lundi 13 janvier 2020

Le communisme d'André Gide


    Gide voit dans le communisme et dans l’Union Soviétique l’espoir d’un monde meilleur, opposé au monde capitaliste qu’il juge individualiste, et aux valeurs de la grande bourgeoisie dont il est issu. Il voit dans l’U.R.S.S. un pays avec un grand avenir, et grâce au communisme, le meilleur modèle de société possible. Il y trouve une sorte d’horizon métaphysique devant amener à un renouveau, tant social et moral que culturel, de l’Humanité. Selon Jean Dobelle, « le soviétisme vu par Gide n’a sans doute rien à voir avec le réel1 ».

    L'engagement de Gide ne concerne pas le communisme réel, ou le pays qui l’incarne, mais une doctrine et un espace fantasmés, sur lesquels il projette ses propres refus et aspirations bien plus qu’il ne cherche à en comprendre les principes et les modes de fonctionnement.

    Quelques observations liminaires sont nécessaires quant à ce que l’on pourrait appeler « la doctrine politique de Gide », sans prétention d’en proposer une vue exhaustive. Tout d’abord, il faut observer que l’écrivain se montre proche de Proudhon2 dans son positionnement envers la propriété individuelle. Frank Lestringant explique que « toute forme d’héritage représentait à ses yeux un vol, une spoliation commise au détriment des vivants3. » Son attachement à l’U.R.S.S. se fonde, dès lors, principalement sur le fait que le régime politique y est supposé avoir éliminé cette source d’inégalité, rendant ainsi possible un tout autre mode de fonctionnement social. Comme le montre Lucien Duran :
[…] ˗ ce facteur d’exploitation et d’oppression de l’homme par l’homme, ˗ étant théoriquement abolie, tous les individus, sont censés apporter chacun sa pierre à l’édifice commun. La collectivité risquant d’être mise en balance, en concurrence avec la famille et la religion, ces deux colonnes du traditionalisme sont renversées […] les produits du travail sont équitablement répartis entre ceux qui ont contribué à les constituer4.
    Or, cet attachement au prudhonisme ouvre déjà la question de la concordance entre le communisme de Gide et la Doctrine, telle qu’elle a été forgée par différents maîtres. Gide a en fait sa propre lecture du communisme, dans lequel il voit une idéologie devant amener à une amélioration de l’Homme par une culture riche et joyeuse. Il existe une dimension chrétienne du communisme gidien, sur laquelle il faudra revenir, qui joue un rôle capital dans son adhésion. Dans sa lettre à Daniel-Rops datée du 20 mai 1933, Gide souscrit à la conception chrétienne du communisme de Henri De Man5 exposée dans son œuvre Au-delà du Marxisme :
Le mouvement socialiste est à la fois le défenseur de la démocratie, que la bourgeoisie a désertée, et le réalisateur de l’idéal chrétien, que l’Église a trahi. […] Le christianisme, la démocratie et le socialisme ne sont alors, même au point de vue historique, que trois formes d’une seule idée. Une source inépuisable d’énergie spirituelle se révèle au socialisme qui prend conscience de cette unité. Dès lors, les buts qu’il poursuit tiennent leur signification non plus seulement de l’économie politique du XIXe siècle mais de nos vingt siècles d’histoire de l’humanité. […] Et chaque action qui nous rapproche de ce but nous relie à l’effort global de toute l’humanité6
    Il écrit alors à Daniel-Rops :
Je suis tout prêt à vous donner raison sur bien des points ; et me sens en vous lisant bien plus anticapitaliste que proprement communiste, ou pour mieux dire marxiste. (Avec quel intérêt, et quelle approbation, presque constante, je lis le beau livre de De Man, Au-delà du Marxisme, que vous connaissez sans doute, et qu’il faut lire7.)
    Ce que cherche Gide, c’est le monde d’après la parousie mentionné par les Évangiles, plutôt que celui issu de l’ascension du prolétariat à la tête de l’État. En ce sens, dans ses souvenirs à propos des soviétiques il insiste au début sur l’hospitalité et la convivialité identiques qu’il rencontre chez un ouvrier et un penseur : « Poètes de Géorgie, intellectuels, étudiants, ouvriers surtout, je me suis épris pour nombre d’entre eux d’une affection vive, et sans cesse je déplorais de ne connaître point leur langue8. » On s’étonnera cependant de voir que seuls des Géorgiens sont mentionnés avec leur nationalité propre : faudrait-il y voir un hommage indirect à Staline, d’origine géorgienne ?


    L’engagement de l’auteur est donc plus guidé par une aspiration morale que par l’adhésion à une doctrine politique. Comme le note René Vincent dans un article paru en octobre 1936, « ce moraliste a donné son adhésion à une doctrine sociale pour des raisons qui restent essentiellement morales9 ». Si le point de rencontre est celui de l’ « homme nouveau », il recouvre des idées très différentes chez Gide et chez les communistes. De la même façon, l’auteur investit l’U.R.S.S. de ses propres aspirations, voulant y voir le changement et la construction d’un monde meilleur, mais pas dans le sens stalinien de « construction du socialisme ». C’est plutôt une construction d’un « Paradis terrestre » qu’il veut y retrouver : « Dominique Drouin disait que Gide était allé chercher en U.R.S.S. le Paradis sur terre10 ». Si Gide insiste sur l’absence de frontière entre les travailleurs manuels et les intellectuels en U.R.S.S., cette disparition des classes sociales est chez lui bien moins marxiste (car il ne prône pas la « dictature du prolétariat ») ou politique (car il ne prône pas non plus l’élimination de quelque catégorie socioprofessionnelle que ce soit), que morale. Le marxisme serait pour Gide « la doctrine susceptible d’assurer la dignité ou le bonheur à la majorité des hommes, et non pas l’expression du processus fatal par lequel la classe prolétarienne s’empare des instruments de production et du pouvoir social11 ». Il résulterait « de scrupules de conscience, comme une solution individuelle aux problèmes de la vie et de la connaissance, comme une attitude morale12 ».

    En 1936, l’U.R.S.S. mène une politique de développement de l’industrialisation, une politique fort rigoureuse du travail pour accroître la productivité, et opère la réquisition des terres des paysans pour supprimer les koulaks en tant que classe. Mais Gide ne s’attarde que très peu sur ces éléments et préfère peindre et étudier le bonheur des hommes, et le développement de la culture soviétique dont dépend selon lui l’avenir. Son adhésion à la doctrine communiste, dont il avoue ne pas connaître les rouages, représente moins une adhésion à un nouveau système étatique qu’à une nouvelle éthique :
Je sens du reste mon incompétence, et je la sens de plus en plus, tandis que je m’occupe de ces questions politiques, économiques, financières qui sont d’un domaine où je ne m’aventure qu’avec crainte, poussé par une grandissante curiosité13.
    Il affirme explicitement que les questions économiques ne sont pas de son ressort. L’écrivain semble en effet assez mal les maîtriser, et n’évoque le monde industriel que de manière succincte :
J’ai également visité, il va sans dire, plusieurs usines. Je sais et me répète que, de leur bon fonctionnement dépend l’aisance générale et la joie. Mais je n’en pourrais parler avec compétence. D’autres s’en sont chargés ; je m’en rapporte à leurs louanges. Les questions psychologiques seules sont de mon ressort ; c’est d’elles, surtout et presque uniquement que je veux ici m’occuper. Si j’aborde de biais les questions sociales, c’est encore au point de vue psychologique que je me placerai14.
    Aussi trouve-t-il le besoin de justifier encore ses lacunes en matière d’économie, et de rappeler le but de son voyage en se plaçant bel et bien en tant que littéraire : « Je ne suis pas un technicien et c’est par leur retentissement psychologique que les questions économiques m’intéressent15. »

    Il existe également pour Gide un lien très fort entre la littérature et l’humanité. L’auteur annonce d’ailleurs en 1935 : « Qui dit littérature, dit communion16. » Ainsi le communisme deviendrait un moyen de communion des hommes entre eux, non plus par le biais de l’Église, mais par celui de la culture :
J’ai plaisir à vous dire ici que, depuis mon adolescence, je me suis senti à l’égard de ce que l’on nous signalait alors comme les mystères incompréhensibles de l’âme slave, dans des dispositions particulièrement fraternelles, au point de me sentir en communion étroite avec les grands auteurs de votre littérature que j’ai appris à connaître et à aimer dès le sortir des bancs du lycée17.
Plus encore, Gide souhaite montrer que l’homme peut aimer et adhérer à une culture neuve, encore inconnue, en employant son propre exemple par la découverte de l’Union Soviétique.

    Ces éléments sont à appréhendés d’après la distance qui se crée entre la doctrine gidienne et la politique menée par l’Union Soviétique.



1Jean Dobelle, « La Faillite du spirituel. Un apôtre de l’U.R.S.S. », 14 octobre 1932, inhttp://www.gidiana.net/GideDetail1917.8.htm. [le 02/05/2013]
2« La propriété, c’est le vol » écrit-il en 1840 dans son ouvrage Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du Droit et du Gouvernement, Garnier frères, 1849, Chapitre premier, p. 2.
3Frank LestringantAndré Gide l’inquiéteur, op. cit., p. 536.
4Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », art. cit., p. 103.
5Homme politique belge, chef du Parti Ouvrier Belge, néo-socialiste et déterministe marxiste. Le marxisme est avant tout pour lui une éthique de vie. Il y reste fidèle tout en en s’éloignant parfois, et s’oppose à la célèbre citation de Karl Marx : « La religion est l’opium du peuple. »
6André GideLittérature engagéeop. cit., « À Daniel-Rops », p. 33.
7Id., p. 34.
8André GideRetour de l’U.R.S.S.in Souvenirs et Voyages, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée, établie et annotée par Pierre Masson, 2001, Chapitre I, p. 753. (Par souci de commodité, le titre de l’œuvre sera abrégé Retour dans la suite du mémoire.)
9René Vincent, « Libérez André Gide ! », Combat, n° 8, octobre 1936, inhttp://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1936.104.pdf. [le 30/03/2014]
10Daniel Moutote, « Dostoïevski et Gide », Revue d’Histoire Littéraire de la France, septembre/octobre 1976, p. 786.
11Thierry Maulnier, « Le Collectivisme Humanitaire », art. cit., p. 243.
12Id.
13André GideJournal, Tome II, op. cit., 5 mars 1932, p. 355.
14Retour, Chapitre I, p. 756.
15Id., Chapitre III, p. 766-767.
16André Gide, Littérature engagéeop. cit., « Défense de la culture », p. 91.
17Retour, Appendice III, p. 793.


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