Peut-on, doit-on dire et penser que l'histoire ne possède aucun sens ? L'homme vit-il dans un contexte qu'il subit et dont il ne serait pas responsable ? L'histoire n'est-elle qu'un cycle perpétuel ? L'homme ne construit-il pas chaque jour sa propre histoire ? Peut-on négliger notre passé en concevant qu'il est dépourvu de sens ? Mais est-il possible de réellement définir la valeur de l'histoire ? "L'histoire humaine" n'est-elle, comme l'écrit Shakespeare, qu' "un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Macbeth, Acte V, scène 5, 1623) ? D'un point de vue moral et volontariste, affirmer que l'histoire possède un sens pourrait empêcher l'homme de se tourner vers l'avenir ainsi que justifier l'atrocité de certains événements. Cependant, la croyance en l'absurdité de l'histoire conduit à la résignation et à la passivité. Par ailleurs, il est possible de penser que l'histoire possède un sens puisqu'elle se construit de façon à atteindre un objectif commun. Ce dernier ne doit néanmoins pas dévier vers le "faux évolutionnisme" tel que le dénonce Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952).
Chercher un sens au passé peut amener l'homme à vivre en décalage avec sa réalité, et à se détourner de son avenir. Nietzsche expose et critique vivement cette pensée dans sa Seconde Considération inactuelle - De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874) :
Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé : ce n’est que par la plus forte tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est digne d’être connu et conservé, que vous devinerez ce qui est grand. L’égal par l’égal ! Autrement vous abaissez le passé à votre niveau.
Tout bouleversement du passé apparaîtrait alors comme négatif, alors que l'histoire se définit par des changements et des ruptures, nécessaires à la construction de l'avenir. Aussi Jacques Le Rider écrit-il dans son article "Oubli, mémoire, histoire dans la Deuxième Considération inactuelle" de la Revue Germanique Internationale n° 11 de 1999 :
Depuis la Deuxième Considération inactuelle, Nietzsche a constamment valorisé l’oubli contre la mémoire, renversant la hiérarchie traditionnelle qui place la faculté de mémoire au sommet des exigences de la morale, du savoir et de l’art. La situation moderne est caractérisée selon Nietzsche par l’hypertrophie des souvenirs mis en ordre par l’histoire et cet excès de présence du passé gêne la vie et empêche l’individu de faire l'histoire, c'est-à-dire de se montrer créateur dans ses projets d'avenir.
Au cours de l'histoire, à travers toutes les époques, des actions portant atteinte à la dignité humaine ont été commises. Il paraît donc immoral de penser que les génocides, les atteintes aux libertés de pensée eussent pu avoir un sens : leur en trouver serait les justifier.
L'étude du passé humain et la critique qui en est faite amènent à prendre conscience des atrocités commises qui sont ensuite condamnées, d'où la célèbre expression née à l'issue de La Grande Guerre, et également reprise pour désigner la Shoah : "Plus jamais ça !". Néanmoins, réfléchir ainsi au passé pour le critiquer peut devenir un prétexte pour négliger les crimes et injustices commis dans le présent. Malgré ce "plus jamais ça !", des génocides se sont reproduits et persistent toujours. Selon certaines théories, le passé aiderait à mieux construire l'avenir. Il est cependant possible d'en douter puisque les faits historiques montrent que des schémas identiques se reproduisent. C'est ainsi que Hegel écrit : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822).
Il est légitime de penser que l'homme crée son histoire. Néanmoins, "les grands hommes", tels que les nomme Hegel, agissent en fonction de leurs passions pour asseoir un pouvoir, une puissance, à la recherche de la richesse, dans leur intérêt immédiat et personnel, et non dans celui de l'intérêt général et de l'avenir. L'histoire ne serait la réalisation d'un but collectif, mais une résultante absurde du conflit des passions humaines.
Toutefois, penser que l'histoire est dépourvue de sens reviendrait à dire que l'homme ne la maîtrise pas, ce qui d'une part est aliénant, et d'autre part conduit à la résignation. Cette idée conduit à la passivité, à la conviction que les événements s'imposent à lui, que l'histoire n'a aucun but et que rien de sert de s'efforcer à transformer le présent. De plus, c'est lorsqu'il pense qu'il n'est pas maître de son histoire que l'homme se laisse dépasser par les événements et plonge dans l'absurdité de son existence. Pour que l'histoire ait un sens, l'homme doit prendre conscience qu'il en est responsable et capable de lui en donner un. Selon Hegel, "L'homme n'est rien d'autre que la série de ses actes." (Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817)
Dans une autre perspective qui admet que l'histoire humaine est cyclique, et donc dépourvue de sens, l'homme est réduit à l'état d'animal. Or, l'homme se distingue de l'animal par la raison et la conscience de soi qui lui permet de se construire, et donc, de construire son histoire : "ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est qu’il a conscience d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être." (Hegel, L'Esthétique, "L'idée du beau" 1820-1826) L'animal agit par instinct, contrairement à l'homme qui est sans cesse perfectible. C'est en ce sens que Pascal écrit dans sa Préface pour un traité du vide (1651) : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière." Si l'on applique cette théorie à l'homme, cela signifierait qu'il n'y a aucune histoire.
Il importe, malgré tout, de penser que l'histoire possède un sens, afin de penser que l'existence humaine en a un, au risque sinon de sombrer dans le nihilisme. D'une part, un devoir de mémoire s'impose à l'homme afin qu'il ne sombre pas dans le négationnisme (des camps de concentration, des génocides....) et reconnaître les grandes actions qui ont participé aux changements historiques. Bien qu'elle ne constitue pas une fin en soi, il est par exemple impossible de penser que la Révolution française de 1789 est dépourvue de sens et n'a eu aucune conséquences sur l'avenir.
Il est vrai que l'homme agit davantage en fonction de ses passions immédiates qu'en fonction d'objectifs communs. Ces passions constituent néanmoins, selon Kant, des étapes de la réalisation des potentialités de l'homme. Selon lui, même lors d'un conflit, l'homme est forcé d'utiliser le meilleur de ses possibilités et est donc amené à développer sa raison, son intelligence. Selon Hegel, le développement et l'aboutissement de la raison chez l'homme se sont également produits, au fil de l'histoire, à travers les luttes et les conflits : "Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion" et "L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même" (La Raison dans l'histoire, 1822). Le philosophe allemand définit quatre étapes. Tout commence, selon lui, avec l'empire oriental, au sein duquel apparaît le début de la raison : les hommes obéissent tous aux mêmes lois mais sont gouvernés par un tyran. Deuxième étape : l'empire grec, où apparaît l'idée de démocratie mais où l'esclavage subsiste. Puis, au sein de l'empire romain, davantage de libertés et de droits individuels sont revendiqués. Enfin, l'empire germanique constituerait la finalité de la raison et de l'histoire : il s'agit alors, selon Hegel, du modèle des sociétés avec une corrélation entre le droit et le devoir, ainsi que la réconciliation entre le peuple et l'Etat, au sein de la loi.
L'histoire possède donc un sens, sinon, l'homme n'aurait jamais évolué de quelque manière que ce soit. De plus, dépourvoir l'histoire de tout sens enlèverait à l'homme toute sorte de responsabilité. Cependant, la conception hiérarchique de la finalité de la raison de l'histoire, telle que la pense Hegel, peut s'avérer dangereuse en ce qu'elle conduit au "faux évolutionnisme", c'est-à-dire notamment à l’ethnocentrisme, dont Levi-Strauss fait vivement la critique dans Race et Histoire (1952). En effet, cela reviendrait à justifier l'impérialisme en défendant l'idée que certaines civilisations, certains états, seraient inférieurs et que le modèle germanique devrait s'appliquer à tous.
L'histoire ne peut être dépourvue de sens puisqu'elle résulte de l'évolution constante de l'homme. Par ailleurs, penser que l'histoire est absurde revendrait à croire au nihilisme de l'existence. L'attachement au passé ne doit néanmoins pas empêcher l'homme d'agir dans le présent et de penser son avenir. Bien que selon Hegel, l'homme n'ait jamais su tirer leçon de son histoire, ce dernier n'en est pas moins perfectible, a connu des évolutions, et est finalement pleinement, consciemment ou non, responsable de son histoire. Il craint néanmoins d'avoir à lui en donner un sens...