vendredi 1 novembre 2019

Faut-il renoncer à l'idée que l'histoire possède un sens ?

    Peut-on, doit-on dire et penser que l'histoire ne possède aucun sens ? L'homme vit-il dans un contexte qu'il subit et dont il ne serait pas responsable ? L'histoire n'est-elle qu'un cycle perpétuel ? L'homme ne construit-il pas chaque jour sa propre histoire ? Peut-on négliger notre passé en concevant qu'il est dépourvu de sens ? Mais est-il possible de réellement définir la valeur de l'histoire ? "L'histoire humaine" n'est-elle, comme l'écrit Shakespeare, qu' "un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Macbeth, Acte V, scène 5, 1623) ? D'un point de vue moral et volontariste, affirmer que l'histoire possède un sens pourrait empêcher l'homme de se tourner vers l'avenir ainsi que justifier l'atrocité de certains événements. Cependant, la croyance en l'absurdité de l'histoire conduit à la résignation et à la passivité. Par ailleurs, il est possible de penser que l'histoire possède un sens puisqu'elle se construit de façon à atteindre un objectif commun. Ce dernier ne doit néanmoins pas dévier vers le "faux évolutionnisme" tel que le dénonce Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952).

    Chercher un sens au passé peut amener l'homme à vivre en décalage avec sa réalité, et à se détourner de son avenir. Nietzsche expose et critique vivement cette pensée dans sa Seconde Considération inactuelle - De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874)

Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé : ce n’est que par la plus forte tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est digne d’être connu et conservé, que vous devinerez ce qui est grand. L’égal par l’égal ! Autrement vous abaissez le passé à votre niveau.
Tout bouleversement du passé apparaîtrait alors comme négatif, alors que l'histoire se définit par des changements et des ruptures, nécessaires à la construction de l'avenir. Aussi Jacques Le Rider écrit-il dans son article "Oubli, mémoire, histoire dans la Deuxième Considération inactuelle" de la Revue Germanique Internationale n° 11 de 1999 :
Depuis la Deuxième Considération inactuelle, Nietzsche a constamment valorisé l’oubli contre la mémoire, renversant la hiérarchie traditionnelle qui place la faculté de mémoire au sommet des exigences de la morale, du savoir et de l’art. La situation moderne est caractérisée selon Nietzsche par l’hypertrophie des souvenirs mis en ordre par l’histoire et cet excès de présence du passé gêne la vie et empêche l’individu de faire l'histoire, c'est-à-dire de se montrer créateur dans ses projets d'avenir.   
Au cours de l'histoire, à travers toutes les époques, des actions portant atteinte à la dignité humaine ont été commises. Il paraît donc immoral de penser que les génocides, les atteintes aux libertés de pensée eussent pu avoir un sens : leur en trouver serait les justifier.

    L'étude du passé humain et la critique qui en est faite amènent à prendre conscience des atrocités commises qui sont ensuite condamnées, d'où la célèbre expression née à l'issue de La Grande Guerre, et également reprise pour désigner la Shoah : "Plus jamais ça !". Néanmoins, réfléchir ainsi au passé pour le critiquer peut devenir un prétexte pour négliger les crimes et injustices commis dans le présent. Malgré ce "plus jamais ça !", des génocides se sont reproduits et persistent toujours. Selon certaines théories, le passé aiderait à mieux construire l'avenir. Il est cependant possible d'en douter puisque les faits historiques montrent que des schémas identiques se reproduisent. C'est ainsi que Hegel écrit : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    Il est légitime de penser que l'homme crée son histoire. Néanmoins, "les grands hommes", tels que les nomme Hegel, agissent en fonction de leurs passions pour asseoir un pouvoir, une puissance, à la recherche de la richesse, dans leur intérêt immédiat et personnel, et non dans celui de l'intérêt général et de l'avenir. L'histoire ne serait la réalisation d'un but collectif, mais une résultante absurde du conflit des passions humaines.

    Toutefois, penser que l'histoire est dépourvue de sens reviendrait à dire que l'homme ne la maîtrise pas, ce qui d'une part est aliénant, et d'autre part conduit à la résignation. Cette idée conduit à la passivité, à la conviction que les événements s'imposent à lui, que l'histoire n'a aucun but et que rien de sert de s'efforcer à transformer le présent. De plus, c'est lorsqu'il pense qu'il n'est pas maître de son histoire que l'homme se laisse dépasser par les événements et plonge dans l'absurdité de son existence. Pour que l'histoire ait un sens, l'homme doit prendre conscience qu'il en est responsable et capable de lui en donner un. Selon Hegel, "L'homme n'est rien d'autre que la série de ses actes." (Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817)

    Dans une autre perspective qui admet que l'histoire humaine est cyclique, et donc dépourvue de sens, l'homme est réduit à l'état d'animal. Or, l'homme se distingue de l'animal par la raison et la conscience de soi qui lui permet de se construire, et donc, de construire son histoire : "ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est qu’il a conscience d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être." (Hegel, L'Esthétique, "L'idée du beau" 1820-1826) L'animal agit par instinct, contrairement à l'homme qui est sans cesse perfectible. C'est en ce sens que Pascal écrit dans sa Préface pour un traité du vide (1651) : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière." Si l'on applique cette théorie à l'homme, cela signifierait qu'il n'y a aucune histoire.

    
    Il importe, malgré tout, de penser que l'histoire possède un sens, afin de penser que l'existence humaine en a un, au risque sinon de sombrer dans le nihilisme. D'une part, un devoir de mémoire s'impose à l'homme afin qu'il ne sombre pas dans le négationnisme (des camps de concentration, des génocides....) et reconnaître les grandes actions qui ont participé aux changements historiques. Bien qu'elle ne constitue pas une fin en soi, il est par exemple impossible de penser que la Révolution française de 1789 est dépourvue de sens et n'a eu aucune conséquences sur l'avenir.
    
    Il est vrai que l'homme agit davantage en fonction de ses passions immédiates qu'en fonction d'objectifs communs. Ces passions constituent néanmoins, selon Kant, des étapes de la réalisation des potentialités de l'homme. Selon lui, même lors d'un conflit, l'homme est forcé d'utiliser le meilleur de ses possibilités et est donc amené à développer sa raison, son intelligence. Selon Hegel, le développement et l'aboutissement de la raison chez l'homme se sont également produits, au fil de l'histoire, à travers les luttes et les conflits : "Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion" et "L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même" (La Raison dans l'histoire, 1822)Le philosophe allemand définit quatre étapes. Tout commence, selon lui, avec l'empire oriental, au sein duquel apparaît le début de la raison : les hommes obéissent tous aux mêmes lois mais sont gouvernés par un tyran. Deuxième étape : l'empire grec, où apparaît l'idée de démocratie mais où l'esclavage subsiste. Puis, au sein de l'empire romain, davantage de libertés et de droits individuels sont revendiqués. Enfin, l'empire germanique constituerait la finalité de la raison et de l'histoire : il s'agit alors, selon Hegel, du modèle des sociétés avec une corrélation entre le droit et le devoir, ainsi que la réconciliation entre le peuple et l'Etat, au sein de la loi.

    L'histoire possède donc un sens, sinon, l'homme n'aurait jamais évolué de quelque manière que ce soit. De plus, dépourvoir l'histoire de tout sens enlèverait à l'homme toute sorte de responsabilité. Cependant, la conception hiérarchique de la finalité de la raison de l'histoire, telle que la pense Hegel, peut s'avérer dangereuse en ce qu'elle conduit  au "faux évolutionnisme", c'est-à-dire notamment à l’ethnocentrisme, dont Levi-Strauss fait vivement la critique dans Race et Histoire (1952). En effet, cela reviendrait à justifier l'impérialisme en défendant l'idée que certaines civilisations, certains états, seraient inférieurs et que le modèle germanique devrait s'appliquer à tous.
    
    L'histoire ne peut être dépourvue de sens puisqu'elle résulte de l'évolution constante de l'homme. Par ailleurs, penser que l'histoire est absurde revendrait à croire au nihilisme de l'existence. L'attachement au passé ne doit néanmoins pas empêcher l'homme d'agir dans le présent et de penser son avenir. Bien que selon Hegel, l'homme n'ait jamais su tirer leçon de son histoire, ce dernier n'en est pas moins perfectible, a connu des évolutions, et est finalement pleinement, consciemment ou non, responsable de son histoire. Il craint néanmoins d'avoir à lui en donner un sens...

lundi 28 octobre 2019

Italo Calvino, Les Villes invisibles : un voyage hors du temps.

   
    Les Villes invisibles d'Italo Calvino, publiées en 1972 et traduites de l'italien par Jean Thibaudeau, nous transportent dans un univers hors du temps avec de multiples descriptions de villes, témoins d'une architecture et d'une ambiance particulières et si différentes les unes des autres : " Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leurs discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre." 

    Cette oeuvre de Calvino se divise en de nombreux petits chapitres, au cours desquelles sont décrites des villes, de manière lunaire. Il s'agit d'une sorte de récit épistolaire descriptif, imaginaire, entre l'empereur Kublai Khan et Marco Polo, un peu à la manière de la correspondance des Lettres persanes de Montesquieu, entre Usbek et Rica.

    Le lecteur est transporté dans l'imaginaire du reflet de villes qui revêtent différentes atmosphères, différentes formes et provoquent une émotion singulière, qui attisent sans cesse le rêve.

Trancher, d'Amélie Cordonnier : le roman d'une femme qui se doit de décider.

   
    Une femme mariée. Deux enfants. Un mari violent mais qui exprime des regrets. Elle écrit : "L'hiver s'épuisait doucement. Tes forces aussi. Tant de semaines passées à t'interroger, à hésiter, à pleurer", puis "C'en était fini de la guerre, celle que tout le monde se fait devant les enfants. [...] Celle qui pue la rancœur et les regrets. Après la Toussaint, Aurélien semblait apaisé. Il t'avait invitée à dîner et avait juré qu'il avait changé[...]". Mais elle note, quelques pages suivantes : "La violence d'Aurélien est revenue. Par la fenêtre, peut-être bien. C'est une surprise qui te foudroie". Alors, il lui faut :  "Prendre une décision. Oui, mais laquelle ? [...] Tu vois bien qu'il n'y a pas dix milles options. PARTIR ou RESTER : pas d'autre possibilité". 
    
    Le 3 janvier, elle aura quarante ans : l'âge de raison. Elle ne peut, après tant d'hésitations perpétuelles, rester dans une situation telle. Elle décide donc, le 18 décembre, à la suite d'une discussion avec son amie et confidente, Marie, que le 3 janvier, elle tranchera, elle décidera de la suite de sa vie : rester avec Aurélien, s'y tenir, accepter, essayer d'arranger la situation comme elle le peut, à son niveau, mais qui ne dépend malheureusement pas d'elle, ou partir, le quitter, définitivement. Alors, elle décide d'écrire. Elle note, elle note tout. Puis elle réfléchit sur ses notes. Toujours à la deuxième personne du singulier, et ce, tout au long de l'ouvrage. Cela lui permet de s'écrire et de se lire par un effet de miroir. Jusqu'à la fin, jusqu'à cette date ultime qu'elle s'est fixée pour reprendre sa vie en mains, dans un sens ou dans un autre, elle hésite, elle tergiverse. Ses émotions se confondent. Les événements sont divers. Que va-t-elle décider ? De quelle manière va-t-elle trancher ? 

    Chers lecteurs, chères lectrices, vous le découvrirez, si vous ouvrez ce livre, à la toute fin. En attendant, vous plongerez au plus profond du dialogue intérieur d'une femme tourmentée, pas tant par elle-même, mais par ce qui lui arrive, ce qu'elle subit, ce qu'elle veut mais ne veut pas. Publiée aux éditions Flammarion en le 29 août 2018, puis invitée à La Grande Librairie pour parler de son roman, Amélie Cordonnier livre, avec Trancher, non pas une théorie féministe, philosophique, mais une véritable confession, dont le lecteur ne peut qu'être épris.

dimanche 20 octobre 2019

David Vann, Sukkwan Island : le roman palpitant d'une aventure cauchemardesque

  Jim, un homme déçu par la vie, aussi bien professionnellement que sentimentalement, décide d'aller s'installer en Alaska, sur l'île de Sukkwan Island, pour un an, avec son fils de 13 ans, Roy. Père et fils ont tout à découvrir l'un de l'autre : ils ne se connaissent finalement que très peu. Avant leur départ, Jim explique à Roy : "Quelque part, il y a eu un mélange de culpabilité, de divorce, d'argent, d'impôts, et tout est parti en vrille." 
   
    Ils partent donc vivre dans une cabane isolée dont l'accès reste très limité (voie maritime et voie aérienne). Ce retour au plus près de la nature les oblige à vivre un quotidien fatiguant, de quasi survie, au cours duquel ils doivent trouver de la nourriture, la stocker, faire face aux animaux et aux intempéries. Plus qu'un simple retour à la nature, il s'agit pour Jim et Roy de se connaître, de se comprendre, d'apprendre l'un de l'autre. L'isolement est aussi un moyen d'introspection pour les deux protagonistes. Mais cette expérience de l'isolement, les conditions de vie hors de la civilisation entre ce père et cet adolescent qui se connaissent mal va très vite tourner au plus violent des cauchemars. 

    Par une écriture claire, précise, des phrases courtes, quelques dialogues et monologues intérieurs rapportés, un vocabulaire tranchant, l'auteur américain tient son lecteur en haleine, du début à la fin, de manière des plus palpitantes. 

    Traduit de l'américain par Laura Derajinski et publié en France en 2010, Sukkwan Island a reçu le prix Médicis étranger.

Expériences de l'histoire, poétique de la mémoire : étude comparatiste entre Joseph Conrad, Claude Simon et Antonio Lobo Antunes

    La littérature de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire n'a pas pour intérêt de relater l'événement ou la perception de l'événement, mais la mémoire de la perception de l'événement. L'expérience de l'histoire est aussi celle de l'écriture et de la naissance d'un écrivain. Ainsi la structure de l'oeuvre littéraire se voit-elle modifiée et porteuse de particularités. Dans Au cœur des ténèbres, publié en 1902, Joseph Conrad raconte l'expérience de son voyage au Congo. Le Cul de Judas d'Antonio Lobo Antunes, publié en 1979, relate la guerre coloniale en Angola au début des années 1970. Avec L'Acacia,  parue en 1989, Claude Simon, évoque la mobilisation respective du père et du fils lors de la première guerre mondiale, puis lors de la Débâcle de 1940, ainsi que les colonies françaises à la fin du XIXe siècle à travers des souvenirs de famille.

    L'oeuvre littéraire de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire se détache des genres littéraires habituels. Ces œuvres ne peuvent être perçues comme des ouvrages d'historiens. Selon Joseph Conrad, "la fiction est l'histoire ou elle n'est pas". Cette opinion de l'écrivain d'origine polonaise s'applique aux trois œuvres des trois auteurs étudiés ici. Il importe de noter la prédominance de la métaphore maritime dans Au cœur des ténèbres. La réalité est ainsi relatée par une poétique de l'écriture particulière. L'Acacia relate une mémoire de la perception de l'événement : l'historiographie est au service de l'oeuvre littéraire. Quant à Lobo Antunes, il ne réalise pas le récit de l'histoire coloniale de l'Angola mais en apporte une expérience. Il existe, au sein de ces trois récits, une part autobiographique. Néanmoins, ils ne peuvent guère davantage appartenir au genre. Joseph Conrad était capitaine de marine marchande depuis 1878 pour l'Angleterre. Il relate, dans Au cœur des ténèbres, son expédition au Congo de 1880, colonisé par Léopold II de Belgique. Cette vérité historique est néanmoins emprunte d'éléments fictifs avec l'isotopie du surnaturel et l'opposition entre lumière et ténèbres. La fiction vient appuyer des faits réels et représente sa perception par son auteur. L'oeuvre de Lobo Antunes comporte également une part autobiographique puisque l'auteur était médecin en Angola en 1971. La situation d'énonciation, à savoir cette nuit alcoolisée avec ce monologue dans un bar à une femme qui ne prend jamais la parole, constitue la part fictionnelle du récit. Quant à Claude Simon, son histoire est bien également autobiographique : sa famille vivait à Madagascar comme il l'explique à travers la description des photos d'époque. De plus, son père fut tué lors de la première guerre mondiale et lui-même fut mobilisé lors de la Débâcle de 1940. Néanmoins, le jeu perpétuel d'analepses et prolepses dotées d'une réflexion sur la mémoire de l'expérience placent le récit dans une dimension fictionnelle. Ces œuvres littéraires ne peuvent guère plus être considérées comme des journaux de voyage. Il ne s'agit pas d'écrire les faits au jour le jour mais de relater la remémoration de la perception des événements. Joseph Conrad se démarque du journal maritime : avec Au cœur des ténèbres, il adopte une réflexion sur ce qu'il voit et ce qu'il perçoit. Dans Le Cul de Judas, de nombreuses métalepses du narrateur coupent le récit : l"auteur raconte son vécu avec les lacunes inhérentes à la mémoire. Quant à L'Acacia, le lecteur y retrouve les nombreuses analepses et prolepses évoquées ci-dessus : toute une histoire familiale semble se reproduire de l'époque coloniale à la Débâcle. Il est alors possible d'effectuer un parallèle avec la philosophie de Hegel : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    La mise en perspective narrative de la réalité dans ces trois récits répond à des procédés particuliers. Il s'agit de démystifier la doxa nationale et l'héroïsme du combattant. Chez Conrad, le narrateur découvre que les Congolais ne sont pas inhumains et démystifie leur image de cannibale présente en Occident :
C’était un autre monde, et les hommes étaient – non, ils n’étaient pas inhumains. Ça vous venait tout doucement. Ils hurlaient et bondissaient, et tournoyaient et faisaient d’horribles grimaces ; mais ce qui vous faisait frémir, c’était précisément l’idée de leur humanité – semblable à la vôtre - [...]
Dans L'Acacia, Claude Simon démystifie l'héroïsme du combattant qui sert sa nation : il n'est en réalité que la victime d'une déshumanisation. Aussi est-il possible en cela de rapprocher cette idée de la philosophie de Heidegger. Quant à Antonio Lobo Antunes, il démystifie la propagande coloniale du régime salazariste et montre que le processus d'humanisation du gouvernement s'avère être une déshumanisation tant des soldats portugais que des Angolais :
Debout, devant la porte de la salle d’opérations, les chiens de la caserne en train de flairer mes vêtements, assoiffés du sang de mes camarades blessés en taches sombres sur mes pantalons, ma chemise, les poils clairs de mes bras ; je haïssais, Sofia, ceux qui nous mentaient et nous opprimaient, nous humiliaient et nous tuaient en Angola, les messieurs sérieux et dignes qui, de Lisbonne, nous poignardaient en Angola, les politiciens, les magistrats, les policiers, les bouffons, les évêques, ceux qui aux sons d’hymnes et de discours nous poussaient vers les navires de la guerre et nous envoyaient en Afrique, nous envoyaient mourir en Afrique, et tissaient autour de nous de sinistres mélopées de vampires.
Au cœur des ténèbres contient de longues descriptions des Noirs, des cris, de la sauvagerie, et des Blancs collecteurs d'ivoire dont Kurtz représente la figure principale. Le narrateur, Marlow, se sert de ces faits pour percevoir et relever les méfaits de l'impérialisme. Quant à Claude Simon, il s'appuie sur des cartes postales, des photographies, afin de montrer les stéréotypes dans la mémoire collective des peuples colonisés à Madagascar à la fin du XIXe siècle. Tout au long de L'Acacia, les descriptions sont longues, précises, avec notamment la métaphore des amoureux suspendus dans l'air lors des adieux à la gare : 
[...] le train prenant peu à peu de la vitesse, les grappes humaines s'en détachant l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'il ne restât plus sur le marchepied d'une des galeries, non pas cramponnée mais tenue à bras-le-corps, étroitement embrassée, que la mince forme cambrée d'une jeune femme le buste et la tête renversés en arrière, ses deux bras entourant  les épaules de l'homme dont les lèvres étaient collées à sa bouche, sa légère robe d'été faite d'un tissu voyant [...], relevée par le bras qui lui encerclait la taille, dévoilant la face postérieure des genoux, commençant à flotter, puis soulevée par l'air, puis claquant sur les cuisses, des cris d'effroi s'élevant, et un moment elle parut pour ainsi dire suspendue dans le vide, seulement encore reliée à l'homme comme par une ventouse à l'endroit où les deux bouches se joignaient, comme dans une sorte de coït aérien, comme des oiseaux capables de copuler en plein vol [...].  
Dans Le Cul de Judas, les descriptions sont interminables et couplées à de nombreuses comparaisons pour relater les faits qui ont traumatisé le narrateur en Angola.

    Joseph Conrad met en exergue, avec Au cœur des ténèbres, la condition des peuples colonisés au Congo, exploités par les Blancs pour qui amasser l'Ivoire prime sur tout. Se pose alors la question, dans ce contexte, de la considération des colonisés en tant qu'êtres humains. Marlow, qui décrit leur sauvagerie, est également étonné de leur retenue face au cannibalisme. Le rapport des derniers mots de Kurtz : "C'est l'horreur" font écho chez Marlow de manière différente : pour le narrateur, c'est l'horreur de l'impérialisme, tandis que pour Kurtz, il s'agit de l'horreur des retombées économiques sur la compagnie. Dans L'Acacia, Claude Simon, ne lésine pas sur la violence des descriptions des blessures des soldats, et des conditions de transport dans les "wagons à bestiaux". Antonio Lobo Antunues se montre le plus virulent en terme de vocabulaire dans ses descriptions. Il use de mots très crus et n'hésite pas à détailler toute la violence liée à la sexualité, notamment par le récit du viol et du meurtre de Sofia. La sexualité représente également, dans Le Cul de Judas, un retour à l'essence même de la vie, quasi maternel dans ce contexte.

    Ces trois œuvres reflètent la naissance de l'écrivain par une écriture du sensible comme tentation de ressusciter le présent. Joseph Conrad, officier de marine marchande, relève un véritable défi d'écriture pour un public habitué aux récits maritimes. Il se soucie du rythme et du choix du mot juste. L'oeuvre est bien reçue, et Gide lui dédicace son Voyage en Congo en 1927. Aussi Au cœur des ténèbres constitue-t-elle une oeuvre du modernisme. Claude Simon, écrivain du Nouveau Roman en opposition avec le roman réaliste, dans la lignée d' Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute, exploite, avec L'Acacia, une nouvelle voie, tel un nouvel écrivain : l'expérience de la mémoire. Son oeuvre est rythmée par la profusion d'analepses et de prolepses. Il use de longues phrases, de digressions, de parenthèses et de participes présents qui relèvent tout de même de son héritage du Nouveau Roman. Le Cul de Judas, publié en 1979, constitue le deuxième ouvrage de son auteur. L'oeuvre se dessine sous la forme de chapitres correspondants à l'abécédaire portugais. L'interlocutrice féminine n'intervient à aucun moment. Il l'intègre néanmoins de façon omniprésente à la narration : "Encore un verre ?", "Vous voyez ?". Lobo Antunes use également beaucoup de la métalepse, de l'analepse et de la prolepse.

    Le chaos historique dont il est question dans ces trois œuvres est à l'image du chaos narratif qui le relate. De nombreuses analepses, prolepses et métalepses brouillent les pistes. Le temps déconstruit de l'histoire est à l'image du temps déconstruit dans le récit. Conrad brouille les noms de lieux et les unités de temps, Simon nomme et date ses chapitres au moyen d'analepses et de prolepses, ce qui peut facilement dérouter le lecteur, et Lobo Antunes use des mêmes procédés de déconstruction narrative avec de nombreuses répétitions frénétiques telles que : "Putain, putain, putain", ou encore : "Nous portions vingt-cinq mois de guerre dans les entrailles, vingt-cinq mois à manger de la merde, à boire de la merde et à lutter pour de la merde, et à nous rendre malades pour de la merde, dans les entrailles, vingt-cinq interminables mois douloureux et ridicules, dans les entrailles […]."

    Dans Au cœur des ténèbres, le narrateur ne trouve pas d'apaisement. Le mensonge à la fiancée de Kurtz à la fin de l'oeuvre en témoigne : "Je n'ai pas pu le dire à la jeune fille. Ç'aurait été trop de noirceur - trop de complète noirceur...". Claude Simon a structuré L'Acacia en douze chapitres pouvant représenter le cycle d'une année, des quatre saisons par rapport au cycle des générations qui partent à la guerre et aux horreurs qui se reproduisent. La fin de l'oeuvre est cependant emprunte d'apaisement où le narrateur dessine un acacia comme arbre généalogique, montrant ainsi que la destinée du fils n'est pas celle du père, et s'achève ainsi sur un signe d'espoir : 
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc . C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.
L'abécédaire portugais qui constitue la structure du Cul de Judas témoigne d'une volonté d'une réhabilitation dans le présent malgré le poids incessant du passé :
Nous avons passé vingt-sept mois ensemble dans le cul de Judas, vingt-sept mois d’angoisse et de mort, ensemble, dans les trous pourris, les sables de l’Est, les pistes des Quiocos et les tournesols du Cassanje, nous avons mangé le même mal du pays, la même merde, une poignée de main, une tape dans le dos, une vague étreinte, et voilà, les gens disparaissaient pliés sous le poids de leur bagage, par la porte d’armes, évaporés dans le tourbillon civil de la ville.
Le narrateur exprime d'ailleurs à son interlocutrice, à la fin de son oeuvre : "D'une certaine manière nous serons toujours en Angola, vous et moi, vous entendez, et je fais l'amour avec vous comme dans la paillotte du village Macao [...]" et "J'ai envie de vomir dans les w.-c. l'inconfort de ma mort quotidienne que je porte sur moi comme une pierre d'acide sur l'estomac, qui se ramifie dans mes veines et qui glisse le long de mes membres avec une fluidité huilée de terreur."

    L'expérience de l'histoire et la poétique de la mémoire constituent une expérience du langage et de la structure narrative. Il y a analogie entre la mémoire de la perception de l'événement vécu et la mise en perspective littéraire de celle-ci. Ainsi ces trois auteurs, face à une poétique de la mémoire historique, de manières différentes mais avec également bon nombre de similitudes, font-ils naître en eux de nouveaux écrivains en s'essayant à de nouvelles techniques narratives.





lundi 14 octobre 2019

Y'a-t-il un droit à la révolte ?

    La révolte est-elle légitime ? Est-elle compatible avec la loi ? Le droit représente un acte autorisé par la loi. La révolte, quant à elle, se définit par une attitude d'opposition à l'autorité établie. Elle peut conduire à la guerre civile ou à la dictature, tout comme elle peut se révéler justifiée sous un régime totalitaire. Mais comment définir les cas où la révolte serait légitime ? La loi est incompatible avec la révolte. Cette dernière peut néanmoins s'avérer légitime et peut être autorisée par la morale, si elle ne l'est pas par la loi, au nom de la défense de la liberté de l'homme. La révolte est donc légitime dans le cas de la défense des droits naturels et de l'intérêt général, mais, dans le cas contraire, elle peut représenter une menace. 

    S'il y a un droit à la révolte, ce droit ne peut être que moral. En effet, la loi ne peut autoriser la révolte puisqu'elle représente l'ensemble des règles qui ont pour objectif de régir les rapports entre les hommes au sein d'une société. Ceci désigne le droit positif, à savoir, le respect des lois établies par l'Etat auxquelles les hommes se doivent tous d'obéir : c'est l'idée du principe d'équité. Afin de respecter les droits d'autrui, il importe d'en avoir connaissance et, par conséquent, qu'ils soient identiques pour tous. Il importe d'accorder aux autres les droits que l'on réclame soi-même. Si une personne au sein d'une entreprise réclame une augmentation de salaire, il est légitime qu'elle s'applique à tous les employés. Or, ceci n'est pas toujours possible. Il faut parfois se contenter de ce que la loi autorise de faire, car tous les hommes n'ont pas la même conception de la justice. Ainsi les lois offrent-elles la possibilité d'instaurer un cadre, en prenant en compte l'intérêt général. La révolte, dans ce cas, n'est donc pas légitime.

    D'une part, le non respect des lois risque d'entraîner l'anarchie. Le peuple se révolte contre les lois instaurées par l'Etat afin de les changer ou de les abolir. Or, l'anarchie, c'est-à-dire l'absence de pouvoir, d'un état et de lois, entraîne nécessairement la guerre civile. Chacun se retrouve livré à lui-même. Personne n'est assez fort pour défendre ses intérêts : le recours à la force devient alors nécessaire pour les satisfaire. Dans Le Léviathan, Thomas Hobbes explique que la guerre civile n'a d'intérêt pour personne. Si l'anarchie s'instaurait, il serait impossible d'en sortir car personne ne serait suffisamment puissant pour imposer sa propre loi. L'homme mènerait alors une vie animale guidée par l'instinct de survie. De plus, la société serait d'autant plus inégalitaire : pourquoi certaines personnes travailleraient et d'autres non alors que tout le monde aurait les mêmes propriétés ? Par ailleurs, comment assurer la sécurité de tous ? Ainsi Nietzsche écrit-il : "l'homme est le plus faible des animaux".  La révolte constitue donc un risque pour la vie et le bien-être de l'humanité, ce qui ramène, là encore, à remarquer qu'elle est illégitime.

    D'autre part, si la révolte trouve une justification, le droit n'existe plus puisqu'il est régi par la loi. Lors d'une révolte, il y a un risque de dictature. C'est le cas des coups d'état et de  toute la violence qui s'ensuit. Lors de son arrivée au pouvoir en URSS, Staline fait éliminer tous ses opposants afin de créer un parti unique et de faire appliquer son idéologie à l'ensemble de la population par la répression. Les opposants sont déportés en Sibérie, dans les goulags, les camps de travail.

    Il en ressort donc, encore une fois, que la révolte s'oppose à la loi. En légitimant la révolte, le risque d'inégalités est encore plus élevé qu'auparavant. En résultent alors l'anarchie, au sein de laquelle l'homme ne vit plus mais survit, ou la dictature où le peuple se retrouve opprimé par un petit groupe de dirigeants qui se sont emparés du pouvoir. Ainsi n'existerait-t-il pas de justice universelle.

    Néanmoins, le droit positif, qui représente le respect des lois établies par l'Etat, ne respecte pas toujours le droit naturel qui désigne les droits de la nature humaine. Quelque soit le régime politique, la dignité de chacun, le droit au bonheur, la liberté de pensée et le droit à différence devraient être accordés à tous. Or, l'histoire montre que ceci fut loin d'être toujours le cas. Lors de la Deuxième guerre mondiale, sous le régime totalitariste nazi d'Hitler, le droit positif s'opposait catégoriquement au droit naturel. Plusieurs couches de la population étaient discriminées, dont majoritairement les Juifs. La dignité humaine fut bafouée dans les camps de concentration et d'extermination. La population et les jeunes soldats étaient conditionnés par l'idéologie nazie. Face à une telle déshumanisation, la révolte apparaît comme un droit, plus que légitime, afin de défendre le respect de la vie et de l'être humain, quelques soient ses différences.

    Par ailleurs, l'Etat n'est pas naturellement juste. Afin de tenter de définir une justice universelle, il faudrait que l'ensemble des personnes agisse dans l'intérêt général. Or, les exemples ne manquent pas quant à la mauvaise répartitions des richesses, dans maintes sociétés. Le peuple constitue la majeure partie de la population, et c'est lui qui est contraint d'obéir aux lois instaurées par l'Etat. Il ne serait alors pas incohérent, au vu du nombre de personnes que représente le peuple face aux dirigeants, qu'il puisse prendre des décisions dans la vie politique dans laquelle il souhaite vivre. Il est vrai que, pour ce faire, les urnes sont déjà présentes. Mais sont-elles suffisantes à une véritable participation de la population à la vie politique ? Les mesures sociales prises par l'Etat la concernent, et si elles lui semblent injustes, il est légitime qu'elle se révolte.

    Dans certains cas, la révolte est légitime et même nécessaire. Lors d'une dictature, l'homme doit se révolter afin de défendre ses droits naturels. C'est le cas de la Résistance au cours de la période nazie. Par ailleurs, l'Etat ne distribue pas toujours correctement les richesses entre les hommes. Le peuple applique les lois, il est donc en droit de se révolter contre des mesures afin d'éviter une loi qui lui semblerait être finalement une soumission, une injustice.

    Interdire la révolte reviendrait à justifier la dictature : l'obéissance à toute idéologie quelle qu'elle soit. Thomas Hobbes justifiait le totalitarisme afin d'éviter la guerre civile. Or, oppresser le peuple revient à le déshumaniser et à annihiler ses droits naturels. Selon Kant, l'homme doit fuir la soumission et se mettre en quête de liberté afin de penser par lui-même. Il a donc tout à fait le droit de se révolter afin de revendiquer sa participation active à la vie politique lorsqu'il en est exclu. 

    Or, l'homme ne doit pas se révolter chaque fois que l'un de ses intérêts se trouve insatisfait. Il doit penser en terme d'intérêt général. La révolte est légitime dans le cas du bien-être de l'ensemble de la population et non d'une infime partie de personnes, notamment dans la lutte contre la violence, contre le non-respect à la différence, contre la discrimination.

    La révolte s'oppose à la loi. Le droit est accordé par une loi votée par l'Etat : personne ne peut se le lui accorder lui-même. L'ensemble des personnes vivant dans une société régie par ces lois se doivent de les appliquer, sans se révolter, afin d'appliquer le principe d'équité, et donc, d'éviter l'anarchie et la guerre civile. La révolte est néanmoins légitime lors d'une dictature, lors du non-respect des droits naturels. Le peuple est aussi souverain : il lui appartient donc de décider du monde social dans lequel il souhaite vivre. La révolte n'a alors rien d'illégitime tant qu'elle est guidée par le respect des droits naturels. L'humanité devrait pouvoir accéder aux mêmes droits, et la révolte est finalement, parfois, nécessaire à cette égalité des droits.


    


samedi 12 octobre 2019

Calibre : la tentative d'une plateforme unique de distribution d'ouvrages

    Calibre était un outil de distribution des ouvrages d'éditeurs dont la taille, le niveau des ventes, ou encore la faible rotation des stocks, ne leur permettaient pas d'être distribués par les industriels du secteur. La société a été créée le 12 janvier 2007 et son activité a commencé le 15 juin de la même année.

    Une réflexion sur la situation des petites structures d'édition est conduite au sein du Syndicat National de l'Edition (SNE) depuis la création d'un groupe de travail à l'automne 2003. Cette réflexion et ces échanges ont mis en avant la grande diversité des petites structures éditoriales, leur caractère très hétérogène ainsi que certaines de leurs attentes. Le Syndicat s'est appuyé sur ces travaux pour s'engager dans la mise en oeuvre d'un exemple de mesures concrètes qui ont été annoncées au salon du livre lors du forum du 20 mars 2005. Un an plus tard, une avancée importante en matière de distribution est marquée par l'annonce du projet Calibre.

    Une des mesures principales était d'alléger la trésorerie : les éditeurs qui passent contrat avec un distributeur se voient souvent imposer une retenue sur leur chiffre d'affaires en terme de garantie. Pour faciliter à l'éditeur l'obtention d'une caution bancaire afin de substituer cette retenue de garantie, le SNE s'est rapproché de l'Institut de Financement des Industries Culturelles (IFCIC), un établissement financier spécialisé, afin de mettre au point un mécanisme à la fois simple et adapté aux besoins.

    C'est au salon du livre, le 21 mars 2006, qu'a lieu la première présentation du projet Calibre qui vise à assurer la distribution des petits éditeurs généralement auto-distribués. Cette société est le fruit d'un travail collectif de plusieurs mois entre le SNE, le SLF (Syndicat des Libraires Français), le Ministère de la Culture et le Dilicom.

    Calibre est une société à but non lucratif. Elle vise l'atteinte de l'équilibre financier, la baisse de la commission de distribution et l'amélioration du service. A son commencement, son financement est assuré par les actionnaires et par une importante subvention de Cercle de la librairie qui marque ainsi son intérêt pour l'action interprofessionnelle.

    Sa conception et sa mise en place s'appuient sur la consolidation entre les flux d'information et les flux financiers, l'utilisation des circuits d'informations tels que Dilicom et Internet, le maintien des relations directes entre l'éditeur et le point de vente afin de fixer le taux de remise (Calibre n'assure que la distribution des ouvrages), ainsi que sur la possibilité de l'éditeur de garder une maîtrise sur ses ouvrages (ils sont conservés dans ses murs et non chez Calibre).

    La présidence de Calibre a été confiée à Jean-Manuel Bourgeois, PDG des éditions Magnard-Vuibert et de Dilisco, et ancien président du SNE. La direction générale a été assurée par Rémi Amar, précédemment directeur général adjoint de la diffusion des éditions du Seuil, puis de Volumen. Le conseil d'administration accueillait, outre les fondateurs, un représentant des éditeurs distribués. Il était ensuite épaulé d'un comité technique qui rassemblait éditeurs, libraires, ainsi qu'un représentant du Ministère de la Culture. Les premiers éditeurs à avoir rejoint Calibre sont : les éditions Gaud, les éditions Panacoco Roger Le Guern, Teramo éditions, les éditions Onan, les éditions Grand Sud, et les éditions Krakoen.

    Le principe de Calibre était de regrouper les commandes, les expéditions et les facturations afin d'assurer une baisse des coûts. Les libraires passaient directement commande à Calibre et non plus aux éditeurs. Calibre s’approvisionnait alors de la quantité des ouvrages concernés auprès des éditeurs. Les délais étaient fixés par ces derniers qui effectuaient la livraison sur la plateforme de distribution de Calibre. Le stock restait chez l'éditeur qui s'occupait de la gestion des ouvrages. Après réception des ouvrages, Calibre expédiait l'ensemble des volumes et des factures, tous éditeurs confondus, aux points de vente.

    En fin de mois, Calibre établissait le relevé des ouvrages vendus pour chaque éditeur. Le transport des livres, de la maison d'édition à la plateforme de distribution Calibre, restait à la charge de l'éditeur. L'utilisation d'un suivi informatisé permettait aux différents intervenants (points de vente, Calibre et éditeurs) de suivre, à tout moment, via Internet, l'avancement de chacune des commandes. Les prestations de Calibre étaient financées par une commission rémunérée par les éditeurs. La logistique fut confiée au CELF (Centre d'Exportation du Livre Français) à Paris.

    Les regroupements réalisés par Calibre offraient des avantages tant aux éditeurs qu'aux points de vente. La diminution des frais fixes et la baisse des coûts engendraient des économies pour chacun des intervenants et permettaient une plus grande souplesse dans la distribution des ouvrages.

    Le gain de temps permettait alors à chacun de se consacrer davantage à sa profession. L'éditeur édite et fait connaître sa production (Calibre n'étant pas diffuseur). Le point de vente oriente et conseille la clientèle vers une plus grande diversité d'ouvrages avec une meilleure connaissance de la petite édition.

   L'éditeur n'émettait qu'une seule facture par mois des commandes traitées à Calibre, alors qu'auparavant, il devait émettre autant de factures que d'envois effectués vers les différents points de vente. Par ailleurs, il était certain d'être payé, quel que soit le client : le recouvrement et le risque d'impayés étaient à la charge de Calibre qui gérait les comptes des éditeurs. L'éditeur recevait chaque mois des statistiques de vente lui permettant d'ajuster sa diffusion, de gérer ses stocks et ses tirages.

    Quant au point de vente, il émettait une commande unique auprès de Calibre au lieu d'émettre autant de commandes que d'éditeurs concernés. Le point de vente réceptionnait alors un envoi unique de la part de la plateforme unique de distribution. De plus, il recevait une seule facture par envoi, tous éditeurs confondus.

    S'il semble que le projet Calibre contenait plusieurs avantages et ait été reçu favorablement par la plupart des libraires, il a tout de même suscité un fort rejet auprès de certains éditeurs.

    La région PACA, deuxième région française de l'activité éditoriale, compte au moins trois associations professionnelles d'éditeurs dont "Editer en Haute-Provence". L'incohérence du projet Calibre résidait dans le fait qu'aucune de ces trois associations n'avait été consultée dans la définition de ce projet. Selon "Editer en Haute-Provence", trois aspects de la société Calibre ne changeaient en rien, voire aggravaient la situation entre éditeurs et libraires : l'acheminement des livres vers Paris restait aux frais de l'éditeur basé en province, Calibre ne possédait pas de stockage, et le règlement aux éditeurs ne se faisait que sous 90 jours. Selon eux, un outil commun de distribution ne sera acceptable que si ce sont les petits éditeurs indépendants eux-mêmes qui en définissent le projet économique et commercial en concertation avec les libraires. De plus, il importerait que cet outil soit décentralisé et structuré en plusieurs plateformes régionales ou inter-régionales. Ainsi, "Editer en haute-Provence" appelait à la "redéfinition complète de ce projet dans le cadre d'une réelle concertation".

    Selon les éditions Laurence Mauguin, "Calibre est un danger pour une petite structure d'édition" car ce projet ne tient pas compte de la différence entre les petites structures spécialisées et les grandes structures généralistes. Par ailleurs, ce projet restait onéreux pour l'éditeur puisque 14% de la vente d'un livre le lui était prélevé, ce qui représente un coût trop important à apporter à la distribution. Aussi les petites structures sont-elles trop hétérogènes pour être toutes gérées par une même société de distribution.

    Le projet Calibre permettait aux éditeurs et aux libraires de faire des économies et de gagner du temps afin de mieux se consacrer à leurs professions respectives. Ceci devait alors entraîner une augmentation des ventes. Cependant, certains éditeurs n'ont pas été consultés dans la constitution du projet, celui-ci pouvant avoir des conséquences néfastes pour certaines structures de petite taille, et a ainsi suscité une vive polémique.

    Au cours de l'année 2011, après quatre ans d'activité, Calibre a déposé le bilan. Elle pensait convaincre au minimum 250 éditeurs. Elle en distribuait en réalité 135 et travaillait avec près de 2 500 librairies. Mais son incapacité à stocker les ouvrages, les frais de transport à la charge de l'éditeur vers la plateforme parisienne et des délais de livraison souvent trop longs expliquent en partie la fin de la société. La diffusion dans les points de vente ne s'est pas montrée assez efficace. Cette antenne de distribution unique n'a donc pas fonctionné. L'Agence Régionale du Livre Provence Alpes Côte d'Azur conclut que "cette fermeture témoigne une nouvelle fois des écarts existants entre petites et grandes structures d'édition".