mercredi 31 juillet 2024

Le Parfum de Patrick Süskind : un roman olfactif

     Patrick Süskind publie Le Parfum, roman olfactif, en 1985, puis en 1986 pour la traduction française de l’allemand par Bernard Lortholary, en 1986, aux éditions Fayard.

    La vie de Jean-Baptiste Grenouille commençait mal : il naît derrière l’étal de la poissonnerie de sa mère qui l’abandonne. Il est confié à une première nourrice, qui ne veut plus de lui, car le trouve étrange. Notamment, il n’a pas d’odeur, et elle a le sentiment qu’il la regarde non pas avec les yeux mais avec le nez. Mme Gaillard, elle, accepte de le prendre. Elle est sans foi ni loi et ne fait pas dans la dentelle. A l’arrêt de la pension qui lui avait été attribuée pour l’enfant, elle le laisse chez un tanneur où il travaille dur, dans des odeurs et des conditions abominables. En grandissant, à l’âge de six ans, Grenouille ne ressent aucun sentiment. Il ne ressent que les odeurs olfactives de manière exacerbée : « À six ans, il avait totalement exploré olfactivement le monde qui l’entourait. » À treize ans, « l’instinct de chasse le prit ; Il avait à sa disposition la plus grande réserve d’odeurs du monde : la ville de Paris. »

    La première fois que Grenouille se sentit véritablement vivant fut le 1er septembre 1753 lors du feu d’artifice pour l’anniversaire de l’accession au trône du roi Louis XV. Grenouille s’apprêtait à rentrer car « il s’avéra bien vite que, sous le rapport des odeurs, ce feu d’artifice n’avait rien à lui apporter ». Mais soudain il sentit un parfum subtil qui l’enivra. Il le le lui fallait à tout prix : « Il fallait qu’il l’ait, non pour le simple plaisir de posséder, mais pour assurer la tranquillité de son cœur. Il se trouve presque mal à force d’excitation. » Il marche alors, suivant le parfum, sans trop savoir où il va lorsqu’il tombe sur une jeune fille dans une arrière-cour : « Cette source était la jeune fille. […] Il ne parvenait pas à comprendre qu’un parfum aussi exquis pût émaner d’un être humain. […] Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n’avait plus de sens. » C’est alors là qu’il commit l’irréparable en étranglant et tuant la jeune fille qu’il renifla des cheveux aux orteils afin de s’imprégner de son parfum : « [...] il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment : en l’occurrence, rien de moins qu’un génie ; et que sa vie avait un sens et un but et une fin et une mission transcendante : celle, en l’occurrence, de révolutionner l’univers des odeurs, pas moins […] ». Quant au meurtre, il n’est pas certain qu’il se soit rendu compte de la gravité des faits : « Car enfin, il avait conservé d’elle et s’était approprié ce qu’elle avait de mieux : le principe de son parfum ».

    À partir de ce moment, Grenouille ne vivra plus que pour une quête olfactive. Lui qui n'a aucune odeur, il cherche même à fabriquer son propre parfum. Après moult péripéties, il continue ses mélanges et apprentissages, non sans refaire de victimes puisqu’il va encore tuer 24 jeunes filles.

    Afin de rendre compte de tous ces détails olfactifs, l’auteur s’est extrêmement documenté sur les parfums et senteurs. De même, ses recherches sur l’époque sont très précises, que ce soit dans le contexte de Paris ou la pensée des personnages, sans anachronisme. Le Parfum constitue un roman hybride : à la fois historique, d’apprentissage et un conte philosophique. Le lecteur s’attache au personnage tout en condamnant ses meurtres.


jeudi 11 juillet 2024

Laurent Lagarde, Les Cinq sur la photo : un roman familial chargé en émotions qui tient en halène.

 

    Clara et Laura sont sœurs jumelles. Leur mère est décédée d’un cancer foudroyant alors qu’elles avaient 10 ans. C’est leur oncle, le frère de leur mère, « Tonton Jérèm’ » qui les a élevées. Ils forment tous les trois un superbe trio familial : « En douze ans, nos rôles ont été parfaitement attribués. À Tonton la légèreté, à Laura l’audace, l’énergie, et à moi le… Le quoi d’ailleurs ? Le pas drôle ? Le sérieux ? L’utilitaire ? »

    Bien qu’aux caractères différents, les deux sœurs sont inséparables. L’une est réservée et aime la botanique et la lecture, l’autre est joueuse de handball : « Ma mère est un personnage important mais secondaire. Le projecteur est braqué sur Laura, l’intrépide, l’insaisissable Laura. L’héroïne, c’est Laura. Mes souvenirs, c’est Laura. Mes chagrins, mes fous-rires, c’est elle. » Elle poursuit : « Je suis une exploratrice introvertie, rêveuse mais pas téméraire. [...] Laura a besoin de courir et de suer, j’ai besoin de flâner et de respirer. » Ou encore : Je suis née pour craindre, elle est née pour foncer. » Le roman est narré par Clara, du début à la fin, avec l’insertion de dialogues afin de rester fidèle aux pensées des autres protagonistes et de rythmer le récit.

    Tandis que Clara est joueuse de handball à Paris, Clara part en stage dans le Finistère afin de réaliser un stage dans le jardin botanique de M. Toussaint dans le but de devenir paysagiste. Elle y rencontre Loïc, libraire atypique, avec qui elle lie une histoire d’amour.

    C’est la première séparation avec sa jumelle. Mais le malheur va vite les faire se retrouver : en effet, Laura est atteinte d’une grave leucémie. Sa seule chance : un don de moelle osseuse. Mais leur mère étant décédée et nées de père inconnu, il ne reste plus que Clara et Jérémy qui ne sont malheureusement pas compatibles.

    Clara entame alors une véritable enquête de détective à la recherche de leur père. Le seul indice qu’elle ait est une vieille photo datant de 22 ans, à Rome, lorsque leur mère était en colocation dans le cadre du programme Erasmus. Ils sont cinq sur la photo : deux filles dont leur mère, Flora, et trois garçons. Via moult recherches, Clara découvre l’identité des quatre autres et parvient à retrouver leurs traces via les réseaux sociaux et une banque de données d’ADN. Commence alors un long périple pour Clara, entre Paris, la Bretagne, Florence et la Sardaigne.

    Elle change de caractère et s’endurcit au fil du roman au vu des circonstances : « Oser engendre moins d’angoisse que de vivre constamment dans la peur d’agir. » Plus loin, elle écrit : « Ces dernières semaines m’ont changée. Je ne suis plus une timide étudiante dévoreuse de bouquins, mais une jeune femme déterminée et audacieuse ». Elle prend confiance en elle grâce à son histoire avec Loïc et par la force des choses. Elle mûrit et passe de la petite fille renfermée à la femme déterminée.

    Le roman s’accélère alors et le lecteur n’est jamais au bout de ses surprises de ce qu’elle va découvrir. L’auteur livre ici un roman qui tient en haleine et que le lecteur n’arrive plus à lâcher.

mercredi 10 juillet 2024

Sophie Tal Men, Les Cœurs silencieux : le roman des émotions enfouies

 

   

    Sophie Tal Men publie, en 2024, aux éditions Albin Michel, Les Cœurs silencieux. L’ensemble du roman est marqué par des rancœurs familiales, des regrets et la difficulté de communiquer ses sentiments. Aussi le prologue commence-t-il par une citation de David Foenkinos, extraite des Souvenirs : « J’ai si souvent été en retard sur les mots que j’aurais voulu dire ».

    Pedro est victime d’un AVC et perd quasiment la totalité de l’usage de la parole. Sarah, sa belle-fille, qui est infirmière dans l’hôpital où il est admis, va mener une quête sans merci pour retrouver la mère de ses deux premiers fils, Tiago et Tomás, Adeline, qu’il a abandonné vingt ans plus tôt, peu de temps après avoir refait sa vie avec Véronique, la mère de Sarah, de qui il est séparé mais ne souhaite pas revoir.

    Adeline est propriétaire d’une ferme et, Tiago, l’un de ses fils, travaille avec elle. Il est trisomique. Adeline accepte rapidement d’aller visiter Pedro à l’hôpital avec Tiago. Quant à Tomás, il ne voit pas cela d’un bon œil. Lui est écrivain et traducteur et vit entre la France et le Portugal. Pour lui, Pedro a beau être son père, il les a abandonnés et ne veut plus rien avoir à faire avec lui.

    Sarah part alors pour le Portugal dans l’espoir de le faire changer d’avis. Elle retourne à la maison familiale de Raposeira dont Pedro lui a donné les clés, et la remet en état. Elle est d’abord mal accueillie par Tomás qui est très perturbé de cette visite, d’autant que le jeune homme est en panne d’inspiration pour son nouveau roman. Mais comme lui dit son éditrice : « Parfois, il vaut mieux se perdre pour mieux se retrouver. »

    L’épigraphe de la deuxième partie du roman est très éloquent sur la situation : « Ils se sont dit des tonnes de choses dans ce silence, mais ça ne valait pas quand même pas des mots. » (Alex, Pierre Lemaitre). En effet, tous ces coeurs sont brisés et personne ne parvient à communiquer hormis Sarah. Pedro est pétrifié de regrets et Tomás est rongé par la colère. Sarah va se livrer à une quête sans faille afin de tenter de convaincre Tomás de rentrer en France visiter son père. De là, émanent de nombreux souvenirs d’enfance et Sarah va tenter d’apprivoiser le fils au caractère indomptable.

    L’épigraphe de l’épilogue résume très bien la difficulté à pardonner et à communiquer lorsque rancœurs et regrets sont au rendez-vous : « Nous nous aimions entre le mots et entre les lignes, dans les silences et les regards, dans les gestes les plus simples. » (Grégoire Delacourt, Les Quatre Saisons de l’été)

    Avec Les Cœurs silencieux, l’autrice nous livre la difficulté de revenir sur des regrets, celle des rancœurs familiales et celle de la difficluté à communiquer, tout en emmenant le lecteur dans un voyage au Portugal.

mardi 9 juillet 2024

Corps vivante de Julie Delporte : un joli roman illustré sur le rapport au corps et à la sexualité

  
 
    En 2022, Julie Delporte publie son ouvrage, roman illustré : Corps vivante, aux éditions pow pow. Ce livre est entièrement écrit et illustré par l'autrice. Elle y explique son rapport au corps et à la sexualité, et la découverte de son homosexualité à l'âge de 35 ans.   
Elle commence son ouvrage ainsi, au dos de la première de couverture : 
" Ce qui ne m'a pas tuée ne m'a pas rendue plus forte. Le temps n'a pas guéri toutes mes blessures. Mais je peux constater que, malgré tout, je suis encore vivante."
     
    Sa pratique de la sexualité n'était pas forcément consentie : "Je pratiquais ma sexualité dans la peur de n'être aimée de personne. Elle était le prix à payer pour un peu de tendresse." L'autrice cite Monique Wittig : "Qu'avez-vous fait de notre désir ? Du désir en lui-même ? Un désir de pénis ? Un désir d'enfant ? Une caricature."
     
    La narratrice explique qu'elle est devenue lesbienne à 35 ans, notamment après la lecture attentive de La Pensées straight. Elle écrit également : "Pour définir la manière dont j'ai persévéré dans la recherche d'un homme, je pese au titre du livre de Lauren Berlant : Cruel Optimism". Se pose aussi la question de la démocratisation de l'homosexualité : "Je suis devenue lesbienne l'année où Google a fait en sorte que son algorithme n'associe plus automatiquement notre nom à la pornographie".
  
    Elle remet en cause les codes, les lieux communs de ce que doit être, en apparence, la féminité, la beauté féminine : "Ce que j'avais raté de la féminité n'avait plus d'importance. J'étais soudain libérée de mes obligations. Elle poursuit : "Toutes ces années, j'avais désespérrément essayé d'être belle alors que je l'étais déjà."
  
  Elle raconte le consentement non-consenti lors de ses expériences avec les hommes : "Personne ne me forçait. Je me forçais.Ce n'est pas que je n'osais pas dire que je n'avais pas envie, c'est que je ne pouvais même pas me l'avouer. Il n'y avait pas de place pour l'ambivalence. Elle cite alors Peau de Dorothy Allison et en dit qu'elle "envie celles qui savaient qu'elles aimaient les femmes avant même de comprendre la sexualité."
     
    Aujourd'hui, elle se trouve en phase de reconstruction : Je veux qu'on me laisse tranquille, qu'on arrête de vouloir réparer mon corps. Qu'on l'aime, qu'on en prenne soin, comme il est, parasité. Affecté." Ainsi refuse-t-elle toute pitié et veut-elle être accepté telle qu'elle est, avec ses blessures et son passé, les questions de son orientation sexuelle. La question qu'elle se pose alors est la suivante : "Comment faire pour que ce corps redevienne celui de l'enfant qui découvre le monde ?" Elle souhaiterait tant ne pas porter ce fardeau derrière elle. Mais elle avoue de pas encore être guérie de cette question du consentement non-consenti : "Quand cela m'arrive, j'oublie tous les autres jours. Ma non-libido n'est pas un état neutre, elle entraine directement la peur de devoir repousser, de ne pas réussir à repousser. Puis finalement d'être repoussée."
 
    Avec Corps vivante, Julie Delporte livre un très bel ouvrage illustré par ses soins, avec des dessins de métaphore de sexe féminin, des dessins de tristesse, des dessins de dépersonnalisation et beaucoup de nature. Elle donne à voir le rapport au corps et les tabous sur la sexualité, l'impportance du consentement, et l'acceptation de l'homosexualité.  

mardi 18 juin 2024

Albert Cohen, Le Livre de ma mère. Valérie Timsit, Elle était belle ma mère...

 

    Publié en 1954, Le Livre de ma mère d'Albert Cohen a inspiré Valérie Timsit qui publie, en 2017, Elle était belle ma mère... De nombreuses similitudes se retrouvent dans les deux oeuvres bien que le sytle et la structure soient différents. Mais la thématique est omniprésente : le souvenir et les regrets de la mère décédée.

    Elle était belle ma mère... se décline en 25 chapitres qui oscillent entre souvenirs, heureux ou malheureux, et poids de l'absence, toujours comme chez Cohen. Le narrateur évoque des souvenirs joyeux et écrit directement après que justement, il ne les vivra plus jamais. L'esprit divague joyeusement dans la nostalgie qui revient mélancoliquement à la réalité de l'absence. Valérie Timsit se plait à employer un style poétque avec musicalité, de nombreuses métaphores filées, ainsi que de nombreuses incises du substantif "ma mère", qui a pour effet l'accentuation du personnage dont le narrateur fait l'héroïne du roman. Albert Cohen avait déjà usé de ce style dans Le Livre de ma mère en 1954. 

    Chez Timsit, le narrateur ne parvient pas à faire son deuil : "Je ne veux plus me lever en portant sur moi le deuil de ma mère, en apprenant toutes les fois la nouvelle de sa disparition. [...] Elle aurait pu vivre de longues années encore, rester près de moi et me confier comme une merveilleuse prévenance, le livre de sa vie. [...] Je reste là, affligé par cette nouvelle frontière qui nous sépare, ce monde inconnu qui nous éloigne. Elle n'est plus un rêve, ma mère, sa mort est un cauchemar !".

    Le Livre de ma mère d'Albert Cohen constitue sa troisième oeuvre après Solal en 1930 et Mangeclous en 1938. Selon lui, "pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance." Le livre insiste beaucoup sur le regret de ne pas pas avoir été assez présent ou mal aimant envers la défunte : "Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel affreux pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce pouvoir." Le narrateur se punit même de sa propre souffrance du deuil par culpabilité : "Vengé de moi-même, je me dis que c'est bien fait et que c'est juste que je souffre, moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, qui ne savait pas qu'elle était une sainte." L'oeuvre est rongée par la culpabilité du narrateur par ses manquements auprès de sa mère, et ce deuil qu'il ne parvient pas à effectuer : "Le terrible des morts, c'est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n'y comprenons plus rien." L'idée de ne plus la revoir, de culpabiliser de l'avoir fait attendre de son vivant, tout comme chez Valérie Timsit est omniprésente : "Je suis seul maintenant et c'est à mon tour d'attendre sur le banc automnal de la vie, sous le vent froid qui gémit dans le crépuscule et soulève les feuilles mortes en néfastes tourbillons odeur d'anciennes chambres, à mon tour d'attendre ma mère qui ne vient pas, qui ne viendra plus au rendez-vous, qui ne viendra plus." L'idée de répétition de ne pas revenir à trois reprises consécutives montre bien les regrets et l'incapacité du narrateur à faire son deuil. "Fini, fini, plus de Maman, jamais. Nous sommes bien seuls tous les deux, toi dans ta terre, moi dans ma chambre." : la répétition est omniprésente, comme pour se convaincre de la réalité, mais d'une réalité de sentiment de solitude insoutenable de la disparition.

    Albert Cohen livre ici une oeuvre des plus sincères et touchantes à laquelle le lecteur ne peut qu'adhérer, quel que soit son vécu.

Aliona Gloukhova, Nos corps lumineux : un cheminement poétique de l’écriture

 

« Une métaphore est une rupture d’unité, un dérangement, elle introduit un élément hétérogène qui renvoie à un autre contexte que le conexte présent. » Blumenberg

    En mars 2023, Aliona Gloukova publie son troisième livre : Nos corps lumineux, après Dans l’eau je suis chez moi en 2019 et De l’autre côté de la peau en 2020, le tout aux éditions verticales. L’autrice est biélorusse, mais le lecteur pourra noter que, dans son œuvre, elle emploie le terme biélarusse. Ceci a un sens politique : « biélorusse » fait référence à l’URSS alors que « biélarusse » marque l’indépendance à cette dernière.

    La narratrice vient de divorcer, nous sommes en pleine période de Covid, et elle va faire de cette rupture un nouveau départ. Nos corps lumineux est marqué par la recherche des mots et de la justesse de leur place. Plusieurs motifs sont récurrents dans son œuvre.

    Tout d’abord, le motif de L’Atlas de la face cachée de la Lune (1960), seul ouvrage qu’elle emporte avec elle lors de sa retraite intérieure, pris dans la bibliothèque de son grand-père : « La face cachée de la Lune a été photographiée pour la première fois par la sonde sovitéqique Luna 3 le 7 octobre 1959. Une des premières images est apparue le 27 octobre 1959 dans le journal la Pravda. » Elle donne, de cet ouvrage scientifique, de nombreuses précisions presque poétiques au vu des clichés de l’époque : écrire au plus proche de ce que l’on ne connaît pas, idée poétique dans le domaine scientifique : « Parfois j’ouvre une page de l’atlas au hasard pour trouver une réponse à la question du jour. » Plus loin : « Je me demande si c’est possible d’être précis quand on ne sait pas exactement ce que l’on décrit, quand on est les premiers à déchiffrer l’information autrefois indisponible, quand ne sait pas ce qu’on regarde. »

    À la fin de son récit, la narratrice revient sur cet ouvrage d’une autre manière, toujours dans le sens poétique scientifique : « Un phénomène particulier se produit dans un cœur désaimé : les cellules du muscle cardiaque se figent, la contractilité du ventricule gauche ne fonctionne plus. La base du cœurs continue pourtant de pomper, féroce, pendant que sa pointe reste immobile, gonfle. Un cœur désaimé est une forme interdite, une naine brune, une étoile qui n’a pas eu lieu.Si on ne donne pas assez de place aux cœurs forts, ils risquent de partir en l’air, de nous faire exploser. »

    Le motif de la forêt est également récurrent comme métaphore de la forêt intérieure. L’idée est de retrouver une forme de repères. La perte de repères extérieurs engendre une forêt intérieure afin de se retrouver, l’idée d’espace intérieur magique, d’imaginaire parallèlement au concret : « Je cherche la forêt dans cet espace où j’ai éteint la lumière, où je ne dors pas encore, mon corps perd sa tension de la journée, je découvre une logiue différente, celle qui me permettra d’attraper une vague ou d’avancer dans un rêve. Une fois dans ma forêt, je lèverai la tête et je verrai le ciel noir constellé de points lumineux. »Le corps est toujours mis en relation avec la pensée, et la pensée avec les sensations : « Dans ma forêt, les pins font le triple de ma taille. L’air est épais. Ma forêt aurait pu être noire tant elle est dense. Mais de la lumière provient des étoiles, alors ma forêt est bleue. »

    Il y a dans cette œuvre une quête de permanente connexion à la nature et aux animaux : « Des actes sans sans logique me donnent de l’énergie, je me réveille à une heure de la nuit et me lève comme si c’était le matin, je crie comme une corbeau, une toux intérieure rentrée dans la gorge, pousse de l’air sans lui donner trop d’espace. Les corbeaux me répondent par sympathie ou par hasard. Parlent-ils à quelqu’un d’autre ? Je ne veux plus de cette séparation du monde, je veux être dedans, incluse. » Par ailleurs, la narratrice raconte une tradition biélarusse, celle du 6 juillet, qui constituerait le solstice d’été. Les gens partent alors dans la nuit chercher une fleur de fougère afin de pouvoir parler la langue des fleurs et des animaux.

« Au mois de mars, d’avril, j’étudie mon corps en déséquilibre, pousse ses limites. Je veux sentir jusqu’où je pourrais aller, découvrir des occasions qui pourraient m’être offertes. J’aime me pencher davantage, compter les secondes. Rester suspendue, en attente du corps qui lâche, est très agréable. »

    L’équilibre et le déséquilibre dominent l’ouvrage : « Les chutes sont des déplacements ravissants. » La perte d’équilibre engendre une sensibilité accrue : « Celle que j’étais à l’époque cherchait les réponses aux questions qu’elle n’arrivait pas à poser. Sa quête a commencé à l’instant où elle a compris qu’un déséquilibre permet un nouveau point de vue, une chute devenue une exploration. », ou encore : « Si le point d’appui n’existe pas, je l’imagine […]. La recherche du lien avec le monde est primordial avec l’importance du doute car les liens temporels sont éphémères. L’idée de suspension (« Parfois dans la vie, surtout quand on est suspendu, on essaie de deviner de quoi le futur sera fait, de décrire les événements qui n’ont pas encore eu lieu. C’est un peu comme concevoir un atlas à partir des clichés des formations aux contours flous, rien n’est certain, tout est possible, nos points d’atterrissage sont à réinventer. ») grâce au déséquilibre revient sans cesse : « Les personnes qui cherchent sont comme en suspension […]. Les personnes suspendues sont très attentives à ce qui se se passe. […] Une suspension est une position du corps en dehors du sol [...] L’équilibre, la stabilité, ne permettent pas forcément cette ouverture sur le monde et les différents lieux : « En allemand il existe un mot, Fernweh. Il décrit la nostalgie d’un endroit où l’on est jamais allé, d’un lieu inconnu, une vie très loin, ailleurs. Cette nostalgie est porteuse, je la vois comme un horizon possible pour des personnes qui cherchent. » Tout change autour de nous, dans la nature alors que l’Homme, à l’inverse, voit le véritable lien par la stabilité : «  Les changements sont imperceptibles à l’œil nu, et puis un matin on découvre qu’un effondrement a eu lieu. »

    « Le désamour arrive subitement comme une chute, […] ce n’est pas une opposition à l’amour, c’est sa suite possible, tendre. » Le désamour peut être libérateur et généreux : laisser l’autre aller ailleurs : « Le désamour arrive comme une chute, moment de concentration reconfigurant l’espace-temps, comme le point d’arrivée et de départ. Le désamour est généreux – on laisse l’autre s’en aller, son corps autonome, sans nous. […] Une séparation est une étape, une porte […]. ». Elle cite Levinas quant aux rapports humains, de la quête, de la « caresse » vers l’autre : « Dans son Totalité et Infini Levinas parle d’une main tendue qui cherche ce qui n’est pas encore, ce qui est moins que rien. Je regarde mes mains, touche mes lèvres pour sentir ce que Levinas voulait dire en écrivant qu’une caresse marchait à l’invisible. Parlait-il de ce geste inachevé, d’un fil tendu vers quelqu’un qui n’est plus là ? »

    Le motif des lignes : géographiques (« Quand je me perds dans des villes inconnues, j’y trouve la mienne, elle apparaît entre deux bâtiments. »), de la main (« Aujourd’hui, j’observe la ligne de vie sur ma main gauche, elle s’interrompt au milieu, paraît si courte. Cette ligne sur ma main droite reprend un peu plus loin. Peut-être n’est-ce qu’une suspension passagère ? »), du destin : « Je vois aujourd’hui des lignes parallèles qui se croisent selon une géométrie non euclidienne, deux vies. » La ligne géographique qui traverse la Russie est évoquée par la traversée de la Russie, trajet que parcourt sa grand-mère à l’époque des dénonciations. Ce grand voyage, à 26 ans, se fait avec une destination incertaine qui fait écho à la narratrice : comme une tradition familiale de voyager et de bouger tout le temps : « Cela me paraît nouveau, étonnant et assez impossible : mon chez-moi est toujours ailleurs, il change tout le temps. » En Biélarussie, l’idée du départ est aussi liée au contexte politique, est ancrée dans la culture du pays : « Sur ma carte intérieure réapparaissent les points de toutes les villes où j’ai habité : Kiev, Saint-Pétersbourg, Paris, Poitiers, Lisbonne, Madrid, Istanbul, Vilnius. […] Puis-je relier tous ces points et trouver celui au centre, un point géographique éloigné d’une façon équilibrée de toutes les personnes que j’aime ? [...] ». L’importance de bifurcation au sein de la ligne est primordiale, c’est l’idée du changement : « Je retrouve dans mon cahier les lignes qui commencent droites, mais ensuite changent de direction, tournent, se cassent. Pourquoi ai-je décidé que les lignes permettaient de comprendre ou donnaient un appui ? Pourquoi mon chemin devait-il être aligné ou logique si je le voulais juste joyeux ? » Plus loin, elle écrit : «  Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part. »

    Il y a une recherche permanente de la suspension, du point avant la chute, chute qui peut servir à rebondir : « Durant cette époque, j’ai fait une stage de danse bungee. J’ai passé un dimanche accrochée à la corde qui rebondissait chaque fois que je me laissais aller, mon corps tombait pour être rattrapé au dernier moment, renvoyé dans la direction inverse, la chute était très agréable. Je n’habitais pas dans un lieu précis, j’essayais d’habiter mon corps. » Plus encore : « C’est si agréable de chuter […]. Je monte parfois sur la pointe des pieds, l’inclinaison de mon axe change, cela me rappelle tous les moments dans ma vie où j’ai dévié de ma trajectoire. », ainsi que « Les histoires nous rattrapent. Elles nous disent ne tombe pas, s’il te plaît, et on ne tombe pas. C’est ainsi que la séparation devient une fête foraine, la chute devient un état à potentialités. »

    « Que ferait-on pour arriver à toucher l’autre – on se jette dans l’inconnu, on entre dans son système solaire. On dévie, on croise, ce chemin parallèle rien que pour une caresse imperceptible – celle de l’air sur la peau d’une étoile, un salut de proximité. » Le premier titre de l’œuvre devait être Géométrie désaccordée. D’où l’importance du motif des étoiles, étoiles filantes, constellations (« Une constellation est une configuration de temporalités multiples »), accidents astronomiques, cartes du ciel, du parallélisme entre les astres (« Quand on voir l’astre se lever, on sent que la terre bouge, c’est un repère. ») et êtres :

« Quand on chute, qui l’on est :
une étoile filante
un corps lourd
une nuit ? »
L’imaginaire parallèlement au concret se traduit par un style très fluide. Le récit est tel une constellation entre souvenirs, émotions, personnes…
 
    Nos vies sont fragmentaires et nous sommes des êtres fragmentaires. Selon l’autrice, si la recherche est l’écriture linéaire, le risque d’artificialité est à son comble. Il y a en elle une volonté de rythme musical de l’écriture. Nos corps lumineux est à la fois un roman, un récit et une autofiction, que le lecteur pourrait lire comme une berceuse.

 

 

 

 

 

 

 

jeudi 13 juin 2024

Mystère au Fort Bloqué, de Farid Afifi : un premier roman policier local réussi avec brio

    Mystère au Fort Bloqué constitue le premier roman, roman policier de Farid Afifi qu'il signe avec brio. Il s'agit d'un roman local (pour les Lorientais) où le lecteur retrouve de nombreux lieux qu'il connaît déjà, ce qui en est des plus agréable. 

    C'est l'histoire de Julie et Malik qui enquêtent sur une guerre de gangs, ESUS et Athéna, portant chacun des tatouages d'apartenance à leur groupe, qui règnent sur le marché de la drogue dans le pays lorientais. 

    Divisé en 29 chapitres, le premier constitue l'interpellation de Dylan, chef du gang ESUS. La victoire se fête au commissariat en même temps que le départ en retraite de Clément, le commissaire, dont les deux jeunes officiers sont très proches. Celui-ci est remplacé par Gildas qui, lui, ne soutient pas son équipe, la critique, s'emporte facilement et adopte des comportements des plus étranges qui déstabilisent Malik et Julie. 

    Quelques temps après, les officiers de police découvrent la cheffe du groupe Athéna, Leila, assassinée au Fort Bloqué alors que le gang ESUS est déjà en détention. Meutre commandité de prison ? Règlement de compte au sein d'Athéna ? Le Fort va, lui aussi, devenir source de mystère. Les policiers mettent tout en oeuvre, avec Vincent, jeune informatitien, pour tirer cette affaire au clair. 

    Le roman est constitué d'énormement de dialogues dans lesquels l'auteur s'efforce d'employer le langage adéquat pour chaque protagoniste : langage simple, soutenu ou argot.

    L'auteur tient son lecteur sans cesse en haleine car l'affaire est bien plus complexe qu'elle n'y paraît et il s'avère que toutes les ficelles sont liées. Un premier roman d'une grande réussite et, qui comme l'intitule le titre du dernier chapitre "Le début de la fin" ainsi que l'excipit, donnerait-il peut-être lieu à une suite ? Ceci est à espérer.