samedi 21 décembre 2019

Florentina Postaru - Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur, a fait un beau voyage - Grandir dans la dictature roumaine



    Publié le 6 novembre 2019 aux éditions Bayard, Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine relate l’enfance de son auteure en Roumanie, de la dictature de Ceausescu à la chute du mur, son départ de sa ville natale, Tulcea, à Bucarest, puis son arrivée en France. Le livre est divisé en 22 chapitres dont chacun relate une thématique, le tout dans l’ordre chronologique dans lequel l’auteure a vécu les événements.

    Souvent méconnue du grand public, la dictature roumaine est ici décrite, toujours avec le mot juste mêlé d’humour et d’ironie, par divers effets stylistiques, notamment l’accumulation. Outre cet humour omniprésent, l’auteure nous fait découvrir une partie de l’Histoire dont on parle peu, l’URSS et la scission entre Berlin Ouest et Berlin Est étant des sujets plus couramment abordés et étudiés. Ce livre nous rappelle qu’autour de ces grands pays, qu’autour de la politique soviétique, les pays limitrophes de l’Europe de l’Est furent eux aussi touchés par la dictature.

    De plus, l’auteure cherche à démystifier les idées reçues sur son pays et souhaite donner l’image, telle qu’elle en a eu, telle qu’elle l’a vécue. L’’humour fait partie intégrante de son texte, ce qui le rend encore plus juste et touchant. Dans son premier chapitre intitulé « L’accent », elle écrit : « Quand on a la chance de se dire italienne, on attire immédiatement la sympathie : tout le monde aime les pizzas, la Juventus et Sophia Loren. Le nom de mon pays traîne injustement dans de bruyantes casseroles un dictateur délirant, une histoire très douloureuse et quelques idées reçues. »

    Plus qu’une simple autobiographie, Florentina Postaru donne, avec son premier ouvrage, une œuvre touchante et originale. Les illustrations de Serge Bloch qui viennent ponctuer le texte sont toujours très justes et, en plus de l’humour omniprésent par les mots, provoquent davantage le sourire chez le lecteur. Hormis ces fabuleux dessins illustrant l’humour roumain, l’auteure n’hésite pas à ajouter diverses photos de son vécu, de sa famille, de sa vie en Roumanie. 




    Dès la plus tendre enfance, l’auteure exprime déjà le sentiment de la dictature omniprésente dans les écoles : « A l’âge de 4 ans, en franchissant la porte de l’école maternelle, on entrait de plain-pied dans le système du parti communiste roumain. C’est là que j’ai découvert, paradant dans un cadre doré, cloué au mur de la classe, le visage familier, légèrement tourné vers la gauche, du camarade Ceausescu. Le bonhomme qui avait élu domicile dans notre télévision était maintenant chez lui, sur le mur, et nous surveillait toute la journée. » Elle ajoute pour définir cet embrigadement : « On nous endoctrinait le plus tôt possible pour être sûr que nous ne trouverions plus de courage de nous raviser dans notre amour présidentiel. »

    Autobiographique, humoristique et même initiatique, ce récit est, du début à la fin, toujours rempli de surprises. Le lecteur apprend beaucoup de la réalité que fut la dictature de Ceausescu : « De toute façon, à cette époque, on faisait la queue pour tout. c’était devenu une habitude, comme un rituel quotidien de notre existence. » Elle poursuit en ce sens : « Les interminables files d’attente sont à jamais gravées dans mes souvenirs avec cette sensation humiliante de faire la queue tout le temps et pour tout : acheter de la nourriture, des livres, des places de cinéma, changer les bouteilles de gaz ou monter dans le bus. » Les restrictions, la censure, l’autarcie, la propagande sont racontées avec des mots justes, toujours sur le ton de l’humour, ce qui rend les propos d’une situation grave encore plus touchants par l’ironie sur laquelle elle est racontée : « Les restrictions et les règles, imposées par Ceausescu et jamais appliquées à sa propre famille, faisaient partie d’un plan délirant pour économiser et ne rien devoir au reste du monde. Finalement, trop occupé à construire son fameux palais, il n’a pas eu le temps de détruire totalement notre petite ville au bord du Danube et on peut encore trouver quelques jolies maisons dans les anciens quartiers turcs et russes. »  

    Malgré une réalité des plus difficiles, Florentina Postaru parvient toujours à faire sourire le lecteur et n’hésite pas à tourner le dictateur en ridicule : « A cette époque, dans ma ville, Tulcea, il n’y avait qu’une seule chaîne, la TVR, télévision d’Etat, qui diffusait un programme de trois heures par jour, sept le dimanche. Dans chaque famille, l’inventivité des papas était sans limite pour parvenir à capter les chaînes des pays voisins et découvrir enfin autre chose que : Ceausescu visite une école, Ceaucescu visite un hôpital, Ceausescu visite l’armée, Ceausescu visite la Libye, Ceausescu visite une ferme et nourrit une vache, Ceausescu visite le parlement, Ceausescu donne son avis sur tout et tout le monde se soumet à Ceausescu en buvant ses paroles. » Aussi le lecteur peut-il percevoir que le dictateur est partout. Le fait de détailler ses actes, le phénomène de répétition et le ridicule de ses faits et gestes ne peuvent que prêter à sourire malgré l’oppression vécue qui en ressort.

    Un passage plein d’humour est notamment celui où elle explique la notoriété d’Alain Delon en Roumanie, pas tant pour sa carrière d’acteur, mais pour son style vestimentaire : « Et puis, il y avait le ‘must absolu’. Nous l’appelions ‘l’alènedelone’. C’était la pièce maîtresse de toute armoire respectable . Je me demande si Alain Delon, plus connu alors en Roumanie dans la mode qu’au cinéma, a su un jour qu’un manteau portait son nom, ou peut-être devrais-je l’en informer avant qu’il ne nous quitte. » Quoi de plus drôle pour un Français que de lire ceci ! Cette anecdote sur ce fameux manteau, très populaire en Roumanie comme l’explique Florentina Postaru est, pourtant, il semblerait, assez méconnue en France.

    A la chute du dictateur roumain, l’auteure, qui a alors 13 ans, relate la libération que connurent les habitants de son pays : « Dans nos manuels nous avons enfin pu dessiner sur le portrait du dictateur, lui rajoutant moustaches, lunettes et cheveux longs avant d’arracher définitivement la page. C’était, pour nous collégiens, notre premier acte révolutionnaire. » Plus encore, le premier Noël vécu par elle et sa famille, sans Ceausescu au pouvoir, est raconté avec un humour cinglant, témoignant du sentiment de libération qui habite alors la population après des années de dictature : « Ceausescu et sa vilaine femme ont aussi reçu leurs cadeaux : des vraies balles dans leur corps. Nous les avons vus gisant sur le sol et nous étions heureux de les savoir morts. C’était le premier Noël libre. Une nouvelle vie commençait pour nous. »



    Par la suite, elle explique ce que cette nouvelle vie signifie : « Nous apprenions ce que la liberté nous apportait d’essentiel : choisir ! Choisir nos tenues, choisir notre musique, choisir nos danses, choisir nos coiffures, choisir nos couleurs et surtout choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé. » Tout est malheureusement loin d’être réglé. Aussi l’auteure écrit-t-elle, lorsqu’elle part s’installer dans son premier appartement à Bucarest : « La propriétaire est une artiste peintre. Comme beaucoup d’intellectuels, elle a quitté la Roumanie tout de suite après la révolution, quand Iliescu, un des proches de Ceausescu, a remplacé le tyran. Elle a compris que son pays, tout juste libéré de la dictature, entamait bien mal sa future démocratie. »

    Le mythe occidental est bien présent en Roumanie, d’autant plus à la chute du mur : « Dans notre petit coin d’Europe de l’Est, nous étions la première génération roumaine autorisée à croquer la vie à pleine dents, comme de vrais Occidentaux ! » Par ailleurs, ce mythe de l’Occident et plus précisément de la France comme pays des libertés, « de l’autre côté » comme le disait le père de l’auteure, se poursuit au travers de ces quelques mots très significatifs et humoristiques : « Je commence à rêver d’aller en France, le pays des libertés, de voir un concert dans un stade comme à la télé, de parler français et de manger enfin un vrai mille-feuille ! » Cette attention portée à ces détails sont on ne peut plus touchants.

    Lors d’un voyage professionnel à Lorient, en 2005, Florentina Postaru explique qu’elle savait qu’elle reviendrait dans cette ville, « au bord de la mer », qui lui rappelait certainement quelque peu sa ville natale, Tulcea. A l’âge de 37 ans, elle franchit le pas et fait le voyage jusqu’en France où elle vit toujours actuellement.

    Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine de Florentina Postaru, magnifiquement illustré par les multiples dessins de Serge Bloch, est une œuvre dotée d’une grande originalité. Au-delà du texte et des illustrations, ce livre constitue un très bel objet : la maquette est très travaillée, la typographie des plus agréables, le grammage du papier est de qualité. Avec cette première publication, l’auteure offre à ses lecteurs un grand moment de réflexion, d’apprentissage, d’humour et d’émotion. 

    Chers lecteurs, chères lectrices, un tel objet ne peut trouver qu’une jolie place au sein de votre bibliothèque. Vous l’aurez compris, cet ouvrage est une bouffée d’oxygène, un moment de détente et de sourire sur un sujet pourtant grave que l’auteure parvient à tourner sur le ton de l’humour et de l’ironie, de manière légère, sans occulter la gravité des faits. Au-delà de l’aspirateur de la protagoniste, c’est bien le lecteur qui effectue un beau voyage à travers la lecture de ce récit.




dimanche 15 décembre 2019

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, chapitre XIV « La femme indépendante »


« Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? » ( Le Deuxième sexe, « Introduction » au premier volume)

    Publié en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.

    Il a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers la libération ». Il est question ici, comme le titre l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale et sociale de la femme.

    Le père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au XVIe siècle pour citer Montaigne : «  Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)

   « Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »

    Par ailleurs, le travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir son indépendance et son autonomie, financières et morales : « En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus importants. »

    Outre la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre, l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. » Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son « amour transatlantique » dans une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet « amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et notamment au moment de la publication du Deuxième Sexe.

   Simone de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas, que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour trouver son indépendance et son identité : « En refusant des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité est impossible. » Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de Martin Heidegger dans Sein und Zeit (1927) : « Dans Le Deuxième Sexe, elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de Heidegger. » 

   

dimanche 8 décembre 2019

Amélie Nothomb, Soif : le roman des dernières pensées du Christ

    "Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons, ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet." (Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869)



 Ecrit à la première personne du singulier, Soif constitue le roman du monologue intérieur du Christ, de la veille de sa crucifixion à sa mort : "La crucifixion, c'est ce que l'on réserve aux crimes les plus honteux. [...] Inutile de se perdre en conjectures : Pilate ne s'y était pas opposé. Il devait me condamner à mort, mais il aurait pu choisir la décapitation, par exemple. A quel moment l'ai-je agacé ? Sans doute en ne désavouant pas les miracles." 

    Publié aux éditions Albin Michel le 21 août 2019, le titre du roman s’explique tout au long du texte : « Du plus profond de moi jaillit le désir qui me ressemble le plus, mon besoin chéri, ma botte secrète, mon identité véritable, ce qui m’a fait aimer la vie, ce qui me la fait aimer encore : - J’ai soif. » A ce sujet, le narrateur se montre plus épicurien que chrétien : « On se moque du propos d’Épicure : « Un verre d’eau et je crève de jouissance. » Comme on a tort ! » De plus, au moment de mourir, le protagoniste omet Dieu et pense à la soif qui l’obsède : « L’aventure commence. Je ne dis pas : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Je l’ai pensé beaucoup plus tôt, mais là je ne le pense pas, je ne pense rien, j’ai mieux à faire. Mes dernières paroles auront été : « J’ai soif. » » Plus encore, après sa mort, le narrateur poursuit : « Mon seul deuil, c’est la soif. Boire me manque moins que l’élan qu’il inspire. […] Pour éprouver la soif, il faut être vivant. J’ai vécu si fort que je suis mort assoiffé. C’est peut-être cela, la vie éternelle. »

    Le livre commence avec humour et ironie, qui seront les fils conducteurs des pensées du protagoniste, par l'énumération de reproches des miracles qu'il a exaucés : 
L'ancien aveugle s'est plaint de la laideur du monde, l'ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l'aumône [...]. La mère d'un enfant que j'avais guéri est allée jusqu'à m'accuser de lui avoir gâché la vie. - Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. A présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n'ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.

    Le Christ se considère, tout au long du roman, comme le plus commun des mortels : 
J'ai la conviction infalsifiable d'être le plus incarné des humains. [...] Manger le plus humble brouet, boire de l'eau même pas fraîche m'arracherait des soupirs de volupté si je n'y mettais pas bon ordre. [...] La contrepartie se vérifie : [...] Je cache autant cette nature douillette que la précédente : cela ne cadre pas avec ce que je suis censé représenter. Un malentendu de plus.
Il poursuit sur ses défauts et les sentiments les plus humains qui, selon l’Église, ne lui sont pas attribués, notamment, la colère et la peur : « Je ne suis pas sans défauts. Il y a en moi une colère qui ne demande qu’à jaillir. » et « Je suis comme tout le monde, j’ai peur de mourir. Je ne pense pas que j’aurai un régime de faveur. »

    Le narrateur ne lésine pas sur la critique de son créateur, qui se montre de plus en plus cinglante au souffle des pages, mais toujours sur un ton très sarcastique et désinvolte : "Mon père n'a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu'il s'en est fabuleusement bien tiré." Au moment de sa crucifixion, le narrateur maudit son Père, toujours avec beaucoup d’ironie : « Je remercie Dieu, tout en pensant que c’est un comble de lui dire merci un jour pareil. Le fait est là : j’ai dormi. » Il critique les failles de la création : 
Père, tu as juste été dépassé par ton invention. Tu pourrais être fier de ce constat, qui prouve ton génie créateur. Au lieu de cela, sous couleur de donner une leçon d’amour édifiante, tu mets en scène la punition la plus hideuse et la plus lourde de conséquences qui se puisse imaginer. Cela commençait bien, pourtant. Engendrer un fils solidement incarné, c’était une bonne histoire […]. Tu es Dieu : quel sens cela peut-il avoir pour toi, cet orgueil ? S’agit-il même de cela ? L’orgueil n’est pas mauvais. Non, j’y vois un trait ridicule : c’est de la susceptibilité. Oui, tu es susceptible. 

    Au fil des pages, il maudit de plus en plus son créateur : « C’est par amour envers sa création que mon père m’a livré. Trouvez-moi acte d’amour plus pervers. » Il va jusqu’à remettre en cause son existence : « Mon père, qui ne s’exauce jamais, a des manières étranges de me manifester, comment dire, non pas sa solidarité, encore moins sa compassion, je ne vois pas d’autres mots que celui-ci : son existence. » Le narrateur alerte également sur les conséquences de sa crucifixion pour l’avenir de l’humanité : « Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité, mais cela demeurera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la Passion du Christ. » Dans les dernières pages de son monologue intérieur, alors qu’il est déjà mort, le narrateur confie de manière cinglante : « Mon père m’a envoyé sur terre afin que j'y répande la foi. La foi en quoi ? En lui. Même s’il a daigné m’inclure dans le concept par l’idée de trinité, je trouve cela hallucinant. [...] Croire en Dieu, croire que Dieu s’est fait homme, avoir foi en la résurrection, cela sonne bancal. »

    En revanche, Joseph, qui n'apparaît qu'avec parcimonie au sein du roman, est toujours qualifié comme un homme bienveillant : "Joseph me manquait. Ce brave homme, qui ne parlait guère plus que ma mère et moi, avait le talent de donner le change : il écoutait les gens si fort qu'on croyait entendre sa réponse." Plus loin, il exprime encore à son sujet : « Joseph était bon par nature. Je me tenais à coté de lui quand il est mort, il n’a même pas maudit le stupide accident qui lui a coûté la vie. » Quant à sa mère, le narrateur exprime une forte empathie pour elle et souffre de la voir assister à cette barbarie : « Je croyais avoir touché le fond, et voici maman. Non. Ne me regarde pas, s’il te plaît. Hélas, je vois que tu vois et que tu comprends. Tu as les yeux écarquillés d’horreur. C’est au-delà de la pitié, tu vis ce que je vis, en pire, car c’est toujours pire quand c’est son enfant. »

    Le narrateur ne lésine pas non plus sur la remise en cause de la vérité des Évangiles : « Le seul évangéliste à avoir manifesté un talent d’écrivain digne de ce nom est Jean. C’est aussi pour cette raison que sa parole est la moins fiable. « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif » : je ne l’ai jamais dit, c’eût été un contresens. » Jean revient une seconde fois au cours du roman, toujours sur la même ironie : « Jean 4.14 : « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif. » Pourquoi mon disciple préféré profère-t-il un tel contresens. » De même, il poursuit avec Matthieu : « Matthieu 11.30 : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Pas pour moi, les amis. La bonne parole ne s’adresse pas à moi. » De même, l’un des enseignements de l’Église le plus connu trouve ici un certain désarroi dans les dernières pensées du protagoniste : « Aime ton prochain comme toi-même. Enseignement sublime dont je suis en train de professer le contraire. J’accepte cette mise à mort monstrueuse, humiliante, indécente, interminable : celui qui accepte cela ne s’aime pas. » Puis, c’est autour de l’enseignement de Luc : « Luc écrira que j’ai dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Contresens. »

Pieta, Michel-Ange - 1499
Basilique Saint-Pierre du Vatican 
    L’auteure, au moyen du monologue intérieur de Jésus désormais mort, s’attelle à la critique du culte des images, avec notamment la thématique de la mater dolorosa : « Certains, et non les moindres, ont senti un rajeunissement de ma mère. Aucun des textes ne le mentionne, probablement parce que ce n’est pas censé être important. La mater dolorosa a d’autres chats à fouetter. » Le narrateur poursuit, avec beaucoup d’humour, sur la Pietà de Michel-Ange au Vatican : « Sur la Pietà de l’entrée de la basilique Saint-Pierre, Marie a l’air d’avoir seize ans. Je pourrais être son père. Le rapport est à ce point inversé que ma mère devient mon orpheline. »

    Quant au Diable, son existence est clairement remise en question : « Cette comédie atroce n’était-elle donc que l’œuvre du diable ? Oh, j’en ai assez de celui-là. C’est facile. [….] Croire en lui est inutile. Il y a bien assez de mal sur terre sans en rajouter une couche. »

    La résurrection du Christ est également banalisée, toujours dans un style très ironique : « Comment expliquer qu’on m’ait vu et entendu ? Je ne sais pas. Ce n’est pas banal, mais ce n’est pas unique. […] Il y a eu des cas célèbres et des cas inconnus. S’il fallait recenser toutes les expériences de contacts troublants avec les défunts, on remplirait des bottins. »

    Les dernières pensées du Christ vont vers Marie-Madeleine (Marie de Magdala), prostituée « pécheresse repentie» selon les Évangiles, nommée ici Madeleine par souci de simplicité. Elle dépasse largement le rôle que lui attribuent les textes bibliques : « Madeleine est là. Voir ma mère m’avait déplu, voir mon amoureuse m’émeut. Elle est si belle que la compassion ne la défigure pas. » Les sentiments qu’il éprouve pour cette femme s’accentuent au fil des pages : « Madeleine : elle et moi, nous sommes reliés. Je suis amoureux d’elle comme elle est amoureuse de moi ». Avec elle, il dit avoir commis le pêché originel qui lui était interdit, sans en avoir été puni : «[...] je n’avais droit ni à la sexualité ni à l’état amoureux. Avec Madeleine, je n’ai pas hésité à passer outre. Et je n’ai pas été puni. » Au moment fatidique, Madeleine est toujours présente dans l’esprit du narrateur : « Madeleine est toujours là, devant moi, la mort sera parfaite, il pleut et j’ai les yeux dans ceux de la femme que j’aime. »

    Avec Soif, Amélie Nothomb tente un exercice audacieux en prenant le contre-pied des mythes bibliques : elle couche sur le papier un monologue intérieur de Jésus pour lequel elle se passionne depuis l'enfance. Quelles furent les dernières pensées du Christ ? Vaste question à laquelle les réponses ne peuvent que plaire ou déplaire, faire sourire ou déchaîner les foudres, dès lors que l’on se frotte à la religion. Le style est bref, les phrases courtes. L’humour et l’ironie rythment sans cesse le texte. Davantage de précisions sur les Évangiles et les dogmes chrétiens auraient permis d’étayer davantage ce livre et de lui donner encore plus d’audace. Néanmoins, il ne s’agit ni d’un essai philosophique, ni d’un essai théologique sur la question, mais bien d’un roman. Se pose alors la question du fictionnel, de sa valeur, de ses objectifs et de ses conséquences telle que l’a étudiée de manière exhaustive Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage publié en 1999  aux éditions du Seuil : Pourquoi la fiction ?