Le communisme gidien est une doctrine émotionnelle
investie par des sentiments. Gide
a besoin de « s’abandonne[r] à l’amour de l’humanité,
il a la volonté de changer les bases de la société ».
Le besoin d’amour et de partage,
résultant notamment de son mal être artistique, se conjugue à
l’attachement culturel pour les textes évangéliques et à
l’espoir de l’homme nouveau pour composer la doctrine gidienne.
Le
besoin d’aimer
L’œuvre de Gide témoigne d’un besoin
inextinguible d’amour et d’amitié. Appelé en U.R.S.S. dans les
termes les plus flatteurs, véritablement courtisé, il éprouve un
élan de cœur envers ce qui lui apparaît comme une possibilité de
trouver non pas une âme sœur, mais des milliers, tout un peuple
avec lequel il peut se lier d’amitié. Dès lors, son communisme
peut se comprendre autant comme une adhésion à une doctrine, que
comme consonance avec une idée qui lui paraît constituer le liant
d’une nation. Dans ce cas, il ne s’agit d’ailleurs pas de
« comprendre » le communisme, d’identifier ses idées
phares, mais d’adopter avec enthousiasme une étiquette qui semble
concentrer l’essence de l’être aimé, en l’occurrence, le
peuple russe/soviétique.
À la
différence d’autres voyageurs en U.R.S.S., dont l’admiration est
suscitée, véritablement ou de façon mercenaire, par les
réalisations matérielles que le régime met sous les yeux des
visiteurs, Gide est surtout enthousiasmé par le bonheur et la
rapidité des liens sociaux qui se créent, au sein d’une culture
joyeuse. Selon Jean Amrouche, « ce qui le pousse, c’est ce
même amour de la vie, cette humanité profonde
[...] ». La richesse des contacts humains et l’harmonie des
relations qui se tissent entre les Hommes sont en effet des thèmes
récurrents du Retour. Ce « communisme de cœur »
se lit dans la focalisation du regard de Gide sur le peuple, au
détriment non seulement de la doctrine officielle, dont il a été
question plus haut, mais également de la vie courante. Les
soviétiques sont décrits systématiquement comme « admirables » :
la récurrence de l’adjectif dit, en fait, que lui, Gide, les
admire.
Dès
la première phrase de son récit, il insiste sur le caractère
« direct »
du contact avec les hommes. En évoquant les multiples lieux de son
périple, il mentionne surtout les travailleurs qu’il rencontre, et
qui lui procurent une « joie profonde ».
Ce sont ces rapports humains, francs, directs, gais, qui lui
paraissent les meilleurs et provoquent son exaltation : « J’ai
senti parmi ces camarades nouveaux une fraternité subite s’établir,
mon cœur se dilater, s’épanouir. »
Il insiste
sur la rapidité des liens qui se créent entre les personnes,
employant souvent les termes de « camarade » et de
« fraternité subite ». Le choix de « camarade »
n’est d’ailleurs pas innocent dans un contexte communiste :
Gide n’emploie pas le terme dans le sens léniniste, puisqu’il ne
vise pas à faire référence à une fraternité guerrière, mais le
prend plutôt comme synonyme de « lien amical » très
fort, et son emploi participe de ce fait à cette écriture de
l’exaltation. Son style en devient presque lyrique, par endroits :
« Et
que de fois, là-bas, les larmes me sont venues aux yeux, par excès
de joie, larmes de tendresse et d’amour. »
Il utilise l’énumération et la répétition comme
procédés d’insistance sur son sentiment. Le mot « joie »
est particulièrement présent dans son texte (rencontre associée à
une « joie profonde », larmes « par excès de
joie »). Ainsi, l’U.R.S.S. apparaît comme le pays où les
relations humaines atteignent une plénitude paroxystique.
Il utilise la même image lors de son « premier
contact avec une bande de ‘Komsomols’ [...] dans le train
qui [les] menait de Moscou à Ordjonikidzé (l’ancien
Vladicaucase) ».
Le terme « contact » est de nouveau employé. Le voyageur
n’est plus, cette fois-ci, aux premières impressions : il a
déjà acquis un certain savoir à propos du pays qu’il visite, et
s’attend au meilleur accueil. C’est pourquoi il provoque la
rencontre : « Aux
premiers arrêts, nous étions descendus sur le quai pour nous
convaincre qu’une compagnie particulièrement plaisante occupait le
wagon voisin. »
Son attente n’est pas déçue : les jeunes sont curieux
et heureux de lui parler. Le Français invite, dès lors, ses
nouvelles connaissances à venir passer la soirée dans son wagon ;
elles feront les honneurs du pays, en interprétant des chants et des
danses populaires. Pour Gide, c’est là un nouvel exemple de
convivialité et de la rapidité avec laquelle se tisse le lien
social avec le peuple d’U.R.S.S. :
Cette soirée restera pour mes
compagnons et moi l’un des meilleurs souvenirs du voyage. Et
nous doutions si dans quelque autre pays on peut connaître une aussi
brusque et naturelle cordialité, si dans aucun autre pays la
jeunesse est aussi charmante.
Le superlatif absolu et
l’interrogative indirecte associée à la répétition renforcent
l’idée d’admiration. L’auteur, en s’adressant ici à la
première personne du pluriel, semble vouloir légitimer son
émerveillement et ses propos en les exposant au nom de l’ensemble
de ses « compagnons de route », comme s’il souhaitait
les présenter comme une vérité générale.
Gide
insiste sur le bonheur et la joie qu’il observe, qu’il associe à
la simplicité et à la modestie, source de son admiration :
« En U.R.S.S., le peuple est admirable [...]. »
Il veut croire au caractère spontané des rencontres, à
l’impréparation des hôtes, pour lire dans leur comportement
uniquement une ouverture spontanée à l’Autre. Des différents
lieux qu’il visite (écoles, jardins, campements), Gide éprouve
une nette préférence pour ceux où il pense ne pas être annoncé :
« Et ce sont ceux que j’ai le plus admirés, précisément
parce que rien n’y était préparé pour la montre. »
Les foules criaient « Andrégid ! Andrégid ! »
et les banderoles étendues à l’entrée des villes où étaient
inscrites « À
la gloire d’André Gide, le plus grand écrivain français »
étaient en réalité préparées longtemps à l’avance,
contrairement à ce que prétendait Herbart.
Ainsi, à propos de sa rencontre avec les mineurs de Donbass près de
Sotchi, il écrit : «Non,
non ! il n’y avait là rien de convenu, d’apprêté ;
j’étais arrivé brusquement, un soir, sans être annoncé ;
mais aussitôt j’ai senti près d’eux la confiance. »
La simplicité, l’humilité et l’inopiné sont associés au
bonheur par la conjonction « mais », procédé renforçant
l’insistance et l’émerveillement. Cet effet est également
renforcé par la répétition de l’exclamation « non »
et l’utilisation des adverbes « brusquement » et
« aussitôt ». Gide veut croire à la communion avec les
Soviétiques, perçoit le communisme comme un élan du cœur qui a
effacé toute trace de soupçon, de méfiance de l’homme envers
l’homme et qui amène tous ceux qu’il rencontre à l’accueillir
le cœur sur la main. Il souhaite insister, en écrivant qu’il
s’agit d’une « visite inopinée », sur le fait que
les personnes du campement n’avaient pas préparé son accueil,
mais au contraire vivent dans une joie naturelle et quotidienne. Là
encore, le regard est d’une importance primordiale. Gide parle
d’ « expression de bonheur épanoui », décrit la
beauté de ce qu’il voit, et utilise le verbe modalisateur
« sembler » puisqu’il ne comprend pas la langue et
entend garder une distance par rapport à ce qu’il peut observer.
Amoureux du communisme, Gide en vient à écrire
de véritables poèmes à la gloire de cet « amant »
collectif qu’il s’est trouvé dans le peuple soviétique. Les
jeunes Komsomols sont placés à un degré au-dessus des Français et
même des jeunes de tous les pays
du monde :
Ce qui me plaît aussi en
U.R.S.S., c’est l’extraordinaire prolongement de la jeunesse ;
ce à quoi, particulièrement en France (mais je crois bien dans tous
nos pays latins), nous si peu habitués. La jeunesse est riche de
promesses ; un adolescent de chez nous cesse vite de promettre
pour tenir. Dès quatorze ans tout se fige. L’étonnement devant la
vie ne se lit plus sur le visage, ni plus la moindre naïveté.
L’enfant devient presque aussitôt Jeune Homme. Les jeux sont
faits.
Dans
son discours, la jeunesse française est dénigrée : « un
adolescent de chez nous cesse vite de promettre pour tenir »,
« dès
quatorze ans tout se fige », « l’étonnement de la vie
ne se lit plus sur les visages ». L’admiration devant la
jeunesse communiste amène Gide à se montrer de plus en plus sévère
envers la France, et de plus en plus hyperbolique dans sa description
des jeunes d’U.R.S.S.. Il utilise la juxtaposition par le
point-virgule pour mieux montrer le contraste entre des personnes de
même âge de deux sociétés différentes. Il admire la naïveté
enfantine, et s’attarde à plusieurs reprises sur l’enfance. Les
petits Russes sont beaux, sains, goûtent des bonheurs simples.
Habités par le communisme, ils réalisent au mieux leur potentiel.
Les parcs de culture répondent au mieux à leur soif de savoir et
d’exercice physique. L’auteur en éprouve une exaltation qui le
conforte alors dans son espoir.
Une des plus touchantes descriptions admiratives
est celle du camp d’Artek, où il assiste à un spectacle, en
compagnie de son ami Eugène Dabit, pourtant malade : « […]
et pourtant il put se réjouir pleinement du spectacle que nous
offrirent ces enfants ; de la danse surtout de l’exquise
petite Tadjikstane, qui s’appelle Tamar. […] Rien ne dira le
charme de cette danse et la grâce de cet enfant. »
Gide caractérise cette scène comme charmante, telle une thérapie
qui apaise les mœurs, et un véritable remède contre la maladie de
son ami: « ‘Un des plus
exquis souvenirs de l’U.R.S.S.’ me
disait Dabit ; et je le pensais avec lui. Ce fut sa dernière
journée de bonheur. »
Ce passage consacré au dernier instant de bonheur
de Dabit minimise la maladie et la souffrance de son ami, masquées
par l’écriture. Gide transforme ici, à son goût, et probablement
par l’admiration que lui dicte son espoir communiste d’une
nouvelle culture en U.R.S.S., un moment de tristesse en un moment de
convivialité, et de beauté spectaculaire. Il insiste sur l’émotion
que provoquent les chants et danses populaires soviétiques ainsi que
sur l’hospitalité du peuple associés à cette nouvelle culture
joyeuse. Le besoin d’amour et
de communion avec autrui sont désormais les motifs qui habitent
l’auteur.
L’adhésion au communisme comme nostalgie du Paradis terrestre
Gide
insiste
sur la primauté du contact humain et semble ainsi, par son
attachement à l’enseignement des Évangiles,
faire de l’Union Soviétique
un Paradis terrestre. Daniel Moutote observe : « La
Russie, terre évangélique, voilà l’idée sur laquelle se
terminaient les conférences de 1922
et l’idée maîtresse de l’engagement politique et social, celle
du
voyage
en U.R.S.S.. »
Il
est surtout subjugué par une jeunesse pleine de santé et de
vigueur, les divertissements, et « l’ardeur de l’été sur
les futurs récoltes ».
Frank Lestringant explique que toutes les conditions étaient réunies
et orchestrées par l’U.R.S.S. afin que Gide se sente au « Paradis
Soviétique ».
C’est le royaume de l’au-delà où le monde
millénariste, où les hommes, débarrassés de leur penchant au mal,
entretiennent des rapports fraternels. Cette perfection des rapports
humains rappelle l’âge d’or d’après l’Apocalypse,
et constitue un des éléments clé de la mise en place de l’image
de l’U.R.S.S. comme paradis terrestre.
L’emploi
de la deuxième personne du singulier, la récurrence de propositions
subordonnées empruntes au champ lexical de l’amour (« aimer »,
« cœurs »), les termes de « voix » et de
« destinée », ont pour effet de produire l’impression
d’un discours typiquement religieux : « L’U.R.S.S.
que tu as tant aidée à prendre conscience d’elle-même, que grâce
à toi le monde entier a pu apprendre à mieux connaître et à
aimer, l’U.R.S.S. qui, par ta voix, parlait à tous nos cœurs,
continuera sans toi d’accomplir et de parfaire sa destinée. »
L’U.R.S.S. que Gorki laisse derrière lui pourrait
correspondre au royaume du Christ. Gorki est ce Christ que Dieu
envoie sur terre pour faire perdurer son enseignement :
« Maxime Gorki aura eu cette destinée singulière et glorieuse
de rattacher au passé ce nouveau monde et de le lier à l’avenir.
[…] Il a prêté sa voix à ceux qui n’avaient pas encore pu se
faire entendre ; à ceux qui, grâce à lui, seront désormais
écoutés. ».
Mais en proposant un tel éloge du grand auteur soviétique, Gide
crée malgré lui un fossé avec la doctrine communiste, l’U.R.S.S.
luttant pour un athéisme radical.
Au contact de ces justes ayant accédé à un mode
de fonctionnement social idéal, l’émotion est si grande que les
mots viennent à manquer à l’écrivain, d’où les fréquentes
prétéritions dans son texte : « Que
raconter ? Les mots sont impuissants à se saisir d’une
émotion si profonde et si simple… »
Les points de
suspension, suggérant une parole qui manque sous l’effet de
l’émotion, ou impuissante à traduire le vécu, renforcent l’idée
que l’U.R.S.S. est un pays qui le touche profondément, un pays qui
le transforme, qui lui communique quelque chose de cet optimisme du
juste : « C’est
aussi pourquoi les photographies de moi que l’on a prises là-bas
me montrent plus souriant, plus riant même, que je ne puis l’être
en France. »
Gide accueillant ses amis à Leningrad en juillet 1936.
À ses côtés: Jacques
Schiffrin, Pierre Herbart, Eugène Dabit, Louis Guilloux et
Élisabeth Van
Rysselberghe-Herbart.
Un
autre élément qui concourt à la création de l’image
paradisiaque est le traitement de la différence linguistique. Le
communisme semble provoquer chez lui la joie d’une « communion »
retrouvée entre les hommes, émotion indéfinissable par la parole
et l’écriture, et dénuée de tout individualisme qu’engendre au
contraire le capitalisme. Gide l’écrivait d’ailleurs assez
clairement dans son Journal
du 1er
décembre 1933 lorsqu’il évoquait les questions sociales et
d’injustice :
Et
ces questions, on n’a même pas à les traduire, encore qu’il se
découvre aujourd’hui que ces questions se posent dans toutes les
langues de la terre ; et c’est en elles que tous les peuples
se sentent aujourd’hui communier. Oui, c’est à peine jouer sur
les mots : dans communisme,
il y a bien aussi communion.
Gide
mentionne à plusieurs reprises la barrière linguistique avec le
peuple d’U.R.S.S., mais pour montrer que celle-ci n’empêche
aucunement le contact. L’émotion, transmise par le regard et
l’expression des visages, se suffit à elle-même. Lors de sa
rencontre avec les Komsomols, il écrit : « En
dépit des différences de langue, je ne m’étais jamais encore et
nulle part senti aussi abondamment camarade et frère ; et je
donnerais les plus beaux paysages du monde pour cela. »
Gide
semble décrire le monde d’après l’Apocalypse,
quand la différence des langues ayant frappé les hommes en punition
de leur orgueil s’abolit au profit d’une communication par les
cœurs. Si l’intellectuel
« déplorait
de ne connaître point leur langue »,
il découvre rapidement que les gestes et le regard constituent une
forme de communication tout aussi efficace : « Mais
déjà se lisait tant d’éloquence affectueuse dans les sourires,
dans les regards, que je doutais alors si des paroles y eussent pu
beaucoup ajouter. »
Outre
les procédés de répétition, d’énumération et
d’intensification classique, Gide utilise également le comparatif
de supériorité ainsi que le superlatif absolu pour créer l’image
d’une U.R.S.S. paradisiaque. L’admiration n’est plus une simple
transcription d’un sentiment trop fort, que les mots seraient trop
faibles pour l’exprimer, mais devient un « admirable »
intensifié, exalté. L’U.R.S.S., c’est ce qu’il y a de
meilleur. Gide utilise également le superlatif absolu
et différents adverbes d’intensité ayant pour effet de suggérer
la supériorité du peuple d’U.R.S.S. sur tous les autres. Après
les funérailles de Maxime Gorki, Gide écrit :
Aussi bien nulle part autant
qu’en U.R.S.S. le contact avec tous et n’importe qui ne s’établit
plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt
– parfois un regard y suffit – des liens de sympathie violente.
Oui, je ne pense pas que nulle part, autant qu’en U.R.S.S., l’on
puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de
l’humanité.
Un large éventail d’instruments
de l’intensification apparaît : adjectifs à sémantisme
absolu (« immédiat », « profond »,
« violent »), comparatifs de supériorité (« plus
aisément »), comparatifs d’égalité précédés d’une
négation (« nulle part […] aussi profondément et aussi
fort »), pronoms et syntagmes de la quantité totale ou nulle
(« tous », « nulle part » répétés deux
fois), adjectifs et adverbes de la soudaineté (« aussitôt »,
« immédiat »). Il en est de même lorsqu’il s’adresse
à Lavrenti Beria le
1er août 1936 :
Peut-être en aucun des pays du
monde que je connaisse, le bonheur ne semble plus proche, plus
sensible que dans ce pays. Grâce au climat, les grandes fleurs
odorantes s’épanouissent partout toutes seules, et les fruits les
plus savoureux invitent à y goûter. Et si j’avais connu Batoumi,
au temps de mon livre Les Nourritures terrestres, j’y aurais
chanté ces jardins remarquables. Mais peut-être n’existaient-ils
pas à cette époque, de même que, il y a trente ans, n’existaient
pas le beau Jardin des Plantes et ces très vastes cultures.
Là encore, la Géorgie, terre
d’origine de Staline est prise pour exemple. L’exaltation de la
nature et du bonheur renvoie à cette image du Paradis retrouvé.
Que
fait-on en U.R.S.S. ? Comme dans tout paradis, les justes
semblent principalement occupés à jouir de leur loisir, ayant
atteint la plénitude de la fin des temps. Certes, Gide n’ignore
pas que l’Union soviétique se targue d’être le pays du travail,
mais sa préférence va vers la saisie des moments de fête. Il livre
plusieurs descriptions élogieuses de fêtes, des « parcs de
culture » qu’il qualifie d’ « incontestables
réussites ». Ainsi, il s’attarde sur une description du
« parc de culture » de Moscou, qu’il compare à un
« Luna-Park » :
« Le parc de culture de Moscou est le plus vaste
et le mieux fourni d’attractions diverses ; celui de
Leningrad, le plus beau. Mais chaque ville en U.R.S.S., à présent,
possède son parc de culture, en plus de ses jardins d’enfants. »
Gide
propose une liste d’activités qu’il veut impressionnante:
n’est-il pas promis au croyant toute sorte de délectations au
Paradis ? Il écrit qu’il y est « retourné souvent »,
que « c’est un endroit où l’on s’amuse ».
Comme tout ce qui a lieu en U.R.S.S., les spectacles qu’on y met en
scène dépassent tout ce à quoi on pourrait s’attendre :
« Je
n’imaginais pas un spectacle aussi magnifique. »
En
même temps, comme il est de mise au Paradis, rien de recherché ou
de compliqué. La joie et le plaisir sont procurés aux justes avec
des moyens simples : « Puis
ce sont des danses et des chants populaires, soutenus et accompagnés
le plus souvent par un simple accordéon.
»
Dans le paradis soviétique, on ne s’adonne pas à des occupations
futiles. Gide fait l’éloge des activités intellectuelles, des
« jeux tranquilles », « d’adresse » et « de
patience », qu’il qualifie d’ « extrêmement
ingénieux »,
qui occupent à loisirs, et qui selon lui auraient « certainement »
du « succès chez nous ». Ces activités sont en effet
valorisées par l’U.R.S.S., les sports occidentaux tels que le
football ou la boxe étant jugés « bourgeois ».
Gide utilise à nouveau un adverbe à valeur d’intensité, ainsi
que la comparaison avec la France, où il souhaiterait que l’U.R.S.S.
exporte son modèle. Les fêtes de Moscou sont décrites comme
culturellement très riches, l’ennui n’est pas de mise, petits et
grands y trouvent joie et intérêt :
De quoi vous occuper pendant des
heures. Il y en a pour les adultes, d’autres pour les enfants. Les
tout-petits ont leur domaine à part, où ils trouvent de petites
maisons, de petits trains, de petits bateaux, de petites automobiles
et quantité de menus instruments à leur taille.
[…] Les réjouissances diverses : chants et danses
[…].
Personne n’est mis à l’écart
de la culture et de l’amusement. Il met également en avant le côté
ludique et l’ingéniosité des jeux pour enfants, ainsi que la
capacité d’adaptation culturelle pour les plus petits.
Gide souligne également le nombre d’activités sportives ou culturelles qui sont ouvertes, dans ces pays, à tous, non seulement en tant que spectacles, mais en tant que pratique : « des amateurs s’exercent à diverses acrobaties » ; « (qui toujours ont tant d’amateurs). »
Jouissant
d’une parfaite santé et d’une grande énergie vitales, les
justes passent facilement d’un statut de spectateur à celui de
pratiquant.
Lorsqu’il évoque « le quartier des
parachutistes »,
il donne beaucoup plus de détails que sur les conférences, et fait
plus allusion au bonheur de l’homme qu’à la culture proprement
dite :
Toutes
les deux minutes, un des trois parachutes, détaché du haut d’une
tour de quarante mètres, dépose un peu brutalement sur le sol un
nouvel amateur. Allons ! qui s’y risque ? On s’empresse ;
on attend son tour ; on fait la queue. Et je ne parle pas du
grand théâtre de verdure où, pour certains spectacles,
s’assemblent près de vingt mille spectateurs.
L’artiste-esthète s’attarde
ici beaucoup plus sur les jeux que sur l’instruction, car il a sans
doute plus de matière pour en parler.
Un troisième élément qui crée cette image
d’une humanité devenue différente grâce au communisme est
l’impression que l’U.R.S.S. n’est peuplée que de jeunes. C’est
le pays de la jeunesse éternelle. L’épisode de la rencontre avec
les Komsomols est une preuve en ce sens : seuls les étrangers
semblent représenter l’âge adulte. Ailleurs, Gide se plaît à
insister sur ses rencontres avec des enfants. C’est tel camp de
vacances, où les visiteurs, quoique attendus, ne peuvent profiter de
l’hospitalité de leurs jeunes hôtes qui se sont préparés très
soigneusement à les accueillir : « Ils s’étaient
montrés fort déçus lorsque nous leur avons dit que nous ne
pourrions rester jusqu’à la nuit : ils avaient préparé le
feu de camp traditionnel, orné les arbres du jardin d’en bas de
banderoles en notre honneur. »
Au cours d’une visite inopinée, Gide et ses compagnons découvrent
un autre camp, où à nouveau il semble n’y avoir que des enfants
s’auto-organisant : « En cette visite inopinée dans ce
campement d’enfants près de Borjorn, tout modeste, humble
presque, mais où les enfants, rayonnants de bonheur, de santé,
semblaient vouloir m’offrir leur joie. »
Il décrit les « fêtes de la jeunesse de
Moscou », jeunesse qualifiée, elle aussi, d’« admirable » :
« Venue
du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, une jeunesse admirable
paradait. »
Toute cette jeunesse semble exempte de maladies et de douleurs :
Les enfants, dans tous les
campements de pionniers que j’ai vus, sont beaux, bien nourris
(cinq repas par jour), bien soignés, choyés même, joyeux. Leur
regard est clair, confiant […]. Cette même expression de bonheur
épanoui, nous la retrouvons souvent chez les aînés, également
beaux et vigoureux.
[…] Tous les enfants respirent la santé, le bonheur.
Quant à Pierre Herbart, il en
vient à souffrir d’émerveillement, interpellé par une telle
perfection qu’il trouve pour le moins étrange, et écrit ainsi
dans son journal publié en 1937 : « Tant de beauté
accable. J’éprouve une fois de plus ce bizarre sentiment, voisin
du désespoir, que me donne la vue de la perfection. »
Pourtant, aux funérailles de Maxime Gorki, la
description du peuple livrée par Gide diffère de cette « jeunesse
admirable », de ce défilé composé d’ « êtres
parfaits »
et de cette « expression de bonheur épanoui » :
J’avais vu ce même peuple, le
même peuple et pourtant tout différent, et ressemblant plutôt,
j’imagine, au peuple russe du temps des tsars, défiler longuement,
interminablement […]. Cette fois ce n’était pas les plus beaux,
les plus forts, les plus joyeux représentants de ces peuples
soviétiques, mais un « tout venant » douloureux […].
Un défilé silencieux, morne, recueilli, qui semblait venir du passé
et qui, dans un ordre parfait, dura certainement beaucoup plus
longtemps que l’autre, le défilé glorieux.
Comme dans d’autres œuvres de
l’auteur, la mort apparaît comme l’événement qui dégrade,
et devant lequel le communisme en tant que force, joie et beauté
s’efface un instant.
La
rencontre avec Nikolaï Ostrovski
introduit un autre thème du Paradis terrestre : lorsqu’il
rend visite à l’homme malade, « Gide
vit aussitôt en lui un saint laïc »
et
écrit à son propos : « Je
ne puis parler d’Ostrovski qu’avec le plus profond respect. Si
nous n’étions en U.R.S.S., je dirais : c’est un saint. La
religion n’a pas formé de figures plus belles. »
Il introduit ainsi la notion de spiritualité pour qualifier
« l’admirable ».
Ostrovski serre la main du voyageur français comme s’il
recherchait à se raccrocher à la vie :
Je
m’assieds à son chevet, lui tends une main qu’il saisit, je
devrais dire : dont il s’empare comme d’un rattachement à
la vie ; et durant toute l’heure que durera notre visite, ses
maigres doigts ne cesseront point de caresser les miens, de se nouer
à eux, de me transmettre les effluves d’une sympathie
frémissante.
Voici un exemple de
communion entre deux hommes : Ostrovski, dans un état de
dégénérescence physique avancée, aurait conservé son âme
intacte, et par l’émotion transmise verrait Gide comme un
« rattachement à la vie ».
En admiration devant ce grand esprit dont le corps vit à peine,
l’écrivain français écrit : « Sa pensée est d’autant
plus active et tendue que rien ne vient jamais la distraire, sinon
peut-être la douleur physique. » Lorsque
Gide parle de son admiration, Ostrovski réagit : « Ce
qu’il faut admirer, c’est l’U.R.S.S., c’est l’énorme
effort accompli ; il ne s’intéresse qu’à cela pas à
lui-même. »
C’est en ce sens que le malade russe lui apparaît alors comme un
« saint
soviétique »
comme le souligne Frank Lestringant. Gide admire que l’homme malade
fasse passer le bien commun avant sa souffrance.
Cependant, plus que de sainteté,
Ostrovski fait surtout preuve d’un respect très strict de la
« ligne » du Parti, en ne parlant que de la société
collectiviste au détriment de sa propre personne. Il n’en est pas
de même chez le nouveau militant, dont la préoccupation première
reste le bonheur. La photo montrant Gide au chevet d’Ostrovski met
en avant la tension du visage de l’auteur français, et sa
compassion envers l’auteur russe. La description de la chambre
renvoie, elle aussi, à celle du Paradis où, malgré la dégradation
physique, l’âme continuerait de vivre de manière intacte et de
façon éternelle et apaisée : « La chambre où il repose
est claire. Par les fenêtres ouvertes entrent le chant des oiseaux,
le parfum des fleurs du jardin. Que tout est calme ici ! »
Gide au chevet de l'écrivain Nikolaï Ostrovski, août
1936.
Frank Lestringant écrit en
commentant cette photographie : « Si Ostrovski est un
saint, Gide, non moins certainement, représente une mater
dolorosa, une Vierge de douleur penchée sur
le Fils inanimé. »
L’auteur semble apeuré, la peine l’envahit. Sa crainte
obsessionnelle de la dégénérescence physique, s’opposant à son
admiration pour la jeunesse en bonne santé du « Paradis
soviétique », est ranimée par la situation. Là encore,
l’auteur insiste sur la rapidité des liens qui se tissent entre
les hommes : « Je me lève enfin pour partir. Il me
demande de l’embrasser. En posant mes lèvres sur son front, j’ai
peine à retenir mes larmes ; il me semble soudain que je le
connais depuis longtemps, que c’est un ami que je quitte
[…]. »
Bien que l’auteur répète à maintes reprises
qu’il s’intéresse avant tout aux hommes et aux rencontres, des
paysages sont parfois évoqués, avec la même admiration qui
s’exprime au contact du peuple russe et de sa culture. Il les
décrit de manière mystique : les « forêts coupées de
clairières mystérieuses »
sont évoquées comme dans un conte, au superlatif, et avec la
reprise du terme « admirable », qui qualifiait déjà le
peuple et sa jeunesse: « J’ai dit que je m’intéressais
moins aux paysages… J’aurais voulu raconter pourtant les
admirables forêts […] le Petit Poucet s’y perdant. »
Gide utilise une
référence littéraire, celle du conte. Ce qu’il voit se colore
ainsi d’une touche d’irréel. Il éprouve une sorte d’exaltation
au contact de cette nature magnifique. Il énumère les différentes
forêts qu’il traverse et fait l’éloge de leur charme par un
procédé de superlatif absolu : « […]
je n’en connaissais pas, je n’en imagine pas de plus belles
[…]. »
Gide
est conscient que ses hôtes soviétiques souhaitent le flatter, mais
ne semble pas s’y attarder, et répète son admiration pour le
paysage : « […]
on
nous fit l’honneur de nous affirmer que jamais aucun étranger
encore n’y était venu. Point n’était besoin de cela pour me le
faire trouver admirable ».
Cependant, l’utilisation du verbe « affirmer » pour
décrire un mensonge de la part de l’Union Soviétique pourrait
constituer un signe annonciateur de son désenchantement naissant.
Le
communisme comme transposition des obsessions gidiennes
Gide ne trouve plus satisfaction ni dans l’idéal
chrétien, ni dans l’idéal goethien
de la société greco-latine. Comme il a été dit précédemment, la
religion a, selon lui, trahi le Christ, et l’auteur ne voulait
croire en l’existence d’un Dieu métaphysique, extérieur au
monde. Il place alors sa foi dans le communisme dans lequel il
retrouve ses idéaux, et qu’il voit comme le seul chemin possible
pour la destinée de l’homme. François de Roux explique ainsi
l’engagement de Gide : « La
tradition greco-latine et la tradition chrétienne sont peu près
remplacées par le communisme intégral, car on ne conservera de ces
traditions que ce que les exigences du communisme permettront de
sauver. À
peu près rien. »
Aussi ajoute-t-il : « Gide maintenant est en train
de se convaincre lui-même. »
Selon Ramon
Fernandez, « à cause de sa naïveté en ce qui touche aux
questions sociales […] le communisme lui apparaît non pas sous sa
forme spécifique, mais sous les traits simplifiés du socialisme.
Pour parler grossièrement, son communisme est une dissociation de la
foi et de la volonté chrétienne, cette volonté nourrissant de
motifs nouveaux ses vieux mobiles ».
Dès la première phrase de l’avant-propos de
Retour de l’U.R.S.S., Gide témoigne d’un engagement
très fort envers l’Union Soviétique :
J’ai
déclaré, il y a trois ans, mon admiration pour l’U.R.S.S., et mon
amour. Là-bas une expérience sans précédents était tentée qui
nous gonflait le cœur d’espérance et d’où nous attendions un
immense progrès, un élan capable d’entraîner l’humanité toute
entière.
L’écrivain
est ainsi rattrapé par ses propres obsessions. Il livre en effet une
véritable écriture de la foi, terme qu’il cite lui même pour
qualifier son engagement au mois d’avril 1932 :
Cet
état de dévotion, où
les sentiments, les pensées, où tout l’être s’oriente et se
subordonne, je le connais à nouveau tout comme au temps de ma
jeunesse. Ma conviction d’aujourd’hui n’est-elle pas du reste
compatible à la foi ?
Je me suis, pour un temps très long, volontairement déconvaincu
de tout credo dont le
libre examen causait aussitôt la ruine. Mais c’est de cet examen
même qu’est né mon credo
d’aujourd’hui. Il n’entre là rien de « mystique »
(au sens où l’on entend ce mot communément) ; de sorte que
cet état ne peut chercher recours, ni cette ferveur d’échappement
dans la prière. Simplement mon être est tendu vers un souhait, vers
un but. Toutes mes pensées, même involontairement, s’y ramènent.
Et s’il fallait ma vie pour assurer le succès de l’U.R.S.S., je
la donnerais aussitôt... comme ont fait, comme feront tant d’autres,
et me confondant avec eux.
Son espoir est si grand, qu’il
en donnerait sa vie pour le voir se concrétiser. Il souhaite ainsi
retrouver l’élan d’une seconde jeunesse et faire preuve
d’héroïsme, en se positionnant presque comme un martyr du
communisme. L’auteur se veut ici proche des révolutionnaires qui
ont versé leur sang en 1917. Néanmoins, son discours est bien moins
celui d’un homme politique que celui d’un homme épris d’un
rêve, avec l’avènement d’un monde et d’un homme nouveau, mais
dont il ne maîtrise ni les dogmes, ni le langage.
Le
rêve, l’espoir sont les moteurs du récit de voyage. Dès 1932, il
semble trouver dans le communisme la réalisation du but de toute une
vie : « À
présent, j’avance en m’orientant vers quelque chose ; je
sais que quelque part mes vœux imprécis s’organisent et que mon
rêve est en passe de devenir réalité. »
Ainsi, à une U.R.S.S. réelle, Gide n’hésite pas à substituer
une U.R.S.S. rêvée : « Mirage, dites-vous. Il me suffit
de l’entrevoir pour souhaiter , et de toute ma ferveur, qu’il
devienne réalité. »
Il défend systématiquement les raisons de son espoir, et s’applique
à expliquer les petites entorses à l’ « admirable »
de manière rationnelle en s’appuyant sur des faits réels montés
en épingle pour alimenter l’imaginaire. Sa foi est telle qu’il
lui est possible de nuancer, mais impossible d’y renoncer. Selon
Jean Loisy, les sentiments de Gide l’emportent sur la raison :
« Cette conjuration des tendances les plus instinctives et des
plus élevées devait l’emporter sur des tendances weimariennes
de l’intelligence. »
L’intellectuel
français est ainsi séduit par les valeurs portées par la
Révolution, par le changement qu’elles véhiculent, le passé dont
elles s’éloignent, et le présent dans lequel il ne supporte plus
d’évoluer. André Billy, dans une lettre ouverte à André Gide,
expliquait ainsi l’attirance de l’esthète français pour le
communisme :
Je
me souviens d’avoir écrit que votre « conversion » au
communisme pouvait s’expliquer par un dégoût d’artiste. Comme
d’autres s’évadent du passé, et c’est le cas de la plupart
des écrivains réactionnaire, vous vous évadez dans l’avenir. Le
présent vous irrite ; vous l’avez trop vu. Comme Baudelaire,
il vous faut du nouveau. […] Il est vrai que la révolution vous
apparaît surtout sous sa forme constructive, positive,
réconfortante. […] Votre communisme se nourrit et s’exalte de
visions d’avenir. Le présent qui vous entoure, vous vous en
détournez avec horreur.
L’écrivain
exprime plusieurs fois l’impossibilité de renoncer à l’espoir
communiste, guidé par la volonté de croire qu’un autre monde est
possible. L’écriture a pour fonction d’alimenter l’espoir de
l’auteur et d’exprimer sa foi de manière exaltée, en prévoyant
une amélioration dans ce qu’il considère d'abord inachevé, puis
mal engagé mais rattrapable et en anticipant sur les réussites de
l'avenir. Gide
se forge alors une image tronquée de la Révolution russe. Pour
beaucoup d’intellectuels de l’époque, elle a été l’objet
d’une fascination. Ainsi, le terme révolutionnaire représente,
pour lui, le fait d’être à contre-courant, même une fois la
révolution accomplie.
Gide prend
ainsi le contre-pied de la « ligne » et du principe même
de la Révolution russe. Résonne dans les propos suivants toute
l’influence du mythe révolutionnaire occidental : « Du
moment que la révolution triomphe, et s’instaure, et s’établit,
l’art court un terrible danger, un danger presque aussi grand que
celui que lui font courir les pires oppressions des fascismes :
celui d’une orthodoxie. »
Pourtant,
c’est bien à l’établissement de la Révolution en vue de
construire le national socialisme, qu’aspire Staline. Une fois
installée, la Révolution n’a plus à connaître d’opposition,
puisqu’elle détient le sens de l’Histoire. Mais Gide ne l’entend
pas ainsi et raisonne en philosophe occidental pour qui révolution
est synonyme de liberté : « Ce que la révolution
triomphante peut et doit offrir à l’artiste, c’est avant tout la
liberté. Sans elle, l’art perd signification. » L’auteur
expose ainsi une idée occidentale de la liberté véhiculée en
France depuis les philosophes des Lumières du XVIIIe
siècle. De plus, selon Frank Lestringant, Gide voit Leningrad comme
« la ville des Lumières où Diderot avait été fêté par la
tsarine Catherine la Grande. »
Mais Gide ne perçoit pas qu’en Union soviétique, il en va
autrement.
Gide a en
effet constamment à l’esprit le mythe occidental des révolutions.
La littérature européenne n’a de cessé de les représenter de
manière mythique, comme l’accomplissement de la défense d’idéaux.
Les propos suivants en attestent :
Car
la question se pose : qu’adviendra-t-il si l’État social
transformé enlève à l’artiste tout motif de protestation ?
Que fera l’artiste s’il n’a plus à s’élever contre, plus
qu’à se laisser porter ? Sans doute, tant qu’il y a lutte
encore et que la victoire n’est pas parfaitement assurée, il
pourra peindre cette lutte, et, combattant lui-même, aider au
triomphe. Mais ensuite...
Ce
mythe, très présent dans la littérature du XIXe siècle,
notamment chez Hugo ou chez Zola, n’est pas sans influence chez
Gide. Il cite d’ailleurs Hugo dans Retour, pour la « force
d’opposition » qu’est l’écrivain romantique selon lui :
« Je crois que la valeur d’un écrivain est liée à la force
révolutionnaire qui l’anime […]. Cette force existe [...] chez
[…] Hugo et tant d’autres. »
L’image du peuple écrasé par les plus forts, qui réussit à se
soulever afin de faire valoir ses droits et rétablir la justice,
fascine l’écrivain français.
Le mythe de la Révolution française est
bien présent dans les esprits, et beaucoup d’intellectuels, tels
que Gide, le transposent à la révolution de 1917, dans l’idée
d’une abolition des privilèges et de restitution de la justice.
Des romans historiques comme celui de Jean Cassou,
Les Massacres de Paris,
publié en 1935, qui traite de la Commune, ne sont pas sans influence
sur cette conception romantique révolutionnaire. Ces propos de
François Furet illustrent parfaitement les raisons de la pérennité
du mythe de la Révolution française en Europe :
L’événement a été si
puissant et si riche que la politique européenne en a vécu pendant
presque un siècle. Mais l’imagination des peuples, bien plus
longtemps : car ce que la Révolution française a inventé est
moins une nouvelle société, fondée sur l’égalité civile et le
gouvernement représentatif, qu’un mode privilégié du changement,
une idée de la volonté humaine, une conception messianique de la
politique.
En attente du nouveau monde, Gide anticipe sur son
avenir, qui ne peut être qu’un succès. Ainsi écrivait-il déjà
dans son Journal le 27
juillet 1931 :
Je voudrais crier très haut ma
sympathie pour la Russie ; et que mon cri soit entendu, ait de
l’importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet
énorme effort ; son succès que je souhaite de toute mon âme,
auquel je voudrais travailler.
Gide
maîtrise encore mal le langage communiste : il exprime sa
sympathie pour la Russie et non pour l’U.R.S.S., mais c’est bien
dans la réussite de cette dernière qu’il a foi. Cet amalgame, ces
propos remplis d’espoir et un peu naïfs seront repris aussi par la
presse soviétique : « André Gide […] proclame sa
formelle décision de lutter ardemment et sans relâche pour la
Révolution mondiale et pour le socialisme intégral, seuls capables
de sauver l’humanité. »
L’U.R.S.S. étant « en construction »,
Gide anticipe sur son destin et se plaît à la défendre des
accusations, mettant en avant les signes annonciateurs du paradis
soviétique. Dès 1932, Gide répond aux attaques contre l’U.R.S.S.,
notamment à celles du journal Je suis partout. Son
raisonnement est clairement celui du communiste « de cœur »,
et non celui de l’homme politique avéré. En tentant de démontrer
à ses opposants de manière quelque peu naïve que leurs craintes
envers l’U.R.S.S. sont exagérées, voire infondées, les arguments
de l’auteur apparaissent comme ceux de l’homme naïf, prêt à
tout pour défendre la terre où ses espoirs et convictions étaient
« en passe de devenir réalité » :
« Ils démontrent par A plus B la faillite du nouveau régime
en UR.S.S. Mais alors, si le plan quinquennal, à les en croire,
aboutit à un fiasco certain, pourquoi ces craintes ? »
Il apparaît moins ici comme le raisonneur exposant une argumentation
solide, que comme un homme montrant une véritable « foi du
charbonnier », représentative du besoin d’aimer. Ses
arguments sont plutôt des associations logiques d’idées quelques
peu naïves afin de dénoncer les attaques de l’opposition :
Vous m’affirmez que les deux
tiers des machines agricoles provenant du Poutilov
rouge ou de l’usine de Stalingrad sont presque aussitôt hors
d’usage, que le charbon extrait au bassin du Donetz reste en panne
et que le mauvais fonctionnement des transports cause un effroyable
engorgement. Alors pourquoi vous effrayer ? Vous ne pouvez tout
à la fois me faire trembler devant un monstre et me prouver que ce
monstre n’existe pas.
En
1932, Gide est au plus mal de son engagement. Alerté par ses
opposants sur les failles du régime qu’il défend, l’auteur
n’entend rien. Quand il ne possède pas suffisamment d’éléments
pour étayer sa justification, ses
propos se fondent sur un raisonnement douteux: l’écrivain français
préfère, pour faire taire ses opposants, leur prouver que si le
système soviétique ne fonctionne pas, ils n’ont rien à en
craindre, et donc nullement besoin de le critiquer. En absence de
connaissances politiques et économiques, il n’imagine pas les
conséquences douloureuses d’un État en faillite, et reste
convaincu, malgré les alertes, que l’U.R.S.S. triomphera.
De même, le 23 octobre 1934, Gide énonçait lors
de la réunion du compte rendu du Congrès des Écrivains
soviétiques :
Je
vous dirai maintenant mon espérance : c’est que le triomphe
de l’UR.S.S. permette l’avènement d’une littérature joyeuse.
Nous n’en sommes pas encore là ; il reste encore beaucoup à
lutter, beaucoup à vaincre. […] Une joie qui reste, hélas !
bien inatteignable encore pour le reste de l’Europe et que nous ne
pouvons guère à présent que souhaiter ; mais qui, peu à peu,
je l’espère, rayonnera de l’U.R.S.S. sur toute la terre. Ce qui
reste encore pour nous une utopie, devient, doit devenir en U.R.S.S.
réalité.
En
essayant de défendre l’U.R.S.S., Gide s’en éloigne : en
mettant en avant le fait qu’elle est en construction, et donc
encore passible de critiques, il pense la défendre. Le terme de
« construction » tel que l’entend Gide, est très
différent de celui de « construction du socialisme » tel
que l’entend Staline. La séance s’achève par le chant de
l’Internationale,
mais Gide, bien que le poing levé pour exprimer un salut communiste,
ne s’associe pas aux autres chanteurs, non parce qu’il ne veut
pas, mais parce qu’il ne connaît probablement pas les paroles de
la chanson révolutionnaire. Ces propos et cette attitude déplaisent
aux communistes dans la « ligne ».
Au fil de l’ouvrage, l’émerveillement de
l’auteur face à ce qu’il décrit comme le « Paradis
retrouvé », se colore de doute. Cependant, Gide reste positif
dans ses descriptions de l’Union Soviétique en tant que Terre d’un
monde meilleur et de l’ « homme nouveau », car il se
refuse à voir son espoir, sa foi s’envoler. L’U.R.S.S. reste
jusqu’au bout investie d’une mission messianique, dans laquelle
il s’agit, avant tout, de croire :
Ce
que nous rêvions, que nous osions à peine espérer mais à quoi
tendaient nos volontés, nos forces, avaient lieu là-bas. Il était
donc une terre où l’utopie était en passe de devenir réalité.
D’immenses accomplissements déjà nous emplissaient le cœur
d’exigence.
La
comparaison avec la jeunesse française apparaît comme un moyen pour
l’auteur de se rassurer sur l’avenir soviétique et sur ce qu’il
pourrait apporter à la France ainsi qu’à ses pays voisins (« dans
tous nos pays latins »).
Le jeune communiste soviétique semble plus curieux que le Français,
curiosité intellectuelle faisant écho à cette grande culture
joyeuse dont Gide rêve tant. Il
utilise des procédés similaires pour décrire l’accueil qu’il
reçoit de la part des hôtes soviétiques : « Ce
que l’on vous montre le plus volontiers, ce sont les belles
réussites ; il va sans dire et cela est tout naturel. »
Conscient
qu’il est bien accueilli parce qu’il est connu des Soviétiques,
conscient que leurs discours très élogieux sont de commande, Gide
éprouve le besoin de se justifier sur le fait que la vanité
n’altère pas son jugement : « Il faut dire que j’étais
présenté partout là-bas comme un ami : ce qu’exprimaient
encore les regards de tous, c’est une sorte de reconnaissance
», et « je
dois
ajouter que, pour bon nombre d’entre eux, je n’étais pas un
inconnu. »
Le traitement spécial qu’il reçoit est considéré « naturel »,
voire « de bonne guerre », et l’écrivain ne s’attarde
pas sur l’anormalité véritable, qu’il perçoit mais exprime à
peine, de son trimbalement en « wagon spécial » :
« Au nom de l’Union des Écrivains Soviétiques, Michel
Koltzov avait mis à notre disposition un très confortable wagon
spécial ».
Dès
lors, Gide minimise tout ce qui est négatif. S’il évoque ses
craintes et ses doutes, il le fait toujours de manière subtile, en
demi-teinte, telle cette incise dans une phrase colportant le thème
de l’extraordinaire réussite du pays : « Les
réalisations de l’U.R.S.S. sont, le plus souvent, admirables ».
Pour saisir l’ampleur de l’aveu à demi-mot ainsi fait, il
importe de confronter ce « le plus souvent » aux
hyperboles qui marquaient toutes les évocations des relations
humaines.
Ces déceptions minimisées sont contrecarrées
par une écriture exaltée, portée par la foi, l’espoir d’un
avenir meilleur dont est, selon lui, capable l’U.R.S.S.. Les
évocations de Moscou sont parlantes en ce sens. Les réserves qu’il
peut éprouver envers la ville sont constamment contrebalancées par
la volonté de penser à son avenir, d’y reconnaître la capitale
de la société millénariste en cours de formation: « Je
sais bien que Moscou se transforme de mois en mois ; c’est une
ville en formation, tout l’atteste et on y respire partout le
devenir.
Et Moscou reste, malgré sa laideur, une ville attachante entre
toutes : elle vit puissamment. »
La mauvaise qualité et la rareté des produits
sont à peine identifiables dans des phrases qui transforment en
atout, en promesse joyeuse, la pénurie et la laideur du présent :
Pourtant, depuis quelques mois,
me dit-on, un grand effort a été tenté ; un effort vers la
qualité ; et l’on y parvient, en cherchant bien et en y
consacrant le temps nécessaire, à découvrir de-ci, de-là, de
récentes fournitures fort plaisantes et rassurantes pour l’avenir.
Pour
appuyer son anticipation optimiste, l'auteur justifie le manque de
qualité par le poids des erreurs du
passé :
Mais pour s'occuper de la qualité
il faut d'abord que la quantité suffise ; et durant longtemps
elle ne suffisait pas ; elle y parvient enfin, mais à peine.
[…] L’intensification de la production permettra bientôt, je
l’espère, la sélection, le choix, la persistance du meilleur et
la progressive élimination de qualité inférieure.
Ainsi
reprend-il le mythe de la pénurie tsariste. Cependant, la révolution
de 1917 est le fruit d’un combat social et politique, et non
économique. Contrairement à l’Europe, la Russie, grande
exportatrice de blé, ne connut ni grande famine, ni de fluctuation
de prix entre 1880 et 1910. Considérant la Russie comme l’un des
pays les plus arriérés avant l’élan communiste, Gide se focalise
sur les « success stories » affirmant qu’il faut avoir
patience, parier sur l’avenir et donner du temps au temps. Ainsi
d’un kolkhoze, qui, « après avoir péniblement végété les premiers temps, c'est aujourd'hui l'un des plus prospères ».
Quand
la réalité ne peut pas être minimisée, le regard se fixe
délibérément sur d’autres détails : « Les bâtiments qui font face au Kremlin dissimulaient leur laideur sous un masque de banderoles et de verdure ». Il en est de même lors de sa déception après une exposition de peintures modernes à Tiflis : « Mais comme l'U.R.S.S., non plus avant qu'après la révolution, n'a jamais excellé dans les arts plastiques, mieux vaut s'en tenir à la littérature. » A noter que l’auteur avait un avis différent lors de sa
contemplation de la beauté des anciens arts populaires...
Malgré
bon nombre de désillusions que Gide doit affronter, il termine son
œuvre par une phrase pleine d’espoir, anticipant la réussite de
l’U.R.S.S. en tant que patrie de « l’homme nouveau » :
« L’aide
que l’U.R.S.S. vient d’apporter à l’Espagne nous montre de
quels heureux rétablissements elle demeure capable. L’U.R.S.S. n’a
pas fini de nous instruire et de nous étonner. »
Néanmoins,
le contexte de rédaction de ces dernières lignes est pour le moins
ambigu, puisqu’elles n’étaient initialement pas prévues au sein
de l’œuvre. De Madrid, où il combattait dans un régiment d’élite
communiste dans l’armée espagnole, Jef Last avait demandé à Gide
de différer la publication de son Retour,
chose que ce dernier refusa. Après vingt réécritures, il publia
ces quelques lignes, terminant ainsi son œuvre de manière confiante
quant à l’avenir de l’U.R.S.S.. Selon Frank Lestringant,
cet ajout peut apparaître comme une « autocensure » de
Gide. Néanmoins, l’indécision, la volonté de ne pas trancher
pour une partie ou pour une autre est bien ce qui a toujours qualifié
la pensée de l’auteur et l’esthétisme gidien. Ainsi, ces
dernières notes ne seraient-elles pas révélatrices de la véritable
pensée de l’écrivain ? Cette
dernière
phrase de l’œuvre, fait également écho à celle de
l’avant-propos : « Jusqu’à quel point, dans une faillite,
nous sentirions-nous de même engagés ? Mais la seule idée
d’une faillite est inadmissible. »
Ainsi, l’engagement de Gide pour l’U.R.S.S.
est intellectuel, chrétien et sentimental plutôt que politique.
Gide attend de l’U.R.S.S. la transformation de l’homme au sens
moral du terme, dans le but de l’arracher à l’individualisme et
à l’égoïsme qui le caractérisent dans la société moderne où
il est né et dans laquelle il a grandi. Selon Jean Loisy, Gide
abandonne la raison pour laisser libre cours à ses aspirations
personnelles, se rangeant en effet, comme il a été souligné
précédemment, dans engagement « de cœur » plus que
« d’esprit » :
Peut-être ne se fixera-t-il pas
dans la Russie réelle ; il est bien vrai que, vers une Russie
idéale, une part de lui-même, et de plus en plus exigeante, se
dirigeait, moins raffinée que la part seulement intellectuelle, qui
le menait aux environs de Weimar, mais plus voisine de ces sources
même de l’être auxquelles il a fini par donner le pas sur
l’intelligence.
Dès lors, un fossé se crée entre la doctrine
communiste telle qu’elle est pensée et appliquée en U.R.S.S., et
l’idée que s’en fait l’auteur. Frank Lestringant commente
l’investigation des aspirations personnelles de Gide dans la
doctrine de la manière suivante :
L’individu comme voie d’accès
à l’universel. La liberté créatrice, l’originalité
personnelle, au service du peuple et de la Révolution mondiale.
L’allégresse de l’artiste affranchi de toutes les tyrannies
comme initiation à une culture de la joie.Gide souhaite revenir aux
valeurs originelles qui lui sont chères telles que l’égalité, le
partage, et la joie.
L’Église
ayant trahi l’enseignement du Christ, le communisme apparaît à
Gide comme le seul moyen de leur transmission honnête. La charité
chrétienne se transforme alors en idée de justice sociale.
Or, le
soviétisme ne trahit-il pas lui aussi ces valeurs ? La même
logique semble ainsi se répéter, et tout comme il a rejeté la
chemin suivi par l’ Église,
il refuse de se soumettre à ce qui doit être dans la « ligne ».
Gide garde finalement l’indépendance intellectuelle et l’esprit
de contradiction qui lui sont propres. Lucien Duran écrivait à ce
sujet : « Au contraire, en ne se conformant pas, il
resterait plus près du communisme essentiel. De même, en rejetant
le christianisme, Gide, loin de perdre le contact du Christ, s’en
rapprochait. »
L’Humanité comme idéal suprême, placé au-delà de toute
doctrine, Gide ne peut se conformer à la « ligne » d’un
Parti, d’autant plus qu’il n’en connaît pas les rouages. Par
ses priorités, ses attentes vis-à-vis du « nouveau monde »,
l’écrivain se pose en tant qu’humaniste plus qu’en tant que
politicien : « Il
y a des choses plus importantes à mes yeux que moi-même ; plus
importante que l’U.R.S.S. : c’est l’humanité, c’est son
destin, c’est sa culture. »