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jeudi 26 septembre 2019
Jean-Marie Blas de Roblès, L’île du Point Némo : un roman déroutant
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samedi 21 septembre 2019
Le Cousins Pons d'Honoré de Balzac : entre fiction et peinture socio-culturelle
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Le Cousin Pons, publié en premier lieu en feuilleton dans Le Constitutionnel, devait être, à l'origine, une nouvelle d'une quarantaine de pages. Au fur et à mesure de son écriture, Balzac se plaît à la transformer en roman en y ajoutant toute l'intrigue et les péripéties autour du 'Musée Pons". Le titre de l'oeuvre n'a pas été immédiatement celui sous lequel elle est aujourd'hui connue. Après, entre autres, Le Bonhomme Pons et Les Deux musiciens, le roman est finalement publié sous le nom du Cousin Pons en 1847 et, constitue, avec La Cousine Bette, l'un des derniers romans des Scènes de la vie parisienne.
L'oeuvre balzacienne est marquée par le réalisme. Le genre romanesque permet à l'écrivain d'intégrer une fiction à un contexte social, politique et historique (Les Chouans relèvent d'ailleurs du roman historique). La fiction est au service de la peinture d'une société : elle permet de mettre lumière tant les bienfaits que les méfaits de la répercussion d'un contexte sociétal sur les vices et les vertus de l'être humain.
Pour ce faire, Balzac crée des 'types", c'est-à-dire des caractères humains sur une toile de fond historique omniprésente. La fin de chaque récit peint une issue heureuse ou malheureuse des héros au prisme d'un cadre socio-culturel et spacio-temporel particuliers. Ces personnages représentent un type de personne de la société tels que la concierge, la portière, le juriste, le collectionneur, l'artiste... L'auteur crée ainsi des personnages redondants au fil de La Comédie Humaine qui évoluent différemment selon le contexte dans lequel ils sont immergés. Mme de Marville, présente dans Le Cousin Pons, apparaissait déjà dans des œuvres antérieures. Elle se caractérise par l'importance accordée à son ascension sociale. De même, le personnage de Schmucke était déjà présent dans Une Fille d'Eve en tant que professeur de musique où il connaît une fin heureuse, contrairement à sa destinée dans Le Cousin Pons. Le personnage balzacien est doté d'une physionomie correspondant à son caractère qui suscite l'intérêt du lecteur par sympathie ou antipathie.
Les fins des œuvres de Balzac se concluent sur une chute, heureuse ou malheureuse, qui invite le lecteur à une active réflexion. Le Colonel Chabert et Le Père Goriot, tout comme Le Cousin Pons, mettent en exergue le triomphe des vices sociaux et spéculaires sur les valeurs morales. Le réalisme balzacien, de du début à la fin, inclut le lecteur dans une sorte de dimension didactique des comportements humains au sein d'un cadre spacio-temporels et socio-culturels donnés.
Dans Le Cousin Pons, Balzac met en scène des personnages représentants d'une identité, d'une ethnie, ou d'une classe sociale sur fond 'd'un appât du gain permanent et de manipulation tant morale que juridique. Aussi cette oeuvre pourrait-elle bine être une "comédie terrible". Pons et Schmucke, surnommés "les deux casses-noisettes", sont deux célibataires résidents dans l'appartement de Sylvain Pons. Ils sont liés par un amitié des plus sincères. Tous deux musiciens, et Pons, également collectionneur d'art, vivement en marge de la société de spéculation de la vie parisienne de la première moitié du XIXe siècle. Ils représentent le "type" de l'artiste aux vertus esthètes et morales. Les personnages qui les entourent s'avèrent malveillantes : elles tentent par toutes les formes de manipulation d'acquérir le "Musée Pons" et de déshériter l'ami Schmucke par n'importe quelle controverse. Les Marville, dont Sylvain Pons est le cousin, tentent, par tous les moyens, notamment avec l'aide de Fraisier et son ami le docteur Poulain, de récupérer la collection d'art après sa mort au détriment du brave allemand dont Pons avait fait son légataire universel.
Ces éléments ne sont pas sans rapport avec la situation personnelle de Balzac au moment où il rédige son roman : le poids familial règne également sur lui puisqu'il est surendetté auprès de sa mère. De même, l'isotopie du bric-à-brac peut être rapprochée des lettres envoyées à Mme Hanska lors de l'écriture du Cousin Pons et de La Cousine Bette lorsqu'il écrit à sa future épouse qu'il songe à la recherche de meubles pour leur future installation.
La Cibot et La Sauvage représentent la classe sociale basse des portières, prêtes à tout pour amasser de l'argent et s'élever socialement. De même Elie Magus et Remonencq se révèlent être des prédateurs de la collection Pons au nom du bric-à-brac qui leur est cher et, bien sûr, de sa valeur. Seul personnage moralement bon et venant en aide à Schmucke à la mort de Pons : l'ami du théâtre, Topinard.
Dans Le Cousin Pons, les personnages sont grandement caractérisés par leur appartenance ethnique. Schmucke représente l'Allemand naïf, artiste au bon cœur inaccoutumé aux mœurs économiques françaises. C'est d'ailleurs ce qui le perdra puisqu'il se fait dépouiller par les Marville par méconnaissance de la juridiction française ainsi que par son ancrage dans le chagrin de la perte de son ami. Bruner, autre figure allemande du roman, avec qui Pons échoue à marier sa cousine Cécile, représente l'Allemand romantique et métisse puisqu'il est d'origine juive. Elie Magus représente la figure du commerçant juif telle que s'en fait Balzac, mais aussi du collectionneur, bien que ce soit d'une manière différente de celle de Pons. C'est ainsi que lorsque Magus s'intéresse au "Musée Pons", Rémonencq rétorque : "Tous les Juifs ne vivent pas en Israël". Il ne faudrait pas se méprendre en voyant là un Balzac antisémite : il s'agit davantage d'un stéréotype du commerçant juif du XIXe siècle cherchant à faire de bonnes affaires. Quant à l'Auvergnat Rémonencq, il ne manque pas d'idée pour s'enquérir de la collection Pons, jusqu'à épousé La Cibot. Ce personnage sera néanmoins châtié puisqu'il s'empoisonne lui-même en voulant assassiner sa femme.
Plus encore que la création de "types" ethniques, Balzac associe à chacun de ces personnages un idiolecte socio-culturel. Les discours directs en sont très représentatifs : La Cibot use d'un vocabulaire simpliste, naïf, intellectuellement bas avec un accent la rendant idiote et grossière que Balzac se plaît à relater phonétiquement. Il en est de même pour l'accent allemand de Schmucke dont les discours directs sont rapportés de manière phonétique, tout comme pour Rémonencq avec son accent auvergnat.
La supercherie et la manipulation constituent les fils conducteur du Cousin Pons. Substitutions de tableaux et de testament en sont les deux exemples les plus pertinents. Les valeurs morales sont alors bafouées par l'appât du gain et la volonté d'ascension sociale des personnages qui gravitent autour des "deux casses-noisettes", à l'exception de Topinard, l'ami du théâtre, dont il importe de relever les qualités morales. La fin de l'oeuvre s'apparente à la "comédie terrible" dans laquelle Pons, puis Schmucke, trouvent la mort. Par ailleurs, la collection Pons ne revient pas à Elie Magus, lui aussi collectionneur d'art, ce qui aurait pu paraître comme un moindre mal en dépit du décès du fidèle ami allemand dépassé par les événements. Ainsi les liens familiaux, le complot et l'aspect pécuniaire l'emportent-ils sur les valeurs morales.
Les fins des œuvres de Balzac se concluent sur une chute, heureuse ou malheureuse, qui invite le lecteur à une active réflexion. Le Colonel Chabert et Le Père Goriot, tout comme Le Cousin Pons, mettent en exergue le triomphe des vices sociaux et spéculaires sur les valeurs morales. Le réalisme balzacien, de du début à la fin, inclut le lecteur dans une sorte de dimension didactique des comportements humains au sein d'un cadre spacio-temporels et socio-culturels donnés.
Dans Le Cousin Pons, Balzac met en scène des personnages représentants d'une identité, d'une ethnie, ou d'une classe sociale sur fond 'd'un appât du gain permanent et de manipulation tant morale que juridique. Aussi cette oeuvre pourrait-elle bine être une "comédie terrible". Pons et Schmucke, surnommés "les deux casses-noisettes", sont deux célibataires résidents dans l'appartement de Sylvain Pons. Ils sont liés par un amitié des plus sincères. Tous deux musiciens, et Pons, également collectionneur d'art, vivement en marge de la société de spéculation de la vie parisienne de la première moitié du XIXe siècle. Ils représentent le "type" de l'artiste aux vertus esthètes et morales. Les personnages qui les entourent s'avèrent malveillantes : elles tentent par toutes les formes de manipulation d'acquérir le "Musée Pons" et de déshériter l'ami Schmucke par n'importe quelle controverse. Les Marville, dont Sylvain Pons est le cousin, tentent, par tous les moyens, notamment avec l'aide de Fraisier et son ami le docteur Poulain, de récupérer la collection d'art après sa mort au détriment du brave allemand dont Pons avait fait son légataire universel.
Ces éléments ne sont pas sans rapport avec la situation personnelle de Balzac au moment où il rédige son roman : le poids familial règne également sur lui puisqu'il est surendetté auprès de sa mère. De même, l'isotopie du bric-à-brac peut être rapprochée des lettres envoyées à Mme Hanska lors de l'écriture du Cousin Pons et de La Cousine Bette lorsqu'il écrit à sa future épouse qu'il songe à la recherche de meubles pour leur future installation.
La Cibot et La Sauvage représentent la classe sociale basse des portières, prêtes à tout pour amasser de l'argent et s'élever socialement. De même Elie Magus et Remonencq se révèlent être des prédateurs de la collection Pons au nom du bric-à-brac qui leur est cher et, bien sûr, de sa valeur. Seul personnage moralement bon et venant en aide à Schmucke à la mort de Pons : l'ami du théâtre, Topinard.
Dans Le Cousin Pons, les personnages sont grandement caractérisés par leur appartenance ethnique. Schmucke représente l'Allemand naïf, artiste au bon cœur inaccoutumé aux mœurs économiques françaises. C'est d'ailleurs ce qui le perdra puisqu'il se fait dépouiller par les Marville par méconnaissance de la juridiction française ainsi que par son ancrage dans le chagrin de la perte de son ami. Bruner, autre figure allemande du roman, avec qui Pons échoue à marier sa cousine Cécile, représente l'Allemand romantique et métisse puisqu'il est d'origine juive. Elie Magus représente la figure du commerçant juif telle que s'en fait Balzac, mais aussi du collectionneur, bien que ce soit d'une manière différente de celle de Pons. C'est ainsi que lorsque Magus s'intéresse au "Musée Pons", Rémonencq rétorque : "Tous les Juifs ne vivent pas en Israël". Il ne faudrait pas se méprendre en voyant là un Balzac antisémite : il s'agit davantage d'un stéréotype du commerçant juif du XIXe siècle cherchant à faire de bonnes affaires. Quant à l'Auvergnat Rémonencq, il ne manque pas d'idée pour s'enquérir de la collection Pons, jusqu'à épousé La Cibot. Ce personnage sera néanmoins châtié puisqu'il s'empoisonne lui-même en voulant assassiner sa femme.
Plus encore que la création de "types" ethniques, Balzac associe à chacun de ces personnages un idiolecte socio-culturel. Les discours directs en sont très représentatifs : La Cibot use d'un vocabulaire simpliste, naïf, intellectuellement bas avec un accent la rendant idiote et grossière que Balzac se plaît à relater phonétiquement. Il en est de même pour l'accent allemand de Schmucke dont les discours directs sont rapportés de manière phonétique, tout comme pour Rémonencq avec son accent auvergnat.
La supercherie et la manipulation constituent les fils conducteur du Cousin Pons. Substitutions de tableaux et de testament en sont les deux exemples les plus pertinents. Les valeurs morales sont alors bafouées par l'appât du gain et la volonté d'ascension sociale des personnages qui gravitent autour des "deux casses-noisettes", à l'exception de Topinard, l'ami du théâtre, dont il importe de relever les qualités morales. La fin de l'oeuvre s'apparente à la "comédie terrible" dans laquelle Pons, puis Schmucke, trouvent la mort. Par ailleurs, la collection Pons ne revient pas à Elie Magus, lui aussi collectionneur d'art, ce qui aurait pu paraître comme un moindre mal en dépit du décès du fidèle ami allemand dépassé par les événements. Ainsi les liens familiaux, le complot et l'aspect pécuniaire l'emportent-ils sur les valeurs morales.
vendredi 20 septembre 2019
Jules Supervielle, Gravitations,"Le matin du monde"
Jules Supervielle publie en 1925 l'un de ses plus grands recueils : Gravitations. Ne relevant d'aucune école particulière, il apparaît, par ses choix thématiques et stylistiques, comme le réconciliateur entre la poétique traditionnaliste et la poétique moderniste. Gravitations est marqué par l'omniprésence du thème cosmique et de la place de l'homme dans l'univers : remonter le temps, c'est tendre vers l'origine de la Terre, mais aussi de l'individu.
"Le matin du monde" est extrait de la deuxième section du recueil (composé de neuf sections) intitulée "Matins du monde". La dédicace au traducteur argentin Victor Llona a toute son importance. Ce dernier traduit notamment Un Flâneur en Patagonie et Sous le vent de la Pampa de William Henry Hudson, récits de séjours en Amérique latine d'où est originaire Supervielle. De plus, ces œuvres évoquent des instants d'éblouissement face à un paysage décrit dans sa sauvagerie première comme aux premiers matins du monde. Il est à noter que "Le matin du monde" avait pour titre, dans l'édition originale : "Ville natale". Ainsi l'auteur reviendrait-il sur le lieu de ses propres origines par un retour aux origines du monde. Dans ce poème, le poète établit une description progressive du lever du monde en y insérant, dans un ordre différent, les éléments constituant l'origine du monde issus de la Genèse.
Le traitement du fantastique dans les œuvres de Jorge Luis Borges et d’Edgar Allan Poe
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L'écrivain argentin Jorge Luis Borges peut être désigné comme l’un des maîtres de la littérature fantastique du XXe siècle. Ses Fictions (1944) et L’Aleph (1949) sont en effet très représentatives du genre. Grâce aux origines anglaises de sa grand-mère paternelle, Borges était bilingue et s’est ainsi beaucoup intéressé à la littérature anglophone, notamment à celle de l’Amérique du Nord. Ainsi est-il possible de voir dans certaines de ses fictions l’influence qu’a pu avoir sur lui un autre maître du fantastique : Edgar Allan Poe. Plus encore, Borges cite explicitement l’auteur américain dans le tout premier texte qu’il écrit aux suites de son accident à la tête, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1939). Il décrit l’auteur fictif de sa nouvelle, tel « un symboliste de Nîmes, essentiellement dévot de Poe1 ». De plus, Ménard écrit dans sa lettre : « Je ne peux pas imaginer l’univers sans l’exclamation d’Edgar Allan Poe : Ah, bear mind this garden was enchanted2 !3 ». Au-delà de cette influence explicite, plusieurs éléments ayant trait au genre fantastique sont présents chez Borges aussi bien que chez Poe. Il est ainsi intéressant d’effectuer une comparaison entre plusieurs nouvelles de ces deux auteurs quant à leur manière dont ils sont traités. Cette analyse s’appuiera sur « Tlön Uqbar Obis Tertius », « La Bibliothèque de Babel », « Le Livre de Sable », et « L’Aleph » de Borges ; en comparaison avec « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée », « Le scarabée d’or », et « La Chute de la maison Uher » de Poe. L’objectif sera d’étudier la manière dont sont abordés les motifs du fantastique chez ces deux auteurs, leur goût pour les énigmes et les manuscrits, ainsi que leur conception particulière de la place de l’homme dans l’univers.
1 Les motifs du fantastique
Le genre fantastique est, par définition, caractérisé
par l’irruption d’un événement inexpliqué dans une situation
réelle. Ces motifs, qui créent une atmosphère angoissante pour le
lecteur, sont récurrents mais diffèrent dans leur traitement et
dans leur signification selon les auteurs.
La situation
temporelle dans les nouvelles de Borges et de Poe est assez
similaire. En effet, il s’écoule toujours un laps de temps entre
la découverte de l’élément fantastique et l’action. Dans « La
Chute de la maison Usher », il s’écoule quinze jours entre
la mort présumée de Lady Madeline et sa réapparition, temps au
cours duquel la santé mentale d’Uher se dégrade, tout comme où
il s’écoule 1 mois dans « La lettre volée » sans que
le préfet n’ait trouvé quelconque indice sur la cachette de
ladite lettre. Dans « le scarabée d’or », suite à la
découverte du scarabée, Legrand attend un mois avant de recontacter
son ami, ce qui lui a laissé le temps d’évoluer dans un état
d’agitation avancée, de même que dans « L’Aleph »
où le narrateur n’a pas de nouvelles de Carlos Argentino pendant
plusieurs mois, jusqu’à ce que ce dernier soit devenu mentalement
très perturbé suite à la découverte de l’Aleph. La période
écoulée suite à la découverte fantastique représente l’espace
temporel qui peut exister sur les agissements de l’être humain
dans une situation telle.
La situation initiale,
chez Poe comme chez Borges, se déroule généralement à l’extérieur
de leur domicile, dans des lieux plus ou moins atypiques, plus ou
moins inquiétants. Dans « La Chute de la maison Usher »,
le narrateur parle de « la mélancolique Maison Uher4 ».
Dans « L’Aleph », il semble s’agir d’une maison
hantée par l’amie morte du narrateur : « il s’agissait
d’une maison qui, pour moi, ne cessait de parler de Beatriz »,
un peu à l’image de la maison Usher chez Poe, hantée par Lady
Madeline ; et où l’action principale se déroule dans une
cave. Dans « Le scarabée d’or », les événements se
déroulent sur une « île des plus singulières5 »,
qui « n’est guère composée que de sable de mer6 »,
et dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius » dans une villa où
« le miroir inquiétait le fond d’un couloir7 ».
La récurrence du reflet du miroir a également toute son importance
chez ces deux auteurs. Dans ce conte de Borges, c’est précisément
le miroir qui permet la découverte de l’objet insolite :
« C’est à la conjonction d’un miroir et d’une
encyclopédie que je dois la découverte d’Uqbar8. »
De plus, ce motif du miroir dans la littérature fantastique, faisant
presque l’objet d’une personnalisation, a pour effet de renforcer
l’inquiétude et l’étrangeté. C’est en ce sens que le
narrateur poursuit : « Du fond lointain du couloir le
miroir nous guettait. Nous découvrîmes (à une heure avancée de la
nuit cette découverte est inévitable) que les miroirs ont quelque
chose de monstrueux9 »,
et parle-t-il de « fond illusoire des miroirs10 ».
Le miroir devient alors un objet d’angoisse, reflétant une
réflexion plus profonde sur la représentation des éléments dans
l’univers : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des
hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la
copulation étaient abominables, parce qu’ils multipliaient le
nombre des hommes11. »
Ces propos font également écho à ceux de « La Bibliothèque
de Babel : « Dans le couloir il y a une glace, qui double
fidèlement les apparences12. »
Il en est de même dans « La chute de la maison Uher »
où, le miroir, métaphorisé par l’étang, reflète tous les
éléments les plus étranges et les plus angoissants : « un
noir et lugubre étang, qui, miroir immobile, s’étalait devant le
bâtiment ; et je regardai – mais avec un frisson plus
pénétrant encore que la première fois – les images répercutées
et renversées13 ».
Il est à noter que la disparition de cet étang-miroir coïncide
avec celle de la maison : « l’étang profond et croupi
placé à mes pieds se referma tristement et silencieusement sur les
ruines de la Maison
Usher14. »
L’emploi de la
lumière et de l’obscurité ont également leur importance dans la
signification des éléments. L’obscurité, souvent représentée
par la nuit, ou par une pièce mal éclairée, signifie généralement
l’obscurantisme intellectuel (au début de la « Bibliothèque
de Babel », « ces globes [les lampes] émettent une
lumière insuffisante, incessante15 » ;
dans le « scarabée d’or », les « lanternes
sourdes16 »
sont associées à la tourmente du personnage), ou l’angoisse (« la
nuit, comme une propriété qui lui aurait été inhérente,
déversait sur tous les objets de l’univers physique et moral une
irradiation incessante de ténèbres17 »).
La lumière, qui se décline sous différentes formes (lampes,
lanternes, or brillant, soleil éclatant, feu), est souvent la
métaphore de la connaissance et de la découverte. À
la fin de « La Bibliothèque de Babel », le narrateur
« soupçonne que l’espèce humaine […] est près de
s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera :
éclairée18
[...] », et défend ainsi l’idée d’une connaissance totale
et immortelle. Il en est de même dans « L’Aleph » :
d’une part le narrateur voit l’Aleph lorsqu’il ouvre les yeux,
et d’autre part il écrit que « Si tous les lieux de la terre
sont dans l’Aleph, il y aura aussi toutes les lampes, toutes les
sources de lumière19 ».
Dans « Le scarabée d’or », c’est grâce à la force
de la lumière et à la chaleur du feu, que le personnage va pouvoir
lire le message du parchemin : « Quand j’eus bien
considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un instant que
la chaleur n’eût été l’agent qui avait fait apparaître sur le
parchemin le crâne dont je voyais l’image20 ».
Il est également frappant de constater dans cette nouvelle que lors
de la découverte du coffre après résolution de l’énigme, « les
rayons des lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir
d’un amas confus d’or et de bijoux des éclairs et des splendeurs
qui nous éblouissaient positivement les yeux21 ».
Ce qui était précédemment symbole d’obscurité intellectuelle
laisse place à l’éblouissement de la connaissance.
Apparaît dans ces
textes une mise en abîme de la littérature fantastique,
conjointement à l’angoisse du narrateur, ou à la thématique du
double, souvent utilisée dans le genre. Chez Borges, lorsqu’il
semble se produire un phénomène étrange dans la comparaison des
articles de l’Encyclopœdia
Britannica, le narrateur
écrit que « la littérature d’Uqbar était de caractère
fantastique22 » ;
tandis que chez Poe, il parle du « caractère fantastique23 »
des compositions musicales. L’incompréhension des personnages y
est souvent liée, ce qui amène le narrateur à des conclusions
surnaturelles : « caractère très
extraordinaire, presque
surnaturel ». La description de l’angoisse du narrateur, par
l’énumération et le champ lexical de la peur dans ces nouvelles,
est également typique du genre fantastique. Après la découverte de
« L’Aleph », le narrateur à « l’impression de
revenir d’ailleurs24 »
et est victime d’insomnies, tandis que dans l’étrange demeure
d’Usher, il décrit ses peurs en réfléchissant aux associations
d’éléments pouvant susciter la terreur25.
Intervient, face à l’observation de l’étrange, le motif du
double : « Dans Tlön les choses se dédoublent »,
tandis que chez Poe le narrateur écrit à propos de son ami : «
Je l’observais dans ces allures, et je rêvais souvent à la
vieille philosophie de l’âme
double – je
m’amusais de l’idée d’un Dupin double, – un Dupin créateur
et un Dupin analyste26 ».
Tandis que Borges imagine un passage d’un monde à l’autre (du
nôtre au monde imaginaire de Tlön), que la vérité de l’univers
résiderait dans cette sorte d’univers total, Poe imagine son ami
Dupin comme un homme total. C’est précisément dans cette idée
d’infini et de totalité, de l’univers et de l’individu, que
Borges et Poe manient la thématique fantastique du double au sein de
leurs contes.
2 Le goût des énigmes
Ces deux auteurs se rejoignent
incontestablement par leur goût des énigmes. Bien qu’elles se
présentent sous des angles différents, de nombreuses similarités
se dessinent. Leur point de départ correspond souvent à la
rencontre du narrateur avec un ami ou une personne atypique dans une
situation étrange. Dans « Le Livre de sable », le
vendeur du livre constitue le point de départ de l’intrigue qui va
s’en suivre. Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Borges
met en scène son véritable ami, l’écrivain argentin Bioy
Casares. L’absence de l’article sur Uqbar dans l’Encyclopédie
déclenche toute l’énigme de Tlön, et a pour effet d’affoler
Casares (« Bioy, un peu affolé, interrogea les tomes de
l’index27 »).
Dans les nouvelles de Poe, la rencontre avec la figure récurrente de
l’enquêteur-érudit Dupin (« Les livres étaient
véritablement son seul luxe », « Je fus aussi fort
étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures28 »)
est synonyme d’intrigue policière29,
tandis que la lettre envoyée par Usher, dont « l’écriture
portait la trace d’une agitation nerveuse30 »,
est la cause même de la venue du narrateur au manoir. Plus que
l’assignation d’une énigme à la rencontre d’une personne,
certaines nouvelles des deux auteurs introduisent le thème de la
folie : la découverte d’un objet insolite fragilise la santé
mentale du personnage qui apparaît alors aliéné, voire possédé
par quelque chose de mystérieux et d’incompréhensible, à tel
point que le narrateur le perçoive comme fou. Dans « Le
scarabée d’or », le narrateur écrit « À
vous seuls ! Ah ! Le malheureux est fou, à coup sûr !31 »
et « « Je n’aurais pas hésité à ramener par la force
notre fou chez lui32 »,
de la même manière qu’il est écrit dans « L’Aleph » :
« Tout à coup, je compris le danger que je courais : je
m’étais laissé enterré par un fou, après avoir bu un poison33. »
Mais cette pathologie mentale, sur laquelle chacun des deux
narrateurs revient par la suite, est directement liée à l’effet
de l’objet mystérieux. Dans le « Livre de sable », le
narrateur décrit le livre comme un « objet de cauchemar, une
chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité34 »,
tandis que chez Poe, Jupiter s’exclame, au sujet de l’insecte qui
fait entreprendre à son maître moult actions obsessionnelles et
illogiques : « Damné
scarabée !35 »
Il est important de noter la force de l’objet en question sur les
personnages : après avoir pris connaissance du dénouement de
l’énigme, le narrateur devient, comme son ami, fasciné par la
chose. Dans « Le scarabée d’or », il dit :
« jamais je n’ai passé dix minutes dans une aussi vive
exaltation36 » ;
et : « Je ressentis une vénération infinie, une pitié
infinie37 »
à la vue de l’Aleph.
La place de l’écrit dans ces
nouvelles occupe une place primordiale. Qu’il se décline sous
forme de livre, de lettre ou de parchemin, il constitue l’objet de
fascination, de la découverte, la clé de l’énigme, voire
l’énigme elle-même, ou encore le miroir de la réalité avec une
mise en abîme de son contenu ayant pour effet de renforcer le
phénomène fantastique. Dans « Le Livre de sable », il
est à lui-même l’objet et la tourmente du personnage et l’énigme
toute entière du conte. L’auteur se plaît alors à introduire un
langage de chiffres par lequel le narrateur tente de résoudre
l’énigme du livre infini. Ce « jeu de piste » est très
typique de l’écriture de l’auteur argentin. Dans « Tlön
Uqbar Orbis Tertius », le livre fait là aussi l’objet d’une
énigme, que le personnage tente de résoudre en en décodant son
contenu, d’autant plus qu’il décrit un monde imaginaire.
Intervient alors une mise en abîme entre l’objet fantastique et la
réalité où, dans ce conte, se produit le passage d’un monde à
l’autre, c’est-à-dire que ce qui est écrit dans le livre se
produit dans la réalité : mystérieuse coïncidence que ces
« petits cônes très lourds » représentant « l’image
de la divinité dans certaines religions de Tlön38 »,
tombés de la ceinture du jeune homme retrouvé mort... Le même
phénomène est observable chez l’écrivain nord-américain dans
« La Chute de la Maison Usher » : au fur et à
mesure de la lecture du Mad
trist, la réalité
semble être contaminée par les événements du livre, comme si le
monde des livres détenait le pouvoir d’agir sur le réel, comme
s’il détenait la vérité sur le monde. La lettre constitue, quant
à elle, l’objet déclencheur de la nouvelle (Usher envoie une
lettre inquiétante au narrateur, tout comme Legrand dans « Le
scarabée d’or »), l’objet de l’intrigue (« La
Lettre volée »), ou encore l’objet de la vérité (« on
découvrit une lettre manuscrite [...] la lettre élucidait
entièrement le mystère de Tlön39 »).
Le traitement de la résolution de l’énigme ainsi que la place de
son explication détaillée sont également similaires chez les deux
auteurs. La solution est donnée après que le fait se soit produit.
Dans « L’Aleph », le narrateur en explique la
signification après l’avoir vu, tout comme Legrand livre le
cheminement du décryptage du parchemin après la découverte du
coffre dans « Le scarabée d’or ». Dans « La
lettre volée », Dupin explique son raisonnement après avoir
retrouvé la lettre, tandis que dans « Tlön, Uqbar Orbis
Tertius », le narrateur élucide « le mystère de Tlön »
après avoir découvert une lettre manuscrite.
Tous deux se plaisent à élaborer
des énigmes dont la solution réside dans un codage chiffré, selon
lequel toute lettre correspondrait à un chiffre selon des
associations logiques et des équations mathématiques (dans « Double
assassinat dans la rue Morgue », Dupin évoque d’ailleurs de
« l’espérance de déchiffrer l’énigme entière40 »).
Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le narrateur montre
des « tables duodécimales » traduites en « tables
sexagésimales (dans lesquelles soixante s’écrit 1041) ».
Dans « Livre de sable » et « Tlön Uqbar Orbis
Tertius », il existe une insistance sur les numéros des pages
du livre qui sont une des essences même de l’introduction du
caractère fantastique du texte, et dont le narrateur se targue de
résoudre. De même, dans « La Bibliothèque de Babel »,
une idée mystique du livre est véhiculée par la récurrence des
lettres « MCV » se répétant de la première à la
dernière ligne. Quant à William Legrand dans « Le scarabée
d’or », il explique le décryptage de l’énigme du
parchemin par un système de tables dans lesquelles chaque signe
correspond à une lettre et ce, décodée à l’aide d’un système
de probabilités. Ces tables sont d’ailleurs livrées sous leur
forme propre et non sous forme de phrases, tout comme les deux
auteurs se plaisent à inscrire plusieurs mots ou groupes de mots en
italique afin d’attirer l’attention de leur importance chez le
lecteur. Dupin s’amuse même, dans « Double assassinat dans
la rue Morgue », à décliner la conjugaison du verbe
« falloir » en italique. À
noter également la présence des épigraphes à chaque début de
nouvelle de Poe et de Borges, ainsi que les nombreuses marques
d’intertextualité au sein du texte. Cette intertextualité
apparaît aussi bien de manière fictive entre les nouvelles
elles-même (le personnage de Dupin chez Poe) que par des références
littéraires récurrentes (Les
1001 nuits chez Borges,
Crébillon chez Poe) ou ponctuelles pour référer à une idée plus
ou moins explicite (comparaison, chez Borges, de l’univers de Tlön
à la littérature d’anticipation en citant de manière quelque peu
implicite, A Brave New
Word d’Aldous Huxley).
Cette intertextualité et ces épigraphes ne sont pas anodines et
concourent non seulement à la bonne compréhension du texte, mais
renvoient également à l’idée qu’il existe une corrélation
entre tous les éléments (par exemple chez Poe, l’importance de
l’observation minutieuse dans « La lettre volée » et
dans « Double assassinat dans la Rue Morgue » ; et
chez Borges les propos suivants dans « La Bibliothèque de
Babel » : « Je ne puis combiner une série
quelconque de caractères, par exemple dhcmrlchtdj
que la divine Bibliothèque n’ait déjà prévue, et qui dans
quelqu’une de ses langues secrètes ne renferme une signification
terrible42. »),
toutes les œuvres (donc à l’idée de l’œuvre totale) et que
tout
(à la manière dont le note Borges) est doté d’un sens.
3 La conception de l’infini
La mise en scène de toutes ces
énigmes à travers le genre fantastique renferme une réflexion sur
le monde, sur l’infini, et sur la place que l’homme y occupe,
comme en attestent ces propos de Herbert H. Knecht : « Toute
histoire naturelle du fantastique commence à l’infini43 ».
Cette notion d’infini, la réflexion sur le rapport entre le
mathématicien et le poète, sur la raison, ainsi que la corrélation
entre les éléments physiques de l’univers et l’homme dans les
nouvelles étudiées, sont déjà très parlantes en ce sens et
mériteraient une analyse plus approfondie. Mais il s’agira ici de
relever l’emploi de ces théories dans le domaine fantastique,
l’essence de leur considération pour observer les conclusions
défendues par chacun des deux auteurs, tout en précisant qu’il
n’existe chez aucun d’eux quelconque message moraliste, mais
davantage une conception particulière du monde.
Cette conception de l’infini
n’est pas, chez Borges, sans influence de la philosophie de Leibniz
et de Pascal, où cette notion est constamment abordée. Dans ses
Pensées,
Pascal posait d’ailleurs la vaste question de « Qu’est-ce
qu’un homme dans l’infini44 ? ».
Par ailleurs, selon Herbert H. Knecht :
[...]ce
rapprochement entre les œuvres de l’écrivain argentin et la
philosophie leibnizienne s’observe par « l’analogie des
sujets abordés […] : même émerveillement face à
l’enchaînement enchevêtré des causes et des effets où aucun
événement ne manque cependant de sa justification, même
fascination devant les ramifications sans bornes des possibilités
diverses, mêmes méditations sur les paradoxes innombrables de
l’infini, même génie de l’invention combinatoire45.
À
la fin de « La
Bibliothèque de Babel », le narrateur écrit : « Je
viens d’écrire infinie.
[…] j’insinue cette solution : la
Bibliothèque est illimitée et périodique ».
Ainsi peut-on y voir une référence à la théorie leibnizienne du
« labyrinthe continu46 »,
théorie selon laquelle il existerait une loi de continuité à
l’infini47,
et où il est alors possible de voir le labyrinthe comme la métaphore
d’une périodicité illimitée.
« L’Aleph » est sans
doute le conte le plus révélateur et le plus explicite de la
réflexion de Borges sur l’infini, au vue de la définition donnée
dans le texte : « un point où convergent tous les
points48 ».
Cependant, « La Bibliothèque de Babel » n’en est pas
moins, où la théorie est alors inversée puisqu’il ne s’agit
plus d’un point particulier. C’est alors aux théories de Pascal
sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, que se réfère ici
Borges. La citation en italique « la
Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un
hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible »,
semble renvoyer directement aux propos du philosophe-physicien pour
désigner le monde (déjà repris de la préface de Mlle de
Gournay aux Essais
de Montaigne) : « C’est une sphère dont le centre est
partout, la circonférence nulle part49 ».
Outre l’objet de fascination que
peut représenter l’infini aux yeux de Borges, c’est aussi un
motif d’angoisse, d’où sa conjonction avec le fantastique.
L’idée de l’infini amène en effet également à la question du
sens : si tout est infini, tout peut-il réellement avoir un
sens ? Cette crainte se trouve notamment dans « L’Alpeh »
ou le narrateur écrit : « ici commence mon désespoir
d’écrivain. Tout langage est un alphabet de symboles dont
l’exercice suppose un passé que les interlocuteurs partagent ;
comment transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive
mémoire embrasse à peine ?50 »
(Aleph comme idée de langue totale qui renfermerait la clé du
langage) ; et dans « Le Livre de Sable » où il
cherche désespérément un ordre et un sens à ce livre infini.
L’absence de sens entraîne l’aliénation et la folie de l’homme.
Cette notion d’infini est, chez
Borges, aussi bien liée à cette angoisse du non-sens qu’à l’idée
d’œuvre totale : « À
présent, j’avais sous la main un vaste fragment méthodique de
l’histoire totale d’une planète inconnue51.»
Il n’est pas étonnant te trouver le nom de Leibniz cité quelques
lignes au-dessus, puisque l’objectif du philosophe scientifique
était aussi de pouvoir créer une Encyclopédie qui regrouperait
toutes les connaissances possibles. Ainsi l’univers, par son
infini, serait-il source de perdition, mais par la connaissance, une
fascinante énigme sortant l’homme de l’obscurité, un peu à la
manière de ce fragment de Pascal : « par l’espace,
l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la
pensée, je le comprends52 »
(à noter ici la double signification du verbe « comprendre » :
à la fois connaître et englober).
Une certaine conception
métaphysique de la place de l’homme dans l’univers est également
présente chez Poe. Au début de « Double assassinat dans la
rue Morgue », le narrateur livre une réflexion sur l’univers
et les facultés de l’esprit, en utilisant l’échiquier comme
métaphore de l’esprit face au monde. Ces considérations sur
l’univers à l’aide de termes scientifiques font écho à
l’incipit de « La Bibliothèque de Babel » où
l’univers est décrit selon la théorie philosophique de
l’atomisme : « L’univers (que d’autres appellent la
Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être
infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits
d’aération bordés par des balustrades très basses53 ».
Ainsi Poe, mais aussi Borges avec l’idée de connaissance totale,
apporte-t-il par ses nouvelles une réflexion sur les possibles de
l’intelligence humaine. Poe évoque la question du rapport entre le
mathématicien et le poète. Dans « La lettre volée »,
Dupin oppose la médiocrité de la police qui s’appuie sur un
raisonnement purement mathématique sans se soucier des facultés de
l’imagination. Ainsi le préfet, étouffé par des axiomes
théoriques, est-il aveuglé devant l’intelligence que Dupin nomme
celle du « poète54 »,
et ne découvre pas la lettre se trouvant pourtant sous ses yeux.
Cet aveuglement de la police face
à l’évidence semble ainsi reprendre de manière implicite le
mythe biblique de l’aveugle-né55,
selon lequel l’homme se refuse à voir l’évidence lorsqu’il
est trop enfermé dans ses connaissances. C’est également en ce
sens que le narrateur parle de « noire divinité56 »
en opposition à la « débile clarté57 ».
L’influence de la Bible
est en effet présente dans les textes des deux auteurs, pourtant
tous deux athés. Chez Poe, elle apparaît de manière plus détournée
et implicite que chez Borges, comme dans « La lettre volée »,
et souvent dans l’idée de l’existence d’une divinité
supérieure. Dans « Le Livre de sable », l’objet
échangé pour l’obtention dudit objet est précisément une Bible,
œuvre totale, opposée à son « antélivre » que serait
le Livre de sable, aliénant car dépourvu de sens58.
Les deux auteurs utilisent néanmoins le même mythe, celui de la
Tour de Babel59.
Dans « Double assassinat dans la rue Morgue » : la
voix entendue par les riverains est parfois espagnole, française,
russe, anglaise, mais toutes semblent s’accorder sur les termes
entendus : « Mon Dieu ! ». Quant à Borges, il
s’y réfère très clairement dans « La Bibliothèque de
Babel », conjointement au « nombre n
de langages possibles60 »
et par une allégorie de l’ignorance des limites du monde : « Toi,
qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue61 ? »
Dans « Tlön Uqbar Orbis Tertius », le monde imaginaire
de Tlön semble revenir avant que les hommes aient été frappés par
le châtiment divin des différentes langues : « Alors
l’Anglais, le Français et l’Espagnol lui-même disparaîtront de
la planète. Le monde sera Tlön62. »
Borges et Poe, ces deux grands
maîtres du fantastique se rejoignent dans leur manière d’aborder
cette littérature. Outre la récurrence des éléments
caractéristiques du genre chez chacun d’entre eux, c’est bien
d’une réflexion plus profonde sur la place de l’homme dans
l’univers que relèvent leurs œuvres. Leur goût pour les énigmes
est notamment un moyen de mettre en lumière tous les possibles de
l’intelligence humaine. Le narrateur chez Poe l’exprime
d’ailleurs explicitement dans ses considérations de « l’homme
analyste » qui « raffole des énigmes, des rébus, des
hiéroglyphes63 ».
L’importance de la signification des chiffres et des mots, reflète
chez les deux écrivains la question du sens des choses, en
corrélation avec l’idée d’infini : l’infini comme œuvre
totale de la connaissance et des possibilités, mais aussi l’infini
comme aboutissement à un non-sens qui aliénerait l’homme. Plus
que de simples nouvelles fantastiques, ces textes de Poe et de
Borges, par la présence d’énigmes et de réflexions
mathématiques, apparaissent comme le miroir d’une réflexion
philosophique sur le monde à laquelle se prête fort bien le genre,
et qu’il serait intéressant d’étudier plus précisément à la
lumière des philosophies scientifiques de Leibniz et de Pascal.
1 Jorge
Luis Borges, Fictions,
« Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Gallimard,
Folio, 2013 [1944], p. 47.
2 On
pourrait traduire ces propos par « Ah ! Garde à l’esprit
que ce jardin était enchanté. »
3 Jorge
Luis Borges, Fictions,
« Pierre Ménard, auteur du Quichotte », op. cit.,
p. 47.
4 Edgar
Allan Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », Garnier-Flammarion, 1965
[1856], p. 127.
5 Edgar
Allan Poe, Histoires
extraordinaires, « Le scarabée d’or », Gallimard,
Folio classique, 1998 [1857], p. 115.
6 Id.
7 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 11.
8 Id.
9 Ibid.
10 Ibid.
p. 15.
11 Ibid.
p. 11.
12 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 71.
13 E
A. Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », op. cit.,
p. 128.
14 Id.,
p. 149.
15 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 72.
16 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Le scarabée d’or », op.
cit. p. 127.
17 E
A. Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », op. cit.,
p. 135.
18 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 81.
19 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », Gallimard, N.R.F, 1968 [1949], p. 202.
20 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Le scarabée d’or », op.
cit. p. 145.
21 Id.,
p. 138.
22 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 14.
23 E
A. Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », op. cit.,
p. 137.
24 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », op. cit., p. 208.
25 E
A. Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », op. cit.,
p. 130.
26 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
op. cit., p. 53.
27 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 12.
28 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
op. cit., p. 51.
29 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
« La lettre volée », op. cit., p. 47-113.
30 E
A. Poe, Nouvelles
histoires extraordinaires,
« La Chute de la maison Uher », op. cit.,
p. 128.
31 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Le scarabée d’or », op.
cit., p. 127.
32 Id.,
p. 134.
33 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », op. cit., p. 204.
34 J
L. Borges, Le Livre
de sable, « Le Livre de sable », Gallimard, Folio,
1978 [1975], p. 102.
35 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Le scarabée d’or », op.
cit., p. 127.
36 Id.,
p. 138.
37 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », op. cit., p. 207.
38 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 29.
39 Id.,
p. 26.
40 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
op. cit., p. 69.
41 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 15.
42 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 80.
43 Herbert
H. Knecht, « Leibniz
le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de
Leibniz », Variaciones Borges, Vol. 9, 2000, p. 141.
44 Blaise
Pascal, Pensées,
Librairie Générale Française, Le Livre de poche, 1972, section
II, 72, p. 27.
45 H.
H. Knecht, « Leibniz
le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de
Leibniz », art. cit., p. 112-113.
47 Idée
que bien qu’illimité, l’infini ne serait pas pour autant
dépourvu de sens.
48 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », op. cit., p. 210.
49 B.
Pascal, Pensées,
op. cit., section II, 72, p. 26.
50 J
L. Borges, L’Aleph,
« L’Aleph », op. cit., p. 204.
51 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 16.
52 B.
Pascal, Pensées,
op. cit., section VI, 348, p. 162.
53 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 71.
54 Edgar
Allan Poe, Histoires
extraordinaires, « La lettre volée », op. cit.,
p. 105-107.
55 Jean,
chapitre IX, versets 28-30.
56 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
op. cit., p. 52.
57 Id.
58 Borges
écrivait d’ailleurs en 1937 : « Il n’y a pas de
livre sans son contre-livre. »
59 Genèse,
11, 1-9.
60 J
L. Borges, Fictions,
« La Bibliothèque de
Babel », op. cit.,
p. 80.
61 Id.
62 J
L. Borges, Fictions,
« Tlön Uqbar Orbis Tertius », op. cit., p. 31.
63 E
A. Poe, Histoires
extraordinaires, « Double assassinat dans la rue Morgue »,
op. cit., p. 47.
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