l'homme est réduit à l'état d'animal. Or, l'homme se distingue de l'animal par la raison et la conscience de soi qui lui permet de se construire, et donc, de construire son histoire : "ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est qu’il a conscience d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être." (Hegel, L'Esthétique, "L'idée du beau" 1820-1826) L'animal agit par instinct, contrairement à l'homme qui est sans cesse perfectible. C'est en ce sens que Pascal écrit dans sa Préface pour un traité du vide (1651) : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière." Si l'on applique cette théorie à l'homme, cela signifierait qu'il n'y a aucune histoire.

    
    Il importe, malgré tout, de penser que l'histoire possède un sens, afin de penser que l'existence humaine en a un, au risque sinon de sombrer dans le nihilisme. D'une part, un devoir de mémoire s'impose à l'homme afin qu'il ne sombre pas dans le négationnisme (des camps de concentration, des génocides....) et reconnaître les grandes actions qui ont participé aux changements historiques. Bien qu'elle ne constitue pas une fin en soi, il est par exemple impossible de penser que la Révolution française de 1789 est dépourvue de sens et n'a eu aucune conséquences sur l'avenir.
    
    Il est vrai que l'homme agit davantage en fonction de ses passions immédiates qu'en fonction d'objectifs communs. Ces passions constituent néanmoins, selon Kant, des étapes de la réalisation des potentialités de l'homme. Selon lui, même lors d'un conflit, l'homme est forcé d'utiliser le meilleur de ses possibilités et est donc amené à développer sa raison, son intelligence. Selon Hegel, le développement et l'aboutissement de la raison chez l'homme se sont également produits, au fil de l'histoire, à travers les luttes et les conflits : "Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion" et "L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même" (La Raison dans l'histoire, 1822)Le philosophe allemand définit quatre étapes. Tout commence, selon lui, avec l'empire oriental, au sein duquel apparaît le début de la raison : les hommes obéissent tous aux mêmes lois mais sont gouvernés par un tyran. Deuxième étape : l'empire grec, où apparaît l'idée de démocratie mais où l'esclavage subsiste. Puis, au sein de l'empire romain, davantage de libertés et de droits individuels sont revendiqués. Enfin, l'empire germanique constituerait la finalité de la raison et de l'histoire : il s'agit alors, selon Hegel, du modèle des sociétés avec une corrélation entre le droit et le devoir, ainsi que la réconciliation entre le peuple et l'Etat, au sein de la loi.

    L'histoire possède donc un sens, sinon, l'homme n'aurait jamais évolué de quelque manière que ce soit. De plus, dépourvoir l'histoire de tout sens enlèverait à l'homme toute sorte de responsabilité. Cependant, la conception hiérarchique de la finalité de la raison de l'histoire, telle que la pense Hegel, peut s'avérer dangereuse en ce qu'elle conduit  au "faux évolutionnisme", c'est-à-dire notamment à l’ethnocentrisme, dont Levi-Strauss fait vivement la critique dans Race et Histoire (1952). En effet, cela reviendrait à justifier l'impérialisme en défendant l'idée que certaines civilisations, certains états, seraient inférieurs et que le modèle germanique devrait s'appliquer à tous.
    
    L'histoire ne peut être dépourvue de sens puisqu'elle résulte de l'évolution constante de l'homme. Par ailleurs, penser que l'histoire est absurde revendrait à croire au nihilisme de l'existence. L'attachement au passé ne doit néanmoins pas empêcher l'homme d'agir dans le présent et de penser son avenir. Bien que selon Hegel, l'homme n'ait jamais su tirer leçon de son histoire, ce dernier n'en est pas moins perfectible, a connu des évolutions, et est finalement pleinement, consciemment ou non, responsable de son histoire. Il craint néanmoins d'avoir à lui en donner un sens...