lundi 13 janvier 2020

Le contexte de l'engagement d'André Gide dans le communisme

    La question qui se pose ici est celle des raisons antérieures qui ont pu amener Gide à prendre partie, et à rejoindre le communisme. L’auteur affirme qu’il est abject de parler de sa « conversion » et affirme : « Mais communiste, de cœur aussi bien que d’esprit, je l’ai toujours été. […] Ne parlez pas ici de « conversion » ; je n’ai pas changé de direction ; j’ai toujours marché de l’avant ; je continue1 [...]. »

    Gide s’est toujours démarqué par son esprit de contradiction. Issu d’une famille bourgeoise protestante, il éprouve une haine nourrie d’un sentiment d’étouffement pour la vie familiale, la bourgeoisie et la religion telle que l’Église chrétienne la véhicule. Le contact avec l’Afrique en 1925 n’est pas sans conséquence dans sa volonté de se rapprocher du peuple et des opprimés. Les horreurs observées là-bas, il les transpose au capitalisme, puis au fascisme. L’U.R.S.S., par les idées de justice sociale, de lutte anti-capitaliste et anti-fasciste qu’elle véhicule en Occident, devient à présent la terre de renversement des principes traditionnels qu’il déteste.

La rébellion anti-bourgeoise


    « Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur2 » ; voici en quelques mots l’état d’esprit de l’auteur qui considère la famille et la religion comme les ennemis du progrès, auxquels il faut arracher l’esprit. Protestant dans un pays majoritairement catholique, et communiste dans un milieu bourgeois, son engagement pour la politique d’U.R.S.S. prend sa source dans des convictions et des espoirs personnels, engendrés par le « refus obstiné des compromissions3 ». En réponse aux attaques de Fernand Vanderem dans Candide, Gide écrit dans son Journal en janvier 1933 :
Que le communisme m’enlève Cunerville, j’y compte bien ; depuis et de par mon mariage, j’ai suffisamment souffert de cette attache. Mais que Cunerville m’interdise le communisme (je veux dire : le droit de le souhaiter, de le vouloir, d’y tendre), voici ce que je ne puis admettre un instant4
    L’écrivain éprouve une grande haine pour la classe bourgeoise à laquelle il appartient, et s’est toujours rangé du côté des opprimés. Cependant, il n’a aucune connaissance de la classe prolétarienne. Il se trouve alors en porte à faux entre deux classes : celle dont il est issu mais qu’il rejette, et celle par laquelle il est fasciné, mais qu’il ne connaît pas, et à laquelle il n’appartient pas, mais ne veut pas non plus lui appartenir. En effet, Gide ne cherche pas la pauvreté : s’il s’intéresse au prolétariat, c’est pour l’idée de collectivité et de partage qu’il représente à ses yeux, ainsi que pour le rétablissement d’une justice sociale.

    Le Roi Candaule, publié en 1901, constitue un jalon intéressant dans la progression de la pensée gidienne. Candaule représente la classe dirigeante allant vers le peuple. Ne pouvant être heureux qu’en exhibant sa richesse, il expose ainsi sa conception du bonheur :

Mon bonheur semble
Puiser sa force et sa violence en autrui.
Il me semble parfois qu’il n’existe
Que dans la connaissance qu’en ont les autres,
Et que je ne possède
Que lorsqu’on me sait posséder.
Je vous jure, Messieurs, qu’il m’importerait peu
De posséder toute la terre,
S’il me fallait par là rester seul sur la terre,
Ou si on ne le savait pas.
Messieurs, croyez-le bien, c’est surtout
Lorsque vous profitez de ma richesse,
Que je la sens5.
Le bonheur du pauvre, selon Candaule, résiderait dans le désir, et celui du riche dans le risque :

Après tout – moi – que m’importe le bonheur ?
N’est-ce pas qu’il n’est digne que des pauvres
De se préoccuper d’être heureux ?
[…] pour plus de bonheur et de vie l’homme s’use,
Quand il est pauvre, à désirer, - […]

Non, - mais de travailler pour ce que l’on désire

Et quand il possède cela : - le risquer6.
    Candaule risque son bonheur, Gygès, prolétaire, travaille pour ce qu’il désire. Gide, loin de mépriser la pauvreté de Gygès ou de le traiter avec pitié, fait de lui un personnage digne à fort caractère. La pièce a parfois été interprétée à des fins communistes. On dit que l’auteur aurait peint la mort de l’aristocratie et la victoire du prolétariat, par la mort de Candaule et l’avènement de Gygès. Cependant, ne faudrait-il pas voir Gide dans le personnage de Candaule plutôt que dans celui de Gygès ? Comme Candaule, « il n’aime pas, quand il est seul, s’offrir des commodités, dépenser pour lui7. » Gide écrivait dans la préface de sa pièce :

Ce drame est né, […] un peu de la lecture d’un article où, plaidant « pour la liberté morale », un auteur8 de talent en venait à blâmer les détenteurs de l’art, de la beauté, de la richesse, les « classes dirigeantes » en deux mots, de ne savoir tenter l’éducation du peuple en instituant pour lui certaines exhibitions de beautés. L’auteur ne disait point, et se gardait de dire, si le peuple aurait le droit de toucher. Mais peut-être [...] n’est-il pas impossible d’y voir aussi la défaite, le suicide presque, d’une aristocratie que ses trop nobles qualités vont démanteler à souhait, puis empêcher de se défendre9.

C’est en ce sens que, pour Benjamin Fondane, Gide risquerait ses qualités d’intellectuel au communisme : « […] c’est un essai, tenté par Gide, de risquer son éclectisme, son savoir, sa culture, je veux dire sa richesse. C’est ‘presque un suicide’ provoqué par ses plus ‘nobles qualités’. Mais être communiste, n’est-ce pas une autre forme de bonheur10 ? »

    Ainsi, en 1933, lorsque Fernand Vanderem s’étonne de l’engagement d’un auteur bourgeois pour le communisme, voici ce que répond Gide aux questions « N’êtes-vous donc pas satisfait ? […] Le communisme est le parti des opprimés. […] Quel avantage un riche peut-il espérer en tirer11 ? » :
Aucun avantage assurément. À ce bouleversement social que je souhaite j’ai, personnellement, beaucoup à perdre ; rien à gagner. […] Pourquoi je souhaite le communisme ? Parce que je le crois équitable, et parce que je souffre de l’injustice, et je ne la sens jamais tant, que lorsque c’est moi qu’elle favorise. […] Parce que je crois que c’est, à présent, par lui que l’homme peut parvenir à une plus haute culture ; que c’est le communisme qui peut, et doit, permettre une nouvelle et meilleure forme de civilisation12.
Ressortent de ces propos de l’auteur la honte d’appartenir à une classe privilégiée. On y lit également le thème de la lutte contre l’injustice dans laquelle il s’est rangé depuis son retour du Congo. Ainsi, voici comment un des opposants à l’U.R.S.S. définit-il l’engagement d’André Gide aux côtés du communisme : « Si on examine les raisons de M. Gide, on doit, en effet, constater que le remord d’être un favorisé, le besoin de  se sentir du bon côté’, un esprit confus d’évangélisme ont suffi à déterminer son adhésion à une doctrine prétendant instaurer plus de justice sur la terre13. » Selon Jean Louverné14, Gide « réclame l’avènement de la justice selon Nietzsche, le règne de ‘l’amour avec des yeux qui voient’, des yeux qui voient les taudis de la zone15 ».

    De plus, Gide exprime le besoin de justifier son engagement du fait de ses origines sociales. La bourgeoisie dont il est issu est à ses yeux méprisable et pratique le « mensonge » :
Quant à moi (et je m’excuse de donner un exemple personnel), de famille bourgeoise, j’ai dû sentir, dès le début de ma carrière littéraire, que tout ce que j’avais en moi qui me paraissait le plus authentique, le plus valable et valeureux, était en protestation immédiate et directe avec les conventions, les habitudes, les mensonges de mon milieu16.
    La voie du communisme empruntée par l’auteur est loin de faire l’unanimité, même chez les écrivains issus du prolétariat. Jean Guéhenno, fils de cordonnier, dénonce l’hypocrisie du nouveau converti : « J’ai appris de Nietzsche, que les vraies pensées coûtent. Les pensées de monsieur Gide semblent trop souvent ne lui coûter rien17. » Guéhenno lui reproche également de ne pas renoncer aux Évangiles, qu’il considère des plus bourgeois : « Toute création de Dieu n’est que la complaisante contemplation de soi-même de la bourgeoisie stupide, du philistin fragile, du petit bourgeois rêveur, crachant sur lui-même, désespéré et las18. »

    Il est donc reproché à Gide de s’engager aux côtés du prolétariat sans en avoir connaissance, sans comprendre les difficultés du travail. L’esthète semble en effet assez loin de la réalité du monde ouvrier, et ces propos du 24 juillet 1931 en attestent :
Une demi-heure pour descendre en rampant au fond de ces mines de charbon sans ascenseurs ; une demi-heure pour en remonter. Cinq heures de travail accroupi dans une atmosphère étouffante. Les recrues paysannes désertent ; mais s’enrôlent avec enthousiasme les jeunes gens formés par la morale nouvelle, soucieux d’aider au progrès qu’on leur a fait entrevoir. C’est un devoir à accomplir, auquel joyeusement ils se soumettent. Ah ! Comme je comprends leur bonheur19 !
Les rudes conditions de travail dans les mines sont vues par l’écrivain comme le passage obligatoire pour l’avènement du nouveau monde. Y travailler est donc à ses yeux un privilège et une fierté. Il est incapable de penser à la fatigue engendrée pour le travailleur, ou à la contrainte qui amène certains hommes à accepter cet enfer. L’enthousiasme et la volonté de communion avec la classe prolétarienne, contrairement à la classe bourgeoise où tout n’est selon lui que « mensonge », ont pour effet bien des maladresses chez le nouvel esthète converti. Il doit en effet tenter de comprendre une classe et parler un langage qui lui sont complètement étrangers.


Le rôle du Voyage au Congo


    Gide, notamment par honte des privilèges de sa condition bourgeoise, mais aussi par esprit de contestation et de contradiction, a toujours été du côté du peuple et de celui des plus démunis. Ce penchant est renforcé par son voyage au Congo, qu’il effectue entre juillet 1925 et février 1926. Il dénonce à son retour les agissements des grandes compagnies concessionnaires dans ses œuvres parues successivement en 1927 et 1928 : Voyage au Congo et Le Retour du Tchad. Bien plus que toute considération marxiste, le traumatisme des horreurs observées là-bas a agi sur lui comme un point fondamental de la nécessité de s’engager. Il n’est donc pas étonnant que le principal livre du voyageur français qu’ont lu et approuvé les soviétiques, et notamment les Komsomols20, soit le Voyage au Congo : « Certains avaient lu de mes livres (le plus souvent, c’était le Voyage au Congo21) […]. » Il en était de même dans la critique littéraire soviétique dès 1932 :
Dans le Voyage au Congo et dans le Tchad, André Gide se permit enfin d’attaquer la politique coloniale de l’impérialisme français et de s’élever contre l’esclavage capitaliste. Déjà, il débouchait dans la voie nouvelle de sa croissance politique et sociale, et se détournait définitivement de son « don juanisme intellectuel » qui lui causa tant de préjudice dans le passé22.
Néanmoins, cette critique ne témoigne-t-elle pas plutôt de la liberté critique de l’auteur que de la volonté d’adhésion à une doctrine ? C’est bien ce qu’en attestera la publication du Retour de l’U.R.S.S. quatre ans plus tard : si Gide n’hésite pas à s’attaquer aux agissements des compagnies concessionnaires, il n’hésitera pas non plus à dénoncer ceux du Parti.

    Selon Lucien Duran, la nuit d’octobre 1925 notamment, n’est pas sans conséquence dans le rangement de l’écrivain aux côtés du soviétisme et du prolétariat. Dans « la grande forêt, entre Bangui et Nola23 » le chef du village, par erreur d’identité sur sa personne, car ayant pris Gide pour le gouverneur, lui avait « fait entrevoir les beautés du colonialisme24 ». L’auteur dénonce alors essentiellement la grande compagnie concessionnaire qui, sous prétexte de la colonisation, procède à « un écrémage systématique, une exploitation éhontée25 ». Gide, sous le choc des conditions de vie des Noirs, éprouve le sentiment d’un retour à l’esclavage dicté par la logique capitaliste et impérialiste occidentale, et écrit que ces agissement s’opposent au « progrès d’un peuple et d’un pays [et] ruine une contrée pour le profit de quelques-uns26 ». Face à cette situation qui l’indigne, il tente d’alerter l’opinion publique par la publication du Voyage au Congo et du Retour du Tchad, tout en envoyant des lettres aux autorités, mais sans résultat. Dès lors, son attention se tourne vers le désir d’un monde meilleur et de l’homme nouveau, dénué de cet esprit tyrannique.

    Gide voit dans les critiques des réfractaires à l’Union Soviétique la peur du renversement des valeurs bourgeoises. Afin de faire taire les accusations, il explique à ses opposants que les méthodes qu’ils critiquent là-bas, ils les ont pratiquées ici :
Vous accusez de mauvaise foi les interprètes et les guides de l’Intourist27, parce qu’ils ne montrent que les résultats heureux du plan ; mais vous trouviez tout naturel que notre Exposition coloniale n’étalât que ce dont vous pensiez que pouvait se glorifier la France. […] le but poursuivi là-bas, vous, vous avez grand peur que l’U.R.S.S. ne l’atteigne ; et c’est avec l’espoir de l’empêcher de l’atteindre que vous criez si fort qu’elle ne l’atteindra point28.
Ainsi écrit-il dans son Journal le 21 février 1932 : « J’en suis venu à souhaiter de tout mon cœur la déroute du capitalisme et de tout ce qui se tapit à son ombre, d’abus, d’injustices, de mensonges et de monstruosités29. »

    Selon Paul Vaillant-Couturier, André Gide « ne sépare pas la lutte contre le fascisme allemand et la lutte contre l’impérialisme français30 ». Le triste spectacle auquel il assiste fait naître en lui un sentiment de haine envers le capitalisme auquel il associe les actes commis par les grandes compagnies concessionnaires, et qu’il rapproche du fascisme allemand.

La lutte anti-fasciste


    Comme beaucoup d’intellectuels dans les années 30, Gide participe à la lutte anti-fasciste, qui s’inscrit dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne avec l’arrivée d’Hitler comme chancelier du Reich le 30 janvier 1933. Ce nouveau combat qu’entreprend l’écrivain vient s’apposer à celui qu’il avait entrepris à son retour du Congo. Désormais, le fascisme allemand, le capitalisme et l’impérialisme français ne font plus qu’un dans l’esprit du nouvel engagé.

    Dans la nuit du 26 au 27 février Hitler fait mettre le feu au palais du Reichstag à Berlin, et fit accuser les communistes de cet acte. Des milliers de socialistes, juifs et communistes sont arrêtés. L’ordonnance du 28 février préconisait la suspension des garanties des libertés individuelles dans la Constitution de Weimar ; la police peut désormais procéder à des arrestations sans que la justice ne puisse intervenir. L’A.E.A.R.31 recueillit dans sa deuxième Feuille rouge des protestations d’écrivains qui furent adressées à la presse française, ainsi qu’à l’Ambassade d’Allemagne. Dans son message publié le 6 mars 1933 dans L’Humanité, Gide déclarait :
L’Allemagne est en train de nous donner un effroyable exemple de l’oppression à laquelle est fatalement entraîné un pays qui cherche son salut dans l’entêtement nationaliste. Il se saisit aussitôt de tout prétexte ou le provoque et tout moyen de domination, fut-il inique, lui devient bon. Une telle politique mène nécessairement à la guerre. Ceux qui prétendent pouvoir l’éviter devront enfin admettre que seule la lutte des classes, je veux dire celle de chaque pays contre son impérialisme, peut faire avorter le nouveau conflit qui se prépare et qui, cette fois, serait mortel32.
   L’écrivain invite à un rassemblement autour du communisme afin de combattre les violences hitlériennes. Gide évoque le terme de « pays » en laissant le lecteur dans un léger flou : l’entend-il au sens d’État ou au sens de peuple ? Il est apposé à la notion d’ « impérialisme », probablement au sens d’ « État », qui conduirait sans doute à la guerre, guerre qui pourrait, selon Gide, être contrecarrée par une union prolétaire. En appelant ainsi chaque État à rallier ses forces prolétariennes, comment voit-il le sort de l’Allemagne ? L’auteur, en tant que communiste de « cœur », semble ignorer la dimension prolétarienne du fascisme, et oublier que le peuple a permis l’accession d’Hitler au pouvoir. Or, à la différence d’autres intellectuels de son temps qui se sont engagés aux côtés de l’U.R.S.S. suite à ces événements pour lutter contre la montée du fascisme en Europe, cet « effroyable exemple » donne à Gide, au contraire, une nouvelle justification pour son ralliement à une doctrine qu’il avait déjà rejointe depuis 1932, et qu’il parvenait mal à expliquer. Il emploie alors des termes typiquement marxistes tels que « lutte des classes », afin de donner à son engagement une nécessité anti-fasciste.

    Suite à ces événements, l’A.E.A.R. se réunit du 21 au 25 mars pour le premier anniversaire de sa création, salle du Grand Orient, 16, rue Cadet à Paris, pour une réunion contre la montée du nazisme en Allemagne, sous la présidence de Romain Rolland et Henri Barbusse. L’association adhère au Congrès antifasciste européen, tout en y engageant sa contribution à la défense de ses camarades allemands arrêtés. Le 21 mars, Gide y prononce une allocution intitulée « Fascisme » en guise d’ouverture. Son entrée est celle d’un communiste : « Chers camarades ». Le ton est lancé, le communisme devient le porte-drapeau de la lutte antifasciste :
Une grande angoisse commune nous rassemble ici, une angoisse causée par les récents événements tragiques de l’Allemagne. […] Ce qui nous réunit ici, je crois que c’est la conviction que seul peut éviter ce conflit un intérêt supérieur à celui des patries, un intérêt commun aux différents peuples, et qui les unisse au lieu des opposer. La lutte sociale est pour tous les pays la même […]. Non, camarades, nous savons que la seule façon de faire « la guerre à la guerre », c’est de faire la guerre à l’impérialisme […]. Ce qui nous assemble ici, c’est ce fait très grave qu’une importante partie du peuple allemand, celle même avec laquelle nous pouvions et devions espérer de nous entendre, vient d’être muselée, bâillonnée. […] Il en allait de même en U.R.S.S., me dira-t-on. - Sans doute ; mais le but était tout différent et, sans doute, certains pénibles abus de force étaient-ils nécessaires, pour permettre enfin l’établissement d’une société nouvelle et pour donner enfin la parole à ceux qui, jusqu’alors, avaient toujours été les opprimés, à ceux qui n’avaient pas eu jusqu’alors droit à la parole. Pourquoi et comment j’en suis arrivé à approuver ici ce que là je réprouve, c’est que, dans le terrorisme allemand, je vois une reprise, un ressaisissement du plus déplorable, du plus détestable passé. Dans l’établissement de la société soviétique, une illimitée promesse d’avenir33[...].
    L’auteur fait ici référence à la motion votée au Landstag de Prusse par les hitlériens le 19 mars 1933 : « Les pièces de théâtre à tendance antinationale, pacifistes ou moralement destructives seront exclues du répertoire34. » Depuis, Hitler avait transformé la journée du « livre populaire » en la journée du « livre allemand », il s’attaquait aux intellectuels tels que Max Reinhardt35 ou Bertolt Brecht36, mais également aux apolitiques tels que Bruno Walter37, que Gide considérait comme ceux avec qui les intellectuels antifascistes  « pouv[aient] et dev[aient] s’entendre ». Pour lutter contre l’impérialisme et contre le fascisme grandissant, Gide, là encore, justifie son adhésion au communisme comme nécessaire, afin de former un « front commun », et vient à légitimer la violence des méthodes des Soviétiques, cependant identiques à celles des fascistes, en en distinguant le but. Maurice Blanchot écrivait dès 1933 à propos de Gide et des nouveaux intellectuels engagés : « Ce qui est moins supportable, c’est qu’ils se réclament du régime le plus violent et le plus étranger à la justice pour protester contre la violence et l’injustice de la nouvelle Allemagne38. » Pour les journalistes, Gide « […] a solennellement condamné l’injustice hitlérienne et célébré la terreur orthodoxe de Moscou39 ». Mais l’auteur ne voit pas les choses de cette manière : attaché à l’avènement de l’homme nouveau, il voit en l’Union soviétique l’accomplissement possible des espoirs de toute une vie. Dès lors, la transformation de la société pour un monde meilleur au profit du bonheur humain et de la délivrance de l’opprimé implique-t-elle quelques sacrifices...

    L’auteur tend néanmoins, malgré lui, à s’éloigner de la doctrine. Son discours commence par des propos ancrés dans la « ligne » avec les termes de « peuple », « lutte sociale », « camarades ». Peu à peu, un glissement se constate : le nouveau converti tente de poursuivre ses propos dans un langage qu’il ne maîtrise que partiellement. De là, plusieurs maladresses. La « partie du peuple allemand » qui « vient d’être muselée, bâillonnée », n’est autre qu’une partie des intellectuels en opposition au régime hitlérien. Représentent-ils réellement le prolétariat ? Gide, en tant qu’intellectuel bourgeois, tente de rejoindre la cause prolétaire, mais est rapidement rattrapé par ses propres obsessions. Ses paroles glissent de plus en plus vers un discours typiquement gidien qu’il est peu probable que le Parti approuve : « il en allait de même en U.R.S.S. ». Critiquer le régime, bien qu’en le défendant ensuite (« le but était tout différent ») n’est pas de mise à Moscou. L’auteur semble dépassé par un langage qu’il ne connaît pas et utilise ainsi des euphémismes (« pénibles »), par lesquels il pense défendre le communisme. Il émet aussi un doute sur la nécessité des abus soviétiques (« sans doute »), car s’il souhaite la transformation de la société, il n’a pas une réelle opinion quant aux moyens pouvant être utilisés pour y arriver. Une fois de plus, n’a qu’une image et non une idée précise des concepts politiques.

    Parler de dérives, et douter de la nécessité des décisions du Parti, n’est pas digne d’un vrai communiste en 1933. Gide termine par rappeler les vraies raisons de son engagement, qui, comme il a été montré plus haut, s’inscrit davantage dans un idéal moral que dans une véritable dimension politique. Ainsi différencie-t-il de manière assez simpliste le fascisme et le communisme : le premier est lié au passé dont il faut se défaire, car synonyme de misère, le second est celui aux côtés duquel il faut se ranger, car synonyme d’avenir. Dans le même registre, était rapporté quelques mois plus tard dans un article d’Avant-Poste : « Il parle du but différent en Russie40’. » Il en est de même dès l’avant-propos de Retour, où Gide, malgré les failles du régime, voit celui-ci comme « une cause internationale » et « universelle » :
[…] d’une part, l’U.R.S.S. finira bien par triompher des graves erreurs que je signale ; d’autre part, et ceci est plus important, que les erreurs particulières d’un pays ne peuvent suffire à compromettre la vérité d’une cause internationale, universelle41.
   L’écrivain esthète appelle, lors de son intervention du 21 mars 1933, à l’union la plus large autour de l’Union soviétique comme seul moyen de contrer l’attaque fasciste. Ces événements lui permettent là encore de justifier son engagement qui néanmoins les précède. Il exprime ainsi la nécessité de prendre parti, lui qui pourtant a toujours tenu à garder son esprit d’indépendance :
Peut-être un grand nombre de ces étudiants42 gardent-ils encore cette illusion, qui a longtemps été la mienne, je l’avoue, qu’une simple abstention suffisait et que la résistance pouvait demeurer passive. Une telle résistance, hélas, risque d’être aussitôt balayée. Mais pour toute autre forme de résistance, je veux dire : pour que cette résistance soit efficace, la plus grande union est nécessaire, un étroite union entre vous tous et une union de classe ouvrière à travers les frontières43.
Il termine son allocution par cet appel :
Il s’agit, par delà les frontières, de maintenir l’union avec les opprimés d’outre-Rhin ; il importe d’abord de la maintenir parmi nous. Je pense que tous ceux qui vont parler le sentent ; j’espère qu’ils tiendront à cœur de préférer l’intérêt commun et international qui nous assemble à tout ce qui pourrait être motif de dissension44.
Là encore, l’auteur laisse un léger flou quant à l’identité des « opprimés d’outre-Rhin » : de qui parle-t-il ? Des intellectuels « muselés, bâillonnés », ou du peuple ? Gide ne semble pas faire cette distinction, car en tant que « mauvais marxiste » il pense que les opprimés de toutes les classes sociales sont à défendre. Le mot d’ordre de Gide et des autres intellectuels de l’A.E.A.R. est donc de former un « front unique45 » contre la terreur du fascisme allemand, comme y appellent également Wallon46, et d’autres intellectuels présents, tels qu’Eugène Dabit et Jean Guehenno. Aragon écrivait à ce propos en 1934 : « Nous avons vu André Gide au lendemain de l’incendie du Reischtag à la tête des intellectuels, les entraînant contre le fascisme47. » L’auteur poursuit son combat par un voyage à Berlin le 3 janvier 1934 où il se rend avec André Malraux pour obtenir la libération des communistes bulgares Dimitrov, Tanev et Popov, accusés de l’incendie du Reischtag un an plus tôt.

    Dans l’affaire Victor Serge, Gide adopte une position des plus ambiguës, où se mêlent son engagement auprès des Soviétiques et ses principes personnels. Il prend la défense de Serge et intervient sur cette affaire au 1er Congrès international des écrivains pour la défense de la culture le 25 juin 1935 en énonçant « qu’il est mal de s’en servir pour diviser le Parti48 ». Il s’était néanmoins opposé deux ans plus tôt à la publication d’un appel de soutien de la part des intellectuels français dans la N.R.F.. Cet exemple est bien représentatif de l’attitude de Gide face à son engagement politique : pour que ses espoirs personnels se concrétisent, l’adhésion au Parti et sa défense sont primordiales, mais l’engagement de l’auteur, fondé sur des principes moraux personnels, entre en contradiction presque constante avec la « ligne ».

Gide à la tribune de la Mutualité,
lors du Congrès pour la "Défense de la Culture"
(21-25 juin 1935).


    De même, la censure culturelle qui sévit en Allemagne légitime son attachement à l’U.R.S.S., alors qu’il ignore la censure soviétique. Gide oublie les interdits, le contrôle des esprits et les purges pratiquées en U.R.S.S. en cette période de « grande terreur » , ainsi que les années dites de « communisme de guerre49 » :
[…] je tiens à déclarer hautement, au nom des écrivains assemblés à Londres et en mon nom : c’est aux grandes forces internationales révolutionnaires qu’incombent le soin, le devoir de défendre, de protéger et d’illustrer à neuf la culture50 […].
Ainsi l’U.R.S.S. apparaît-elle comme le protectorat de la culture contre les attaques fascistes et la terreur nazie : « Quantités de résolutions de Staline sont prises, et ces derniers temps presque toutes, en fonction de l’Allemagne et dictées par la peur qu’on en a51. » Ces quelques lignes marquent une distance de l’auteur dans son admiration pour l’U.R.S.S. : si le fascisme lui permet de justifier son adhésion, il craint néanmoins que sa montée serve de prétexte à n’importe quelle mesure prise par le Parti. Cette ambiguité se lit également lors d’un banquet après la visite d’une usine aux environs de Soukhoum52, suite à un toast porté au Front rouge espagnol, lorsque Gide en porte un à son tour, aux victimes du fascisme : « À mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d’Allemagne, de Yougoslavie, de Hongrie... […] C’est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l’on savait quelle attitude avoir53. » Ces derniers mots montrent que l'homme critique européen prend le pas sur le communiste dans la « ligne ». Tout en donnant l’image d’une Union soviétique comme patrie de l’antifascisme à laquelle il est nécessaire de se rallier, Gide évoque, à demi-mots, le conditionnement des esprits par le Parti. Cette ambivalence naît des obsessions de l’auteur, tant personnelles que culturelles, investies dans un modèle politique dont il ignore les rouages, et témoigne déjà d’un engagé ayant malgré tout conservé sa liberté critique.






1André GideJournal, Tome II, op. cit., 5 mars 1932, p. 368.
2André GideLes Nourritures terrestres, Gallimard, 1969, p. 74.
3Frank LestringantAndré Gide l’inquiéteur, op. cit., p. 535.
4André GideJournal, Tome II, op. cit., 16 janvier 1933, p. 399.
5André GideLe Roi Candaule, Gallimard, 1930, Acte I, scène 3, p. 74-75.
6André GideLe Roi Candauleop.cit., Acte I, scène 3, p. 76-77.
7Léon Pierre-QuintAndré Gide : L’homme, Stock, 1952, p. 69.
8Pierre Louys.
9André GideLe Roi Candauleop. cit., Préface III, p. 12-13.
10Benjamin Fondane, « La ligne générale de Gide », Le Nouveau Cahier bleu, mai 1934, http://www.gidiana.net/articles/GideDetail1917.53.htm. [10/10/2013]
11Fernand Vanderem in André GideJournal, Tome II, op. cit., « Autres feuillets », 1933, p. 446.
12André GideJournal, Tome II, op. cit., « Autres feuillets », 1933, p. 446.
13René Vincent, « Libérez André Gide ! », art. cit.inhttp://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1936.104.pdf.
14L’article « Conversion ? » est signé Jean Louverné, qui est en réalité le pseudonyme d’Étiemble.
15Jean Louverné, « Conversion ? », La Nouvelle Revue Française, Volume 42, avril 1934, p. 643.
16André Gide, Littérature engagée, op. cit., « Défense de la culture » p. 92-93.
17Jean Guéhenno, « Monsieur Gide », Europe, volume 31, Denoël, 1933, p. 265.
18Jean Guéhenno, « Monsieur Gide », art. cit., p. 268.
19André GideJournal, Tome II, op. cit., 24 juillet 1931, p. 296.
20Jeunesse communiste.
21Retour, Chapitre I, p. 758.
22Ivan Anissimov, « André Gide et le capitalisme », La Gazette Littéraire (Moscou), 1932, in Zinovy Lvovsky, « Moscou répond à la conversion d’André Gide », Nouvelles Littéraires, 24 décembre 1932, in http://www.gidiana.net/GideDetail1917.14.htm. [le 25/01/2013]
23André GideVoyage au Congo, in Souvenirs et Voyagesop. cit., p. 389.
24Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », art. cit., p. 99.
25André GideLe Retour du Tchad. in Souvenirs et Voyagesop. cit., Appendice IV « La Détresse de notre Afrique-Équatoriale », p. 676.
26Id., p. 676.
27Agence de voyage créée le 12 avril 1929 en Union soviétique.
28André GidePages de Journal (1929-1932),Gallimard, 1943, p. 121.
29André GideJournal, Tome II, op. cit., 21 février 1932, p. 352.
30Paul Vaillant-Couturier, « Un an d’activité de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires. André Gide parlera, ce soir, Salle Cadet », L’Humanité, 21 mars 1933, inhttp://www.gidiana.net/comm193320.htm. [le 25/04/2013]
31Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires.
32André GideLittérature engagéeop. cit., « Fascisme », p. 21.
33André Gide, Littérature engagéeop. cit., « Fascisme », p. 22-24.
34Id.
35Metteur en scène de pièces de théâtre, contraint de se réfugier en Autriche.
36Dramaturge marxiste allemand depuis 1930, il avait été contraint de quitter l’Allemagne en février 1933 et son dernier livre Die Mutter (La Mère) venait d’être interdit. Son œuvre sera brûlée lors de l’autodafé du 10 mai.
37Chef d’orchestre juif exclu de l’Orchestre Philharmonique de Berlin.
38Maurice Blanchot, « Les communistes, gardiens de la culture », Journal des Débats, 25 mars 1933, in http://www.gidiana.net/comm193323.htm. [le 02/05/2013]
39« Orphée aux Enfers », Le Temps, mars 1933, in http://www.gidiana.net/comm193326.htm. [le 02/05/2013]
40« Vu par un chômeur », Avant-Poste, 1er juin 1933, in http://www.gidiana.net/comm193336.htm. [le 25/01/2013]
41Retour, Avant-propos, p. 752.
42Gide fait ici référence à la motion votée le 9 février 1933 par les étudiants de l’Oxford Union Society : « L’assemblée en aucune circonstance ne combattra pour son Roi et son Pays. »
43André GideLittérature engagéeop. cit., « Fascisme », p. 23-24.
44André GideLittérature engagéeop. cit., « Fascisme », p. 25.
45André Gide in « Les succès du camarade André Gide », Aux Écoutes, 25 mars 1933, inhttp://www.gidiana.net/comm193322.htm. [le 25/01/2013]
46Professeur à la Sorbonne.
47Louis Aragon, « Le Roman d’André Gide. André Gide vient de publier en volume ses ‘Pages de Journal », L’Humanité, 25 juin 1934, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail3.1934.1.htm. [le 10/05/2013]
48Maria Van RysselbergheLes Cahiers de la Petite Dame. Notes pour l’histoire authentique d’André Gide, Tome II : 1929-1937, préface d’André Malraux, édition établie, présentée et annotée par Claude Martin, Gallimard, coll. « Cahiers André Gide », 1974, p. 466.
49Politique de Lénine et des bolcheviks défendant l’idée que le changement ne peut passer que par la violence. Les années de guerre civile sont dites de « communisme de guerre ».
50Retour, Appendice I, p. 788.
51Retour, Chapitre IV, p. 778.
52Capitale de l'Abkhazie en Géorgie.
53Retour, Chapitre IV, p. 775.   



Le communisme d'André Gide


    Gide voit dans le communisme et dans l’Union Soviétique l’espoir d’un monde meilleur, opposé au monde capitaliste qu’il juge individualiste, et aux valeurs de la grande bourgeoisie dont il est issu. Il voit dans l’U.R.S.S. un pays avec un grand avenir, et grâce au communisme, le meilleur modèle de société possible. Il y trouve une sorte d’horizon métaphysique devant amener à un renouveau, tant social et moral que culturel, de l’Humanité. Selon Jean Dobelle, « le soviétisme vu par Gide n’a sans doute rien à voir avec le réel1 ».

    L'engagement de Gide ne concerne pas le communisme réel, ou le pays qui l’incarne, mais une doctrine et un espace fantasmés, sur lesquels il projette ses propres refus et aspirations bien plus qu’il ne cherche à en comprendre les principes et les modes de fonctionnement.

    Quelques observations liminaires sont nécessaires quant à ce que l’on pourrait appeler « la doctrine politique de Gide », sans prétention d’en proposer une vue exhaustive. Tout d’abord, il faut observer que l’écrivain se montre proche de Proudhon2 dans son positionnement envers la propriété individuelle. Frank Lestringant explique que « toute forme d’héritage représentait à ses yeux un vol, une spoliation commise au détriment des vivants3. » Son attachement à l’U.R.S.S. se fonde, dès lors, principalement sur le fait que le régime politique y est supposé avoir éliminé cette source d’inégalité, rendant ainsi possible un tout autre mode de fonctionnement social. Comme le montre Lucien Duran :
[…] ˗ ce facteur d’exploitation et d’oppression de l’homme par l’homme, ˗ étant théoriquement abolie, tous les individus, sont censés apporter chacun sa pierre à l’édifice commun. La collectivité risquant d’être mise en balance, en concurrence avec la famille et la religion, ces deux colonnes du traditionalisme sont renversées […] les produits du travail sont équitablement répartis entre ceux qui ont contribué à les constituer4.
    Or, cet attachement au prudhonisme ouvre déjà la question de la concordance entre le communisme de Gide et la Doctrine, telle qu’elle a été forgée par différents maîtres. Gide a en fait sa propre lecture du communisme, dans lequel il voit une idéologie devant amener à une amélioration de l’Homme par une culture riche et joyeuse. Il existe une dimension chrétienne du communisme gidien, sur laquelle il faudra revenir, qui joue un rôle capital dans son adhésion. Dans sa lettre à Daniel-Rops datée du 20 mai 1933, Gide souscrit à la conception chrétienne du communisme de Henri De Man5 exposée dans son œuvre Au-delà du Marxisme :
Le mouvement socialiste est à la fois le défenseur de la démocratie, que la bourgeoisie a désertée, et le réalisateur de l’idéal chrétien, que l’Église a trahi. […] Le christianisme, la démocratie et le socialisme ne sont alors, même au point de vue historique, que trois formes d’une seule idée. Une source inépuisable d’énergie spirituelle se révèle au socialisme qui prend conscience de cette unité. Dès lors, les buts qu’il poursuit tiennent leur signification non plus seulement de l’économie politique du XIXe siècle mais de nos vingt siècles d’histoire de l’humanité. […] Et chaque action qui nous rapproche de ce but nous relie à l’effort global de toute l’humanité6
    Il écrit alors à Daniel-Rops :
Je suis tout prêt à vous donner raison sur bien des points ; et me sens en vous lisant bien plus anticapitaliste que proprement communiste, ou pour mieux dire marxiste. (Avec quel intérêt, et quelle approbation, presque constante, je lis le beau livre de De Man, Au-delà du Marxisme, que vous connaissez sans doute, et qu’il faut lire7.)
    Ce que cherche Gide, c’est le monde d’après la parousie mentionné par les Évangiles, plutôt que celui issu de l’ascension du prolétariat à la tête de l’État. En ce sens, dans ses souvenirs à propos des soviétiques il insiste au début sur l’hospitalité et la convivialité identiques qu’il rencontre chez un ouvrier et un penseur : « Poètes de Géorgie, intellectuels, étudiants, ouvriers surtout, je me suis épris pour nombre d’entre eux d’une affection vive, et sans cesse je déplorais de ne connaître point leur langue8. » On s’étonnera cependant de voir que seuls des Géorgiens sont mentionnés avec leur nationalité propre : faudrait-il y voir un hommage indirect à Staline, d’origine géorgienne ?


    L’engagement de l’auteur est donc plus guidé par une aspiration morale que par l’adhésion à une doctrine politique. Comme le note René Vincent dans un article paru en octobre 1936, « ce moraliste a donné son adhésion à une doctrine sociale pour des raisons qui restent essentiellement morales9 ». Si le point de rencontre est celui de l’ « homme nouveau », il recouvre des idées très différentes chez Gide et chez les communistes. De la même façon, l’auteur investit l’U.R.S.S. de ses propres aspirations, voulant y voir le changement et la construction d’un monde meilleur, mais pas dans le sens stalinien de « construction du socialisme ». C’est plutôt une construction d’un « Paradis terrestre » qu’il veut y retrouver : « Dominique Drouin disait que Gide était allé chercher en U.R.S.S. le Paradis sur terre10 ». Si Gide insiste sur l’absence de frontière entre les travailleurs manuels et les intellectuels en U.R.S.S., cette disparition des classes sociales est chez lui bien moins marxiste (car il ne prône pas la « dictature du prolétariat ») ou politique (car il ne prône pas non plus l’élimination de quelque catégorie socioprofessionnelle que ce soit), que morale. Le marxisme serait pour Gide « la doctrine susceptible d’assurer la dignité ou le bonheur à la majorité des hommes, et non pas l’expression du processus fatal par lequel la classe prolétarienne s’empare des instruments de production et du pouvoir social11 ». Il résulterait « de scrupules de conscience, comme une solution individuelle aux problèmes de la vie et de la connaissance, comme une attitude morale12 ».

    En 1936, l’U.R.S.S. mène une politique de développement de l’industrialisation, une politique fort rigoureuse du travail pour accroître la productivité, et opère la réquisition des terres des paysans pour supprimer les koulaks en tant que classe. Mais Gide ne s’attarde que très peu sur ces éléments et préfère peindre et étudier le bonheur des hommes, et le développement de la culture soviétique dont dépend selon lui l’avenir. Son adhésion à la doctrine communiste, dont il avoue ne pas connaître les rouages, représente moins une adhésion à un nouveau système étatique qu’à une nouvelle éthique :
Je sens du reste mon incompétence, et je la sens de plus en plus, tandis que je m’occupe de ces questions politiques, économiques, financières qui sont d’un domaine où je ne m’aventure qu’avec crainte, poussé par une grandissante curiosité13.
    Il affirme explicitement que les questions économiques ne sont pas de son ressort. L’écrivain semble en effet assez mal les maîtriser, et n’évoque le monde industriel que de manière succincte :
J’ai également visité, il va sans dire, plusieurs usines. Je sais et me répète que, de leur bon fonctionnement dépend l’aisance générale et la joie. Mais je n’en pourrais parler avec compétence. D’autres s’en sont chargés ; je m’en rapporte à leurs louanges. Les questions psychologiques seules sont de mon ressort ; c’est d’elles, surtout et presque uniquement que je veux ici m’occuper. Si j’aborde de biais les questions sociales, c’est encore au point de vue psychologique que je me placerai14.
    Aussi trouve-t-il le besoin de justifier encore ses lacunes en matière d’économie, et de rappeler le but de son voyage en se plaçant bel et bien en tant que littéraire : « Je ne suis pas un technicien et c’est par leur retentissement psychologique que les questions économiques m’intéressent15. »

    Il existe également pour Gide un lien très fort entre la littérature et l’humanité. L’auteur annonce d’ailleurs en 1935 : « Qui dit littérature, dit communion16. » Ainsi le communisme deviendrait un moyen de communion des hommes entre eux, non plus par le biais de l’Église, mais par celui de la culture :
J’ai plaisir à vous dire ici que, depuis mon adolescence, je me suis senti à l’égard de ce que l’on nous signalait alors comme les mystères incompréhensibles de l’âme slave, dans des dispositions particulièrement fraternelles, au point de me sentir en communion étroite avec les grands auteurs de votre littérature que j’ai appris à connaître et à aimer dès le sortir des bancs du lycée17.
Plus encore, Gide souhaite montrer que l’homme peut aimer et adhérer à une culture neuve, encore inconnue, en employant son propre exemple par la découverte de l’Union Soviétique.

    Ces éléments sont à appréhendés d’après la distance qui se crée entre la doctrine gidienne et la politique menée par l’Union Soviétique.



1Jean Dobelle, « La Faillite du spirituel. Un apôtre de l’U.R.S.S. », 14 octobre 1932, inhttp://www.gidiana.net/GideDetail1917.8.htm. [le 02/05/2013]
2« La propriété, c’est le vol » écrit-il en 1840 dans son ouvrage Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, Garnier frères, 1849, Chapitre premier, p. 2.
3Frank LestringantAndré Gide l’inquiéteur, op. cit., p. 536.
4Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », art. cit., p. 103.
5Homme politique belge, chef du Parti Ouvrier Belge, néo-socialiste et déterministe marxiste. Le marxisme est avant tout pour lui une éthique de vie. Il y reste fidèle tout en en s’éloignant parfois, et s’oppose à la célèbre citation de Karl Marx : « La religion est l’opium du peuple. »
6André GideLittérature engagéeop. cit., « À Daniel-Rops », p. 33.
7Id., p. 34.
8André GideRetour de l’U.R.S.S.in Souvenirs et Voyages, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée, établie et annotée par Pierre Masson, 2001, Chapitre I, p. 753. (Par souci de commodité, le titre de l’œuvre sera abrégé Retour dans la suite du mémoire.)
9René Vincent, « Libérez André Gide ! », Combat, n° 8, octobre 1936, inhttp://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1936.104.pdf. [le 30/03/2014]
10Daniel Moutote, « Dostoïevski et Gide », Revue d’Histoire Littéraire de la France, septembre/octobre 1976, p. 786.
11Thierry Maulnier, « Le Collectivisme Humanitaire », art. cit., p. 243.
12Id.
13André GideJournal, Tome II, op. cit., 5 mars 1932, p. 355.
14Retour, Chapitre I, p. 756.
15Id., Chapitre III, p. 766-767.
16André Gide, Littérature engagéeop. cit., « Défense de la culture », p. 91.
17Retour, Appendice III, p. 793.


samedi 11 janvier 2020

Retour de l'URSS d'André Gide : une oeuvre sous tensions - Introduction


Université de Bretagne Sud

U.F.R. Lettres Langues Sciences Humaines et Sociales

Master Littératures et Langages





Retour de l’U.R.S.S. 

d’André Gide :

une œuvre sous tensions





Gide sur l'aérodrome du Bourget, en partance pour Moscou, 
via Berlin, 16 juin 1936.




Caroline Le Grel
Mémoire de Master 2
Sous la direction de Madame Ioana Galleron

Année universitaire 2013/2014








        Remerciements

    Je tiens à remercier très chaleureusement ma directrice de mémoire, Madame Ioana Galleron, pour sa présence, son aide et ses conseils, mais aussi pour ses encouragements et son soutien, tout au long de ces deux dernières années.
    
    Je remercie également Xavier Teisseire et Chrystel Millon pour leur aide dans la mise en page de ce mémoire, Michel Henrichot pour ses conseils en matière de normes typographiques et son soutien, ainsi que Jean-Baptiste Bruneau pour ses conseils bibliographiques.

    Enfin, je remercie Marie-Christine Darenne et Véronique Dréan pour leurs encouragements et leur accompagnement dans mes démarches administratives de reprise d’études, ainsi que ma famille, mes collègues et mes amis pour leur soutien.









    Dans le contexte des années 1930, pour de nombreux intellectuels, seules deux voies d’engagement sont possibles : la foi fasciste ou la foi communiste. Entre ces deux modes de pensée, ils considèrent que seule la bourgeoisie inerte et passive ne veut pas choisir. C’est donc le moment pour de nombreux intellectuels et pour Gide particulièrement, de se ranger aux côtés du communisme, qu’ils considèrent comme défenseur de la paix et du bonheur. La voie ouverte par l’Union Soviétique apparaît à l’écrivain français comme celle de la construction, meilleure alliée contre le capitalisme et le fascisme, qui eux, se manifestent comme celle de la destruction.

    Aux lendemains de la Révolution russe de 1917, rien ne prédisposait Gide à un engagement aux côtés du communisme :
Lucien Maury, avec qui je déjeunais l’autre jour à Paris, s’inquiète beaucoup de cette vague de socialisme qu’il sent monter et qu’il pressent devoir submerger notre vieux monde après qu’on croira la guerre finie. Il croit inévitable la révolution et ne sait comment on pourra s’y opposer. Quand je lui parle de l’organisation de résistance que travaille à former L’Action française, il s’indigne ; Maurras l’exaspère et Léon Daudet l’indigne. Je comprends lui dis-je, qu’ils ne vous satisfassent point. Mais vous serez bien forcé de vous mettre avec eux si vous avez souci de résister. Il n’y aura pas de troisième parti. Ce sera comme au moment de l’affaire Dreyfus ; on devra être pour ou contre, malgré qu’on en ait. Le groupement de L’Action française ne vous plaît pas ? Ce n’est pas que moi-même je l’estime le meilleur – mais c’est le seul1.
Au vu de ces propos, Gide aurait presque pu se ranger aux côtés de L’Action française, au détail près, peut-être, qu’il fut du côté des Dreyfusards vingt ans plus tôt. Conscient qu’il faudra choisir le moment venu et qu’il n’y aura pas de demi-mesure possible, son camp semble, à l’aube de mars 1918, loin d’être défini d’avance.

    Après les événements du 6 février 1934, donnant lieu à Paris à de violentes manifestations des ligues d’extrême droite, trois intellectuels français, Alain, Paul Langevin, et Paul Rivet fondent au mois de mars de la même année le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, qui réunissait bon nombre d’intellectuels tels que Gide et Malraux. Ramon Fernandez, quant à lui, défend l’apolitisme chez les intellectuels. Ainsi explique-t-il dans une lettre ouverte à André Gide, sa volonté de n’appartenir à aucun parti : « Vous êtes communiste et je ne le suis pas encore : et je persiste à croire que mieux vaut ne l’être pas encore quand on veut servir, de la place où je suis les intérêts essentiels du prolétariat2. » L’intellectuel doit, selon lui, rester maître de toute sa liberté critique afin d’éclairer la classe prolétarienne, souvent trop portée à l’action directe. Cependant, cette liberté est un trompe-l’œil comme le montre l’utilisation même du vocabulaire communiste (« prolétariat »). Ainsi, Fernandez poursuit : 
Aujourd’hui, c’est différent, parce que toute absence dans le camp du prolétariat suscite une présence dans le camp des ennemis. […] Le redressement farouche et fou du capitalisme que nous constatons aujourd’hui a cette conséquence que le marxisme, vaille que vaille, est devenu l’unique rempart des opprimés, je veux dire simplement de ceux qui ont faim... Courons donc au plus pressé et laissons les arguties pour des temps meilleurs... […] Je suis de ceux qui ont cru, voici quelques années, à la possibilité d’une idéologie, d’une éthique de droite. Après le 6 février cet espoir n’est définitivement plus permis. […] Pour nous, rejoindre le prolétariat, c’est satisfaire un égoïsme bien compris. C’est faire œuvre de purification, gagner le droit d’une démarche assure, d’un regard ferme. C’est, au sens religieux du terme, nous sauver3.
    Ce cheminement idéologique et politique, décrit par Ramon Fermandez, est aussi celui de Gide. Cet engagement est d’autant plus facile que, pour bon nombre d’intellectuels, l’Union Soviétique bénéficie du prestige mythique d’un monde meilleur placé sous le signe de la liberté et du bonheur. Pour Gide, il s’agit de l’espoir d’une « société humaine pou[vant] répondre entièrement à son idéal : la divination de l’humain4 ». En outre, l’U.R.S.S. organisait les voyages pour les intellectuels français, très utiles dans la propagation du mythe en Europe : « Le pèlerinage à Moscou est à la mode, et les Soviétiques ont acquis un art presque parfait dans la réception des hôtes de marque5. » Rachel Mazuy observe qu’il est possible de « reconstruire ainsi une sorte de voyage type dont le récit passe par des moments clés toujours semblables et passés au prisme de l’enthousiasme ému, qui vont constituer autant de repères6 ». Il est possible de voir, dans l’ensemble des récits de témoignage sur l’U.R.S.S., trois axes majeurs récurrents dans l’ensemble des lieux visités7 : « les grands projets en construction et les réalisations grandioses qui attestent de l’ambition du régime8 », « les aspects les plus novateurs mis en place par ces sociétés révolutionnaires et égalitaires9 » comme par exemple le village de Bolchevo, ou encore les kolkhozes et les sovkhozes, « le cœur géographique, symbolique et politique du régime révolutionnaire10 », tel que la place Rouge, le Mausolée de Lénine. L’objectif de ces visites était de masquer la réalité au voyageur afin de propager, voire exalter le mythe de la grande U.R.S.S. en Occident.

    François Furet explique que le séjour de Romain Rolland fut un succès pour l’U.R.S.S. en matière de propagande. L’Union soviétique veut donc renouveler l’expérience : après plusieurs hésitations, mais néanmoins flatté, Gide cède. Il arrive à Moscou, un an après Rolland, avec son compagnon de voyage Pierre Herbart, qui était rentré d’U.R.S.S. depuis quelques temps. Il retrouve ensuite à Leningrad quatre de ses amis proches qui sont aussi du voyage : Eugène Dabit, Jef Last, Louis Guilloux et Jacques Schiffrin. Il reçoit de la part des soviétiques un accueil des plus chaleureux, rien n’est laissé au hasard. L’U.R.S.S. avait fait imprimer 300 000 cartes postales de son portrait11.

    Selon Thierry Maulnier, le mythe marxiste repose en Occident sur la confusion entre humanisme et humanitaire. L’humanisme, qui peut se définir comme le souci de connaissance par la culture, du plus haut développement de l’esprit en vue de la réalisation de soi et du bonheur personnel de l’homme, est confondu avec l’humanitaire qui lui tend à l’égalité entre tous, égalité sociale, mais aussi égalité dans le savoir et les esprits. De là, un risque d’uniformisation et de stagnation des productions culturelles apparaît, et que l’humanisme méconnaît. La « morale humanitaire12 » occidentale issue du marxisme prend donc sa source d’une part dans l’humanisme, avec la notion d’intellectualisme, et d’autre part dans le christianisme, avec la notion de charité. Elle exerce toute sa fascination sur Gide, l’auteur ayant pour obsession l’humanité dans son sens global.

    De plus, comme l’explique Lucien Duran, l’écrivain éprouve un mal être profond, notamment depuis son voyage au Congo en 1925 :
Gide traverse une des périodes de forte tension de son existence. Les événements l’ont bousculé, arraché (du moins pour cette période) à l’art. Il est allé trop loin dans la découverte de la souffrance physique, la plus insupportable, s’il faut en croire Montaigne13.
    Choqué par ce qu’il a vu, l’esthète s’éloigne de son art au profit de « la cause des peuples14 ». Quand la réalité est trop grave, elle ne peut être retranscrite par le roman, l’art ne suffit plus. François de Roux écrivait : « Il n’y a, pour lui, qu’un seul problème, qui les englobe tous : le problème de l’homme et de sa destinée. L’art est une limite arbitraire de ces problèmes15. » Ainsi Gide considère-t-il la question sociale comme relais de la création littéraire : « Si les questions sociales occupent aujourd’hui ma pensée, c’est aussi que le démon créateur s’en retire. Ces questions n’occupent la place que l’autre ne l’ait déjà cédée16. » Le mythe soviétique s’impose à l’écrivain en panne d’inspiration, et ayant perçu le monde autrement : « Ce besoin anxieux de rejoindre le monde des hommes, de les servir, la grande expérience soviétique paraît à Gide la seule qui puisse désormais le satisfaire17. »

    Il est, en outre, attiré par l’U.R.S.S. parce qu’il l’est par la foule et notamment par la jeunesse. Ayant toujours eu pour obsession la crainte de la dégénérescence physique, l’auteur s’est toujours senti proche des jeunes qui lui communiquent leur enthousiasme, et en qui il aperçoit l’aube du nouvel avenir. Ainsi Jean Loisy18 établissait-il un parallèle entre l’engagement de Gide et son œuvre de 1907, Le Retour de l’Enfant prodigue. L’intrigue, en effet, relate l’histoire de l’enfant quittant le domicile familiale par soif d’aventure et volonté de découvrir le monde. Vaincu par la misère, il rentre chez son père. À la différence de l’Évangile, celui-ci, à présent trop vieux, va ensuite aider son frère cadet à partir à son tour. Gide serait alors, par son engagement pour le soviétisme, semblable à cet enfant : à la recherche du nouveau monde, et de l’homme nouveau, mais conscient de son grand âge, il va encourager la jeunesse soviétique. Jean Guéhenno décrivait Gide ainsi : « Un homme qui vieillit et qui veut mourir jeune : tel m’apparaît M. Gide. Il ne veut surtout pas que la mort le saisisse, prononçant une parole de vieux19. [...] » La fatigue de son voyage en Afrique et sa progression dans l’âge l’amenaient « à subir et à amplifier l’attrait de cette terre jeune et ardente20 ». Aussi Gide déclarait-il lors de son allocution du 21 mars 1933 :
Jeunes gens de l’U.R.S.S., de tout cœur j’étais avec vous dès avant votre avènement dans l’histoire. Mais ce qui devait devenir, grâce à vous, réalité, ne m’apparaissait encore qu’utopie. Je doutais qu’une réalisation fut aussitôt possible, de ce que j’osais à peine entrevoir. Voilà pourquoi ce que vous apportez à notre vieux monde de jeune, de vivace et de neuf, mon cœur l’accueille avec reconnaissance : des raisons de dévouement enthousiaste qui redonnent du goût à la vie. […] Grâce à vous sera ce que l’on déclarait ne pas pouvoir être. Vous avez brisé les chaînes d’un passé qui pèse encore sur nous lourdement. Jeunes gens de l’U.R.S.S., merci pour cet immense espoir que vous permettez à nos cœurs et pour votre exemple admirable. Désormais, c’est les regards tournés vers vous que nous marchons21.
    Tout concourt ainsi pour que Gide se rallie au communisme au début des années 1930 :
Voyageur philosophe, nouveau Montaigne, il a dénoncé les violences de la colonisation française en Afrique. Bien qu’il ait emprunté à Nietzsche des accents littéraires, le fond de son esprit est fait des Évangiles d’une foi christique, mélange instable de révolte et de culpabilité, chemin classique vers les utopies révolutionnaires22.
De plus, Gide attend beaucoup du développement de la culture. Porté par la révolution d’Octobre, l’essor des préoccupations culturelles enthousiasment l’esthète. Comme l’explique Claude Frioux, « le nouveau régime y répond sans lésiner sur les moyens : studios de formation artistique pour amateurs, revues, publications, éditions de toutes sortes […]. Une pléiade de jeunes écrivains chargés d’un riche bagage d’impressions par la révolution et la guerre civile remplit l’arène littéraire23. »

    Gide n’en garde pas moins sa liberté d’indépendance. Ainsi a-t-il toujours refusé d’être inscrit au Parti, et représente-t-il parfaitement ce qu’on appelle le « compagnon de route24 ». Cependant, ce ralliement constitue un tournant dans l’œuvre et la vie de l’écrivain. Esthète héritier de Montaigne, Gide ne s’est jamais essayé à la politique, et n’avait jamais réellement pris position politiquement dans ses œuvres avant 1927. L’écrivain entre ainsi en contradiction avec lui-même, d’autant plus qu’il n’est pas un prolétaire, mais un bourgeois. Anticlérical, mais fervent croyant des Évangiles ; homme de lettres attaché à son indépendance d’esprit, et qui prône la liberté de l’écrivain ; esthète ignorant les rouages du monde politique et économique ; cet engagement ne va pas de soi.

    Retour de l’U.R.S.S. représente donc une rupture dans l’œuvre de Gide. C’est aussi une œuvre problématique, car elle rend compte du choc entre les raisons et les fantasmes qui motivent l’engagement, et une réalité qui n’y correspond pas. L’auteur tente de concilier l’aspiration et le vécu, avec un succès mitigé. Mais entre espoirs et désillusions, entre applaudissements et controverses, entre engagement et retour à l’art, le séjour en Union Soviétique de l’écrivain n’est pas facile à penser.

    L’objectif de ce mémoire, qui sera présenté ici sous forme d'une série d'articles correspondants aux parties et chapitres qui le composent, est d’analyser le Retour de l’U.R.S.S. comme une œuvre rendant compte des multiples tensions qui s’exercent sur l’écrivain dans les années 30 : tension entre l’esthète et l’engagé, entre les projections imaginaires et les découvertes réelles, entre la vérité et l’espoir... Ainsi, alors que Retour de l’U.R.S.S. est habituellement regardé comme le livre de la lucidité et de la prise de distance, la perspective ici adoptée sera de le considérer comme un livre qui prolonge l’auto-illusionnement25. Il importe d’étudier au préalable, le communisme gidien et ses différences par rapport à la doctrine marxiste-léniniste. L’objectif sera ensuite d’analyser comment cette incompréhension idéologique fondamentale se traduit dans un traitement particulier de la réalité vécue pendant le voyage, et comment elle laisse progressivement place à la déception. Enfin, par l’étude de la réception du Retour et de l’écriture des Retouches, il importera d’analyser les conclusions de Gide sur le communisme, et dans quelle mesure le Retour fut celui de l’écrivain à ses positions d’esthète.




1André Gide, Journal, Tome I : 1887-1925, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie, présentée et annotée par Éric Marty, 1996, 3 mars 1918, p. 1060.
2Ramon Fernandez, « Lettre ouverte à André Gide », La Nouvelle Revue Française, n° 247, avril 1934, p. 137.
3Id., p. 138.
4André Rousseaux, « Question à M. André Gide », Figaro, 18 janvier 1936, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1936.96.pdf. [le 03/02/2013]
5François Furet, Le passé d’une illusion, in Penser le XXe siècle, Laffont, coll. Bouquins, 2007, p. 836.
6Rachel Mazuy, « Les ‘Amis de l’U.R.S.S.’ et le voyage en Union soviétique. La mise en scène d’une conversion (1933-1939) », Politix, vol. 5, n° 18, deuxième trimestre 1992, p. 119.
7« Moscou, Leningrad, le Caucase et la mer Noire, voici une route bien conventionnelle que Gide suivit au cours des neuf semaines de son séjour en U.R.S.S.. » Rudolf Maurer, André Gide et l’U.R.S.S., Tillier, 1983, p. 104.
8François Hourmant, « La croisière rouge, entre simulacre et théâtrocratie. Le système des privilèges des voyageurs au pays de l’Avenir Radieux », Revue historique, janvier/mars 2000, p. 128.
9Id., p. 129.
10Id., p. 130.
11François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 837.
12Thierry Maulnier, « Le Collectivisme Humanitaire », La Revue universelle, volume 57, 1934, p. 246.
13Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », Mercure de France, volume 246, 15 août 1933, p. 103.
14Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, Tome II : le sel de la terre ou l’inquiétude assumée 1919-1951, Flammarion, 2012, p. 533.
15François de Roux, « André Gide communiste », Activités, mai 1933, in http://www.gidiana.net/comm193332.htm. [le 04/02/2013]
16André Gide, Journal, Tome II : 1926-1950, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie, présentée et annotée par Martine Sagaert, 1997, p. 377.
17Jean de Saint-Charmant, « André Gide et le communisme », La Vie Intellectuelle, 25 octobre 1935, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1935.90.pdf. [le 10/03/2013]
18Jean Loisy, « Gide et le communisme », La Revue du siècle, 1934, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail1917.54.htm. [le 13/04/2013]
19Jean Guéhenno in Henri Massis, Débats, volume 1, Plon, 1934, p. 67.
20Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », art. cit., p. 94.
21André Gide, Littérature engagée, Gallimard, 1950, « À la jeunesse de l’U.R.S.S. », p. 26-27.
22François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 834.
23Claude Frioux, « Profil de la critique littéraire en Russie (1918-1930) », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 1, n°1, mai 1959, p. 109.
24Le « compagnon de route » est « un intellectuel qui, le plus souvent, n’adhère pas au parti et ne se sert guère du marxisme […]. Son engagement est ‘à distance’. Il appelle de tous ses vœux la révolution mondiale, sauf chez lui : pour André Gide, ‘cette expérience (le léninisme), c’est en Russie quelle devait être tentée [...]’. Vis-à-vis du parti communiste local, le compagnon fait quelques gestes : il appelle à voter pour lui, parfois sans prendre la peine de voter lui-même, participe à des réunions... […] Les mobiles sont complexes. Il y a d’abord la haine de la société capitaliste […]. Il y a la volonté masochiste d’expier (pas trop douloureusement) des origines bourgeoises et de communier avec le peuple. » David Caute, « Les compagnons de route. 1917-1968 », Politique étrangère, vol. 47, n°3, 1982, p. 752.
25Selon Marcel Koch, qui est allé deux fois en U.R.S.S., les récits élogieux de ces voyages soviétiques constituent « une illusion fondée sur l’idéalisation d’une société mythique qui pourrait s’apparenter à de l’aveuglement ». Ainsi écrit-il : « Les contacts que j’avais eus en Russie, ne m’avaient pas donné toute satisfaction […]. Mais, j’idéalisais. On a besoin d’idéaliser les choses […]. » Rachel Mazuy, « Les ‘Amis de l’U.R.S.S.’ et le voyage en Union soviétique. La mise en scène d’une conversion (1933-1939) », art. cit., p. 123.






jeudi 9 janvier 2020

Frigyes Karinthy, Propagande : l’humour hongrois dans toute sa splendeur



    Publié aux éditions de La Part Commune, le recueil Propagande regroupe cinq nouvelles du maître incontesté de l’humour hongrois, Frigyes Karinthy, initialement parues entre 1929 et 1933. Ce volume regroupe :
- « Propagande » ( 1933)
- « La Comédie de la propriété privée (en guise d’introduction à la Nouvelle Encyclopédie) » (1933
- « Vote pour moi, Camarade ! je suis candidat à la députation » (1931)
- « Bellit ou Les Livres ensorcelés – Légende du XXe siècle » (1933)
- « Maillons » (1929)
    
    Ce petit recueil ne fait qu’une soixantaine de pages. Il serait donc dommage de ne pas le lire entièrement. Chers lecteurs, chères lectrices, ces cinq nouvelles, sur fond politique et humaniste, sont toutes empreintes du même humour. Si vous souhaitez rire à gorge déployée, je vous conseille « Vote pour moi, Camarade ! je suis candidat à la députation ».

    Quant à la plus intéressante d’un point de vue mathématique et métaphysique, je dirais qu’il s’agit de « Maillons » où est exposée la fameuse théorie des cinq degrés de séparation entre les personnes. À ce sujet, vous pouvez également consulter la bande-dessinée, en deux tomes, de Jörg Ulbert et de son illustrateur Jörg Mailliet : Le Théorème de Karynthy. Leur ouvrage illustre avec grande précision cette théorie des maillons dans les deux Berlin du début des années 1980.






mardi 7 janvier 2020

Sarah McCoy, Un goût de cannelle et d’espoir : le roman sensible de destins croisés au goût de biscuits de Noël


   
    Au rythme de la confection de Brötchen1 et de Lebkuchen2, le destin croisé de deux femmes s’étalent de décembre 1944, à Garmisch, en Allemagne, à décembre 2008, à El Paso, au Texas, au moyen d’analepses, de prolepses et d’insertion de correspondances.


    Reba Adams, originaire de Virginie et venue s’installer à El Paso pour un poste de journaliste au Sun City doit, en novembre 2007, rédiger un article sur « Noël à travers le monde, d’un point de vue local » . Elle fait alors la rencontre d’Elsie, 79 ans, propriétaire d’une boulangerie allemande, et de sa fille, Jane. Lors de leur première entrevue, Reba est loin d’obtenir ce qu’elle attend pour son article concernant Noël en Allemagne : « Les Allemands célèbrent Noël comme partout ailleurs. La veille de Noël, nous mangeons et buvons. Le jour même, nous recommençons. Je crois que c’est également ce que font les Américains et les Mexicains, non ? dit Elsie en fronçant les sourcils, provocante. »

    Garmisch, décembre 1944. À la Schimdt Bäckerei3, les affaires tournent à merveille malgré les restrictions. Les parents sont patriotes, la sœur aînée, Hazel, veuve du soldat nazi Peter Abend, s’est engagée comme volontaire au Lebensborn. Quant à Elsie, 16 ans, elle se rend pour la première fois à une soirée nazie avec son prétendant, l’officier Josef Hub, haut placé au sein de l’armée allemande. Lors de la soirée, l’officier Kremer tente d’abuser d’elle dans une ruelle. C’est là qu’un jeune garçon juif, Tobias, sorti de Dachau pour chanter le 24 décembre, la sauve des mains du SS. Peu de temps après, en cette veille de Noël, ce petit garçon échappé vient toquer à la porte de chez Elsie et va désormais changer la vie et la vision du monde de la jeune femme à tout jamais.

    Quant à Reba, elle vit une histoire d’amour tourmentée avec Riki, garde-frontière qui supporte de plus en plus mal, lui-même immigré de l’autre côté de la frontière américaine, la violence exercée envers les clandestins mexicains. Il souhaite épouser Reba : elle hésite. Elle commence, malgré elle, à se confier à ses interlocutrices qui deviennent ses amies, Elsie et Jane. De plus, ses correspondances avec sa sœur Deedee font écho à celles d’Hazel et de sa sœur pendant la guerre.

    Publié en 2012, Un Goût de cannelle et d’espoir4 est le premier roman de Sarah McCoy traduit en français. Par les récits entrelacés de tous les personnages (et ceux cités ci-dessus n’en constituent que le pilier), l’auteure donne au lecteur une belle leçon de vie. Les destins s’avèrent, au fil des pages, bien plus entremêlés qu’il n’y paraît. Une odeur omniprésente de Zimt5 y apporte le réconfort et l’espoir du changement, des belles rencontres, dans les bons comme dans les mauvais moments, en 1944 comme en 2008, en Allemagne comme au Texas. L’auteure livre d’ailleurs, en fin d’ouvrage, plusieurs recettes des pâtisseries allemandes évoquées tout au long du roman.




1 Petits pains blancs allemands.
2 Pains d’épices.
3 Boulangerie des Schmidt.
4 Titre oriiginal : The Baker’s Daughter.
5 Cannelle.