samedi 21 décembre 2019

Florentina Postaru - Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur, a fait un beau voyage - Grandir dans la dictature roumaine



    Publié le 6 novembre 2019 aux éditions Bayard, Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine relate l’enfance de son auteure en Roumanie, de la dictature de Ceausescu à la chute du mur, son départ de sa ville natale, Tulcea, à Bucarest, puis son arrivée en France. Le livre est divisé en 22 chapitres dont chacun relate une thématique, le tout dans l’ordre chronologique dans lequel l’auteure a vécu les événements.

    Souvent méconnue du grand public, la dictature roumaine est ici décrite, toujours avec le mot juste mêlé d’humour et d’ironie, par divers effets stylistiques, notamment l’accumulation. Outre cet humour omniprésent, l’auteure nous fait découvrir une partie de l’Histoire dont on parle peu, l’URSS et la scission entre Berlin Ouest et Berlin Est étant des sujets plus couramment abordés et étudiés. Ce livre nous rappelle qu’autour de ces grands pays, qu’autour de la politique soviétique, les pays limitrophes de l’Europe de l’Est furent eux aussi touchés par la dictature.

    De plus, l’auteure cherche à démystifier les idées reçues sur son pays et souhaite donner l’image, telle qu’elle en a eu, telle qu’elle l’a vécue. L’’humour fait partie intégrante de son texte, ce qui le rend encore plus juste et touchant. Dans son premier chapitre intitulé « L’accent », elle écrit : « Quand on a la chance de se dire italienne, on attire immédiatement la sympathie : tout le monde aime les pizzas, la Juventus et Sophia Loren. Le nom de mon pays traîne injustement dans de bruyantes casseroles un dictateur délirant, une histoire très douloureuse et quelques idées reçues. »

    Plus qu’une simple autobiographie, Florentina Postaru donne, avec son premier ouvrage, une œuvre touchante et originale. Les illustrations de Serge Bloch qui viennent ponctuer le texte sont toujours très justes et, en plus de l’humour omniprésent par les mots, provoquent davantage le sourire chez le lecteur. Hormis ces fabuleux dessins illustrant l’humour roumain, l’auteure n’hésite pas à ajouter diverses photos de son vécu, de sa famille, de sa vie en Roumanie. 




    Dès la plus tendre enfance, l’auteure exprime déjà le sentiment de la dictature omniprésente dans les écoles : « A l’âge de 4 ans, en franchissant la porte de l’école maternelle, on entrait de plain-pied dans le système du parti communiste roumain. C’est là que j’ai découvert, paradant dans un cadre doré, cloué au mur de la classe, le visage familier, légèrement tourné vers la gauche, du camarade Ceausescu. Le bonhomme qui avait élu domicile dans notre télévision était maintenant chez lui, sur le mur, et nous surveillait toute la journée. » Elle ajoute pour définir cet embrigadement : « On nous endoctrinait le plus tôt possible pour être sûr que nous ne trouverions plus de courage de nous raviser dans notre amour présidentiel. »

    Autobiographique, humoristique et même initiatique, ce récit est, du début à la fin, toujours rempli de surprises. Le lecteur apprend beaucoup de la réalité que fut la dictature de Ceausescu : « De toute façon, à cette époque, on faisait la queue pour tout. c’était devenu une habitude, comme un rituel quotidien de notre existence. » Elle poursuit en ce sens : « Les interminables files d’attente sont à jamais gravées dans mes souvenirs avec cette sensation humiliante de faire la queue tout le temps et pour tout : acheter de la nourriture, des livres, des places de cinéma, changer les bouteilles de gaz ou monter dans le bus. » Les restrictions, la censure, l’autarcie, la propagande sont racontées avec des mots justes, toujours sur le ton de l’humour, ce qui rend les propos d’une situation grave encore plus touchants par l’ironie sur laquelle elle est racontée : « Les restrictions et les règles, imposées par Ceausescu et jamais appliquées à sa propre famille, faisaient partie d’un plan délirant pour économiser et ne rien devoir au reste du monde. Finalement, trop occupé à construire son fameux palais, il n’a pas eu le temps de détruire totalement notre petite ville au bord du Danube et on peut encore trouver quelques jolies maisons dans les anciens quartiers turcs et russes. »  

    Malgré une réalité des plus difficiles, Florentina Postaru parvient toujours à faire sourire le lecteur et n’hésite pas à tourner le dictateur en ridicule : « A cette époque, dans ma ville, Tulcea, il n’y avait qu’une seule chaîne, la TVR, télévision d’Etat, qui diffusait un programme de trois heures par jour, sept le dimanche. Dans chaque famille, l’inventivité des papas était sans limite pour parvenir à capter les chaînes des pays voisins et découvrir enfin autre chose que : Ceausescu visite une école, Ceaucescu visite un hôpital, Ceausescu visite l’armée, Ceausescu visite la Libye, Ceausescu visite une ferme et nourrit une vache, Ceausescu visite le parlement, Ceausescu donne son avis sur tout et tout le monde se soumet à Ceausescu en buvant ses paroles. » Aussi le lecteur peut-il percevoir que le dictateur est partout. Le fait de détailler ses actes, le phénomène de répétition et le ridicule de ses faits et gestes ne peuvent que prêter à sourire malgré l’oppression vécue qui en ressort.

    Un passage plein d’humour est notamment celui où elle explique la notoriété d’Alain Delon en Roumanie, pas tant pour sa carrière d’acteur, mais pour son style vestimentaire : « Et puis, il y avait le ‘must absolu’. Nous l’appelions ‘l’alènedelone’. C’était la pièce maîtresse de toute armoire respectable . Je me demande si Alain Delon, plus connu alors en Roumanie dans la mode qu’au cinéma, a su un jour qu’un manteau portait son nom, ou peut-être devrais-je l’en informer avant qu’il ne nous quitte. » Quoi de plus drôle pour un Français que de lire ceci ! Cette anecdote sur ce fameux manteau, très populaire en Roumanie comme l’explique Florentina Postaru est, pourtant, il semblerait, assez méconnue en France.

    A la chute du dictateur roumain, l’auteure, qui a alors 13 ans, relate la libération que connurent les habitants de son pays : « Dans nos manuels nous avons enfin pu dessiner sur le portrait du dictateur, lui rajoutant moustaches, lunettes et cheveux longs avant d’arracher définitivement la page. C’était, pour nous collégiens, notre premier acte révolutionnaire. » Plus encore, le premier Noël vécu par elle et sa famille, sans Ceausescu au pouvoir, est raconté avec un humour cinglant, témoignant du sentiment de libération qui habite alors la population après des années de dictature : « Ceausescu et sa vilaine femme ont aussi reçu leurs cadeaux : des vraies balles dans leur corps. Nous les avons vus gisant sur le sol et nous étions heureux de les savoir morts. C’était le premier Noël libre. Une nouvelle vie commençait pour nous. »



    Par la suite, elle explique ce que cette nouvelle vie signifie : « Nous apprenions ce que la liberté nous apportait d’essentiel : choisir ! Choisir nos tenues, choisir notre musique, choisir nos danses, choisir nos coiffures, choisir nos couleurs et surtout choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé. » Tout est malheureusement loin d’être réglé. Aussi l’auteure écrit-t-elle, lorsqu’elle part s’installer dans son premier appartement à Bucarest : « La propriétaire est une artiste peintre. Comme beaucoup d’intellectuels, elle a quitté la Roumanie tout de suite après la révolution, quand Iliescu, un des proches de Ceausescu, a remplacé le tyran. Elle a compris que son pays, tout juste libéré de la dictature, entamait bien mal sa future démocratie. »

    Le mythe occidental est bien présent en Roumanie, d’autant plus à la chute du mur : « Dans notre petit coin d’Europe de l’Est, nous étions la première génération roumaine autorisée à croquer la vie à pleine dents, comme de vrais Occidentaux ! » Par ailleurs, ce mythe de l’Occident et plus précisément de la France comme pays des libertés, « de l’autre côté » comme le disait le père de l’auteure, se poursuit au travers de ces quelques mots très significatifs et humoristiques : « Je commence à rêver d’aller en France, le pays des libertés, de voir un concert dans un stade comme à la télé, de parler français et de manger enfin un vrai mille-feuille ! » Cette attention portée à ces détails sont on ne peut plus touchants.

    Lors d’un voyage professionnel à Lorient, en 2005, Florentina Postaru explique qu’elle savait qu’elle reviendrait dans cette ville, « au bord de la mer », qui lui rappelait certainement quelque peu sa ville natale, Tulcea. A l’âge de 37 ans, elle franchit le pas et fait le voyage jusqu’en France où elle vit toujours actuellement.

    Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine de Florentina Postaru, magnifiquement illustré par les multiples dessins de Serge Bloch, est une œuvre dotée d’une grande originalité. Au-delà du texte et des illustrations, ce livre constitue un très bel objet : la maquette est très travaillée, la typographie des plus agréables, le grammage du papier est de qualité. Avec cette première publication, l’auteure offre à ses lecteurs un grand moment de réflexion, d’apprentissage, d’humour et d’émotion. 

    Chers lecteurs, chères lectrices, un tel objet ne peut trouver qu’une jolie place au sein de votre bibliothèque. Vous l’aurez compris, cet ouvrage est une bouffée d’oxygène, un moment de détente et de sourire sur un sujet pourtant grave que l’auteure parvient à tourner sur le ton de l’humour et de l’ironie, de manière légère, sans occulter la gravité des faits. Au-delà de l’aspirateur de la protagoniste, c’est bien le lecteur qui effectue un beau voyage à travers la lecture de ce récit.




dimanche 15 décembre 2019

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, chapitre XIV « La femme indépendante »


« Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? » ( Le Deuxième sexe, « Introduction » au premier volume)

    Publié en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.

    Il a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers la libération ». Il est question ici, comme le titre l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale et sociale de la femme.

    Le père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au XVIe siècle pour citer Montaigne : «  Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)

   « Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »

    Par ailleurs, le travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir son indépendance et son autonomie, financières et morales : « En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus importants. »

    Outre la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre, l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. » Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son « amour transatlantique » dans une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet « amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et notamment au moment de la publication du Deuxième Sexe.

   Simone de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas, que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour trouver son indépendance et son identité : « En refusant des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité est impossible. » Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de Martin Heidegger dans Sein und Zeit (1927) : « Dans Le Deuxième Sexe, elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de Heidegger. » 

   

dimanche 8 décembre 2019

Amélie Nothomb, Soif : le roman des dernières pensées du Christ

    "Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons, ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet." (Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869)



 Ecrit à la première personne du singulier, Soif constitue le roman du monologue intérieur du Christ, de la veille de sa crucifixion à sa mort : "La crucifixion, c'est ce que l'on réserve aux crimes les plus honteux. [...] Inutile de se perdre en conjectures : Pilate ne s'y était pas opposé. Il devait me condamner à mort, mais il aurait pu choisir la décapitation, par exemple. A quel moment l'ai-je agacé ? Sans doute en ne désavouant pas les miracles." 

    Publié aux éditions Albin Michel le 21 août 2019, le titre du roman s’explique tout au long du texte : « Du plus profond de moi jaillit le désir qui me ressemble le plus, mon besoin chéri, ma botte secrète, mon identité véritable, ce qui m’a fait aimer la vie, ce qui me la fait aimer encore : - J’ai soif. » A ce sujet, le narrateur se montre plus épicurien que chrétien : « On se moque du propos d’Épicure : « Un verre d’eau et je crève de jouissance. » Comme on a tort ! » De plus, au moment de mourir, le protagoniste omet Dieu et pense à la soif qui l’obsède : « L’aventure commence. Je ne dis pas : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Je l’ai pensé beaucoup plus tôt, mais là je ne le pense pas, je ne pense rien, j’ai mieux à faire. Mes dernières paroles auront été : « J’ai soif. » » Plus encore, après sa mort, le narrateur poursuit : « Mon seul deuil, c’est la soif. Boire me manque moins que l’élan qu’il inspire. […] Pour éprouver la soif, il faut être vivant. J’ai vécu si fort que je suis mort assoiffé. C’est peut-être cela, la vie éternelle. »

    Le livre commence avec humour et ironie, qui seront les fils conducteurs des pensées du protagoniste, par l'énumération de reproches des miracles qu'il a exaucés : 
L'ancien aveugle s'est plaint de la laideur du monde, l'ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l'aumône [...]. La mère d'un enfant que j'avais guéri est allée jusqu'à m'accuser de lui avoir gâché la vie. - Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. A présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n'ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.

    Le Christ se considère, tout au long du roman, comme le plus commun des mortels : 
J'ai la conviction infalsifiable d'être le plus incarné des humains. [...] Manger le plus humble brouet, boire de l'eau même pas fraîche m'arracherait des soupirs de volupté si je n'y mettais pas bon ordre. [...] La contrepartie se vérifie : [...] Je cache autant cette nature douillette que la précédente : cela ne cadre pas avec ce que je suis censé représenter. Un malentendu de plus.
Il poursuit sur ses défauts et les sentiments les plus humains qui, selon l’Église, ne lui sont pas attribués, notamment, la colère et la peur : « Je ne suis pas sans défauts. Il y a en moi une colère qui ne demande qu’à jaillir. » et « Je suis comme tout le monde, j’ai peur de mourir. Je ne pense pas que j’aurai un régime de faveur. »

    Le narrateur ne lésine pas sur la critique de son créateur, qui se montre de plus en plus cinglante au souffle des pages, mais toujours sur un ton très sarcastique et désinvolte : "Mon père n'a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu'il s'en est fabuleusement bien tiré." Au moment de sa crucifixion, le narrateur maudit son Père, toujours avec beaucoup d’ironie : « Je remercie Dieu, tout en pensant que c’est un comble de lui dire merci un jour pareil. Le fait est là : j’ai dormi. » Il critique les failles de la création : 
Père, tu as juste été dépassé par ton invention. Tu pourrais être fier de ce constat, qui prouve ton génie créateur. Au lieu de cela, sous couleur de donner une leçon d’amour édifiante, tu mets en scène la punition la plus hideuse et la plus lourde de conséquences qui se puisse imaginer. Cela commençait bien, pourtant. Engendrer un fils solidement incarné, c’était une bonne histoire […]. Tu es Dieu : quel sens cela peut-il avoir pour toi, cet orgueil ? S’agit-il même de cela ? L’orgueil n’est pas mauvais. Non, j’y vois un trait ridicule : c’est de la susceptibilité. Oui, tu es susceptible. 

    Au fil des pages, il maudit de plus en plus son créateur : « C’est par amour envers sa création que mon père m’a livré. Trouvez-moi acte d’amour plus pervers. » Il va jusqu’à remettre en cause son existence : « Mon père, qui ne s’exauce jamais, a des manières étranges de me manifester, comment dire, non pas sa solidarité, encore moins sa compassion, je ne vois pas d’autres mots que celui-ci : son existence. » Le narrateur alerte également sur les conséquences de sa crucifixion pour l’avenir de l’humanité : « Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité, mais cela demeurera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la Passion du Christ. » Dans les dernières pages de son monologue intérieur, alors qu’il est déjà mort, le narrateur confie de manière cinglante : « Mon père m’a envoyé sur terre afin que j'y répande la foi. La foi en quoi ? En lui. Même s’il a daigné m’inclure dans le concept par l’idée de trinité, je trouve cela hallucinant. [...] Croire en Dieu, croire que Dieu s’est fait homme, avoir foi en la résurrection, cela sonne bancal. »

    En revanche, Joseph, qui n'apparaît qu'avec parcimonie au sein du roman, est toujours qualifié comme un homme bienveillant : "Joseph me manquait. Ce brave homme, qui ne parlait guère plus que ma mère et moi, avait le talent de donner le change : il écoutait les gens si fort qu'on croyait entendre sa réponse." Plus loin, il exprime encore à son sujet : « Joseph était bon par nature. Je me tenais à coté de lui quand il est mort, il n’a même pas maudit le stupide accident qui lui a coûté la vie. » Quant à sa mère, le narrateur exprime une forte empathie pour elle et souffre de la voir assister à cette barbarie : « Je croyais avoir touché le fond, et voici maman. Non. Ne me regarde pas, s’il te plaît. Hélas, je vois que tu vois et que tu comprends. Tu as les yeux écarquillés d’horreur. C’est au-delà de la pitié, tu vis ce que je vis, en pire, car c’est toujours pire quand c’est son enfant. »

    Le narrateur ne lésine pas non plus sur la remise en cause de la vérité des Évangiles : « Le seul évangéliste à avoir manifesté un talent d’écrivain digne de ce nom est Jean. C’est aussi pour cette raison que sa parole est la moins fiable. « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif » : je ne l’ai jamais dit, c’eût été un contresens. » Jean revient une seconde fois au cours du roman, toujours sur la même ironie : « Jean 4.14 : « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif. » Pourquoi mon disciple préféré profère-t-il un tel contresens. » De même, il poursuit avec Matthieu : « Matthieu 11.30 : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Pas pour moi, les amis. La bonne parole ne s’adresse pas à moi. » De même, l’un des enseignements de l’Église le plus connu trouve ici un certain désarroi dans les dernières pensées du protagoniste : « Aime ton prochain comme toi-même. Enseignement sublime dont je suis en train de professer le contraire. J’accepte cette mise à mort monstrueuse, humiliante, indécente, interminable : celui qui accepte cela ne s’aime pas. » Puis, c’est autour de l’enseignement de Luc : « Luc écrira que j’ai dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Contresens. »

Pieta, Michel-Ange - 1499
Basilique Saint-Pierre du Vatican 
    L’auteure, au moyen du monologue intérieur de Jésus désormais mort, s’attelle à la critique du culte des images, avec notamment la thématique de la mater dolorosa : « Certains, et non les moindres, ont senti un rajeunissement de ma mère. Aucun des textes ne le mentionne, probablement parce que ce n’est pas censé être important. La mater dolorosa a d’autres chats à fouetter. » Le narrateur poursuit, avec beaucoup d’humour, sur la Pietà de Michel-Ange au Vatican : « Sur la Pietà de l’entrée de la basilique Saint-Pierre, Marie a l’air d’avoir seize ans. Je pourrais être son père. Le rapport est à ce point inversé que ma mère devient mon orpheline. »

    Quant au Diable, son existence est clairement remise en question : « Cette comédie atroce n’était-elle donc que l’œuvre du diable ? Oh, j’en ai assez de celui-là. C’est facile. [….] Croire en lui est inutile. Il y a bien assez de mal sur terre sans en rajouter une couche. »

    La résurrection du Christ est également banalisée, toujours dans un style très ironique : « Comment expliquer qu’on m’ait vu et entendu ? Je ne sais pas. Ce n’est pas banal, mais ce n’est pas unique. […] Il y a eu des cas célèbres et des cas inconnus. S’il fallait recenser toutes les expériences de contacts troublants avec les défunts, on remplirait des bottins. »

    Les dernières pensées du Christ vont vers Marie-Madeleine (Marie de Magdala), prostituée « pécheresse repentie» selon les Évangiles, nommée ici Madeleine par souci de simplicité. Elle dépasse largement le rôle que lui attribuent les textes bibliques : « Madeleine est là. Voir ma mère m’avait déplu, voir mon amoureuse m’émeut. Elle est si belle que la compassion ne la défigure pas. » Les sentiments qu’il éprouve pour cette femme s’accentuent au fil des pages : « Madeleine : elle et moi, nous sommes reliés. Je suis amoureux d’elle comme elle est amoureuse de moi ». Avec elle, il dit avoir commis le pêché originel qui lui était interdit, sans en avoir été puni : «[...] je n’avais droit ni à la sexualité ni à l’état amoureux. Avec Madeleine, je n’ai pas hésité à passer outre. Et je n’ai pas été puni. » Au moment fatidique, Madeleine est toujours présente dans l’esprit du narrateur : « Madeleine est toujours là, devant moi, la mort sera parfaite, il pleut et j’ai les yeux dans ceux de la femme que j’aime. »

    Avec Soif, Amélie Nothomb tente un exercice audacieux en prenant le contre-pied des mythes bibliques : elle couche sur le papier un monologue intérieur de Jésus pour lequel elle se passionne depuis l'enfance. Quelles furent les dernières pensées du Christ ? Vaste question à laquelle les réponses ne peuvent que plaire ou déplaire, faire sourire ou déchaîner les foudres, dès lors que l’on se frotte à la religion. Le style est bref, les phrases courtes. L’humour et l’ironie rythment sans cesse le texte. Davantage de précisions sur les Évangiles et les dogmes chrétiens auraient permis d’étayer davantage ce livre et de lui donner encore plus d’audace. Néanmoins, il ne s’agit ni d’un essai philosophique, ni d’un essai théologique sur la question, mais bien d’un roman. Se pose alors la question du fictionnel, de sa valeur, de ses objectifs et de ses conséquences telle que l’a étudiée de manière exhaustive Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage publié en 1999  aux éditions du Seuil : Pourquoi la fiction ?

lundi 11 novembre 2019

Sébastien Lapaque, Théorie de la carte postale : le voyage poétique d'une écriture

    "Une carte postale au temps des SMS, c'était la revanche de la relation concrète". A l'heure où la communication prolifère par le biais de SMS et de courriels, Sébastien Lapaque, romancier, essayiste et critique littéraire français, livre avec sa Théorie de la carte postale, publiée en 2014 chez Actes Sud, un essai poétique et rempli d'humour, sur l'histoire et surtout l'usage de la carte postale de nos jours. A l'ère du numérique, l'essayiste explique que "les cartes postales restaient un objet vivant parmi tant de gadgets inertes dont on accablait nos vies simplifiées." 

    Outre de multiples considérations sur le sujet, Sébastien Lapaque met en scène un homme qui écrit des cartes postales et, à travers lui, en donne au lecteur une "théorie". Chacun d'entre nous peut se retrouver au fil de ses mots : qui ne s'est pas dit un jour que, "si écrire des cartes postales est un jeu, les expédier peut s'avérer une épreuve. On peine parfois à acheter des timbres, on a du mal à trouver une boîte aux lettres" ?

    "La carte postale, c'étaient donc les notes alliées avec la vie dans l'empire de la marchandise, c'étaient l'amour et l'amitié tracés en belles lettres avec la main ; le bonheur et la beauté racontés avec de l'encre et du papier." : voici la thèse principale de cette Théorie de la carte postale au cours de laquelle le lecteur voyage dans le temps, à travers une palpitante réflexion sur l'écriture et l'usage de la carte postale au XXIe siècle.






dimanche 10 novembre 2019

Nils Uddenberg, Le Chat et moi : un roman tendre et émouvant


    "Les yeux des chats ont quelque chose de particulier. Ils sont grands et orientés complètement vers l'avant."    

    Nils et sa femme découvrent, à leur retour de vacances, un petit chat qui s'est installé dans leur jardin. Psychiatre à la retraite, le narrateur s'était promis de ne jamais s'encombrer d'un animal de compagnie afin de pouvoir profiter pleinement de la liberté de voyager dont il disposait désormais. Et pourtant, ce petit chat qui vient trouver refuge dans la vie du couple va peu à peu prendre ses aises. Du jardin, Minette atteindra la maison et même la chambre. Elle devient peu à peu un membre de la famille à part entière : "Minette est un incontournable de notre vie, et nous de la sienne. Elle est désormais dépendante des soins que nous lui donnons, comme nous sommes dépendants de la vitalité qu'elle nous insuffle. [...] Elle nous fait rire, ce qui censé doper notre espérance de vie." Le narrateur conclue : "Pour moi, c'est devenu un défi philosophique que d'essayer d'appréhender son monde. On cherche toujours à comprendre ses proches. Même lorsqu'il s'agit d'un chat."

    Traduit du suédois par Carine Bruy, Nils Uddenberg, docteur en psychiatrie et philosophie empirique, offre au lecteur, avec Le Chat et moi, publié en 2014 aux Presses de la Cité, un roman tendre et émouvant.



La distinction entre l'agréable et le beau

    Dans sa Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, Kant cherche à justifier la distinction entre l'agréable et le beau. L'agréable serait le sentiment personnel d'une personne et n'aurait pas de caractère universel : "En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne.". En revanche, il défend l'idée d'une objectivité universelle du jugement du goût relatif au beau qui serait l'harmonie : " on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel". 

    La thèse défendue par Bourdieu dans La Distinction (1979) prend le contre-pied de celle de Kant. En effet, selon Bourdieu, ce qui ressort des débats sur les goûts, c'est avant tout l'expression de la lutte entre les différentes classes sociales : "Les goûts sont avant tout des dégoûts". Le critère d"harmonie défendu par Kant amènerait alors, selon lui, à l'intolérance artistique : "L’intolérance esthétique a des violences terribles. L’aversion pour les styles de vie différents est sans doute une des plus fortes barrières entre les classes".

    Il est également à noter que l'harmonie peut parfois nuire à la beauté de l'oeuvre qui apparaît alors comme un simple exercice technique. Le Portrait équestre de Frédérick Rihel réalisé par Rembrandt en 1663 a souvent été qualifiée comme une toile techniquement parfaite, aux proportions scrupuleusement respectées, mais aussi comme une oeuvre sans vie de laquelle ne ressort aucune expression  dans la représentation du personnage.
    
   Néanmoins, le point de vue de Bourdieu amènerait à penser que la lutte des classes sociales régirait la vie en société tout entière, jusqu'aux loisirs et aux goûts artistiques. Il est vrai que le contexte social et sociologique peut les influer. Mais qu'en est-il des passions de ceux et celles qui consacrent leur vie à la création artistique ? Ce choix ne correspond guère toujours à des critères sociaux mais à un besoin. Rilke répond à Franz Xaver Kappus, dans sa Lettre à un jeune poète du 17 février 1903, qu'il doit persévérer dans l'élaboration de ses vers s'il en ressent un besoin indispensable pour vivre : 
Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois »,  alors construisez votre vie selon cette nécessité.
    Le beau est, selon les critères du classicisme, la mesure, la proportion, et donc ce qui pourrait être qualifié d'harmonieux. En effet, selon Kant, la beauté d'une oeuvre ne dépend pas des qualités sensibles dont elle est composée : c'est ce qui distingue le beau de l'agréable. La beauté d'une composition artistique dépend, selon lui, de l'ordre dans lequel sont agencés les matériaux (picturaux, musicaux...) au sein de l'oeuvre, tel que le définissait Platon dans Philèbe ou Sur le plaisir  : "Partout mesure et proportion ont pour résultat de produire la beauté et quelque excellence". Il n'y aurait pas, dans la beauté, qu'un plaisir uniquement sensible, mais également intellectuel : la sensibilité et la raison s'accorderaient. Le beau serait alors le reflet de la sensibilité, d'un certain ordre rationnel, "intelligible" tel que le définissait Platon, et l'harmonie en serait un critère objectif et universel.

    L'idée d'une universalité du beau par l'harmonie telle qu'elle est définie chez Platon et Kant trouve sa critique chez Bourdieu, selon qui le goût est le reflet de la lutte des classes, ainsi que dans l'oeuvre de Rembrandt citée plus haut, tout comme chez Balzac dans Le Chef-d'oeuvre inconnu (1831), lorsque le vieillard rétorque à Porbus en découvrant sa toile : "Vous autresvous croyez avoir tout fait lorsque vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d’après les lois de l’anatomie !" Néanmoins, l'harmonie se reflète chez le spectateur par une sensibilité qui résulte bien d'un travail technique et intellectuel.

vendredi 1 novembre 2019

Faut-il renoncer à l'idée que l'histoire possède un sens ?

    Peut-on, doit-on dire et penser que l'histoire ne possède aucun sens ? L'homme vit-il dans un contexte qu'il subit et dont il ne serait pas responsable ? L'histoire n'est-elle qu'un cycle perpétuel ? L'homme ne construit-il pas chaque jour sa propre histoire ? Peut-on négliger notre passé en concevant qu'il est dépourvu de sens ? Mais est-il possible de réellement définir la valeur de l'histoire ? "L'histoire humaine" n'est-elle, comme l'écrit Shakespeare, qu' "un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien" (Macbeth, Acte V, scène 5, 1623) ? D'un point de vue moral et volontariste, affirmer que l'histoire possède un sens pourrait empêcher l'homme de se tourner vers l'avenir ainsi que justifier l'atrocité de certains événements. Cependant, la croyance en l'absurdité de l'histoire conduit à la résignation et à la passivité. Par ailleurs, il est possible de penser que l'histoire possède un sens puisqu'elle se construit de façon à atteindre un objectif commun. Ce dernier ne doit néanmoins pas dévier vers le "faux évolutionnisme" tel que le dénonce Claude Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952).

    Chercher un sens au passé peut amener l'homme à vivre en décalage avec sa réalité, et à se détourner de son avenir. Nietzsche expose et critique vivement cette pensée dans sa Seconde Considération inactuelle - De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie (1874)

Ce n’est que par la plus grande force du présent que doit être interprété le passé : ce n’est que par la plus forte tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, dans le passé, est digne d’être connu et conservé, que vous devinerez ce qui est grand. L’égal par l’égal ! Autrement vous abaissez le passé à votre niveau.
Tout bouleversement du passé apparaîtrait alors comme négatif, alors que l'histoire se définit par des changements et des ruptures, nécessaires à la construction de l'avenir. Aussi Jacques Le Rider écrit-il dans son article "Oubli, mémoire, histoire dans la Deuxième Considération inactuelle" de la Revue Germanique Internationale n° 11 de 1999 :
Depuis la Deuxième Considération inactuelle, Nietzsche a constamment valorisé l’oubli contre la mémoire, renversant la hiérarchie traditionnelle qui place la faculté de mémoire au sommet des exigences de la morale, du savoir et de l’art. La situation moderne est caractérisée selon Nietzsche par l’hypertrophie des souvenirs mis en ordre par l’histoire et cet excès de présence du passé gêne la vie et empêche l’individu de faire l'histoire, c'est-à-dire de se montrer créateur dans ses projets d'avenir.   
Au cours de l'histoire, à travers toutes les époques, des actions portant atteinte à la dignité humaine ont été commises. Il paraît donc immoral de penser que les génocides, les atteintes aux libertés de pensée eussent pu avoir un sens : leur en trouver serait les justifier.

    L'étude du passé humain et la critique qui en est faite amènent à prendre conscience des atrocités commises qui sont ensuite condamnées, d'où la célèbre expression née à l'issue de La Grande Guerre, et également reprise pour désigner la Shoah : "Plus jamais ça !". Néanmoins, réfléchir ainsi au passé pour le critiquer peut devenir un prétexte pour négliger les crimes et injustices commis dans le présent. Malgré ce "plus jamais ça !", des génocides se sont reproduits et persistent toujours. Selon certaines théories, le passé aiderait à mieux construire l'avenir. Il est cependant possible d'en douter puisque les faits historiques montrent que des schémas identiques se reproduisent. C'est ainsi que Hegel écrit : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    Il est légitime de penser que l'homme crée son histoire. Néanmoins, "les grands hommes", tels que les nomme Hegel, agissent en fonction de leurs passions pour asseoir un pouvoir, une puissance, à la recherche de la richesse, dans leur intérêt immédiat et personnel, et non dans celui de l'intérêt général et de l'avenir. L'histoire ne serait la réalisation d'un but collectif, mais une résultante absurde du conflit des passions humaines.

    Toutefois, penser que l'histoire est dépourvue de sens reviendrait à dire que l'homme ne la maîtrise pas, ce qui d'une part est aliénant, et d'autre part conduit à la résignation. Cette idée conduit à la passivité, à la conviction que les événements s'imposent à lui, que l'histoire n'a aucun but et que rien de sert de s'efforcer à transformer le présent. De plus, c'est lorsqu'il pense qu'il n'est pas maître de son histoire que l'homme se laisse dépasser par les événements et plonge dans l'absurdité de son existence. Pour que l'histoire ait un sens, l'homme doit prendre conscience qu'il en est responsable et capable de lui en donner un. Selon Hegel, "L'homme n'est rien d'autre que la série de ses actes." (Encyclopédie des sciences philosophiques, 1817)

    Dans une autre perspective qui admet que l'histoire humaine est cyclique, et donc dépourvue de sens, l'homme est réduit à l'état d'animal. Or, l'homme se distingue de l'animal par la raison et la conscience de soi qui lui permet de se construire, et donc, de construire son histoire : "ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, c’est qu’il a conscience d’être un animal. Du fait qu’il sait qu’il est un animal, il cesse de l’être." (Hegel, L'Esthétique, "L'idée du beau" 1820-1826) L'animal agit par instinct, contrairement à l'homme qui est sans cesse perfectible. C'est en ce sens que Pascal écrit dans sa Préface pour un traité du vide (1651) : "Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière." Si l'on applique cette théorie à l'homme, cela signifierait qu'il n'y a aucune histoire.

    
    Il importe, malgré tout, de penser que l'histoire possède un sens, afin de penser que l'existence humaine en a un, au risque sinon de sombrer dans le nihilisme. D'une part, un devoir de mémoire s'impose à l'homme afin qu'il ne sombre pas dans le négationnisme (des camps de concentration, des génocides....) et reconnaître les grandes actions qui ont participé aux changements historiques. Bien qu'elle ne constitue pas une fin en soi, il est par exemple impossible de penser que la Révolution française de 1789 est dépourvue de sens et n'a eu aucune conséquences sur l'avenir.
    
    Il est vrai que l'homme agit davantage en fonction de ses passions immédiates qu'en fonction d'objectifs communs. Ces passions constituent néanmoins, selon Kant, des étapes de la réalisation des potentialités de l'homme. Selon lui, même lors d'un conflit, l'homme est forcé d'utiliser le meilleur de ses possibilités et est donc amené à développer sa raison, son intelligence. Selon Hegel, le développement et l'aboutissement de la raison chez l'homme se sont également produits, au fil de l'histoire, à travers les luttes et les conflits : "Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion" et "L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même" (La Raison dans l'histoire, 1822)Le philosophe allemand définit quatre étapes. Tout commence, selon lui, avec l'empire oriental, au sein duquel apparaît le début de la raison : les hommes obéissent tous aux mêmes lois mais sont gouvernés par un tyran. Deuxième étape : l'empire grec, où apparaît l'idée de démocratie mais où l'esclavage subsiste. Puis, au sein de l'empire romain, davantage de libertés et de droits individuels sont revendiqués. Enfin, l'empire germanique constituerait la finalité de la raison et de l'histoire : il s'agit alors, selon Hegel, du modèle des sociétés avec une corrélation entre le droit et le devoir, ainsi que la réconciliation entre le peuple et l'Etat, au sein de la loi.

    L'histoire possède donc un sens, sinon, l'homme n'aurait jamais évolué de quelque manière que ce soit. De plus, dépourvoir l'histoire de tout sens enlèverait à l'homme toute sorte de responsabilité. Cependant, la conception hiérarchique de la finalité de la raison de l'histoire, telle que la pense Hegel, peut s'avérer dangereuse en ce qu'elle conduit  au "faux évolutionnisme", c'est-à-dire notamment à l’ethnocentrisme, dont Levi-Strauss fait vivement la critique dans Race et Histoire (1952). En effet, cela reviendrait à justifier l'impérialisme en défendant l'idée que certaines civilisations, certains états, seraient inférieurs et que le modèle germanique devrait s'appliquer à tous.
    
    L'histoire ne peut être dépourvue de sens puisqu'elle résulte de l'évolution constante de l'homme. Par ailleurs, penser que l'histoire est absurde revendrait à croire au nihilisme de l'existence. L'attachement au passé ne doit néanmoins pas empêcher l'homme d'agir dans le présent et de penser son avenir. Bien que selon Hegel, l'homme n'ait jamais su tirer leçon de son histoire, ce dernier n'en est pas moins perfectible, a connu des évolutions, et est finalement pleinement, consciemment ou non, responsable de son histoire. Il craint néanmoins d'avoir à lui en donner un sens...

lundi 28 octobre 2019

Italo Calvino, Les Villes invisibles : un voyage hors du temps.

   
    Les Villes invisibles d'Italo Calvino, publiées en 1972 et traduites de l'italien par Jean Thibaudeau, nous transportent dans un univers hors du temps avec de multiples descriptions de villes, témoins d'une architecture et d'une ambiance particulières et si différentes les unes des autres : " Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leurs discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre." 

    Cette oeuvre de Calvino se divise en de nombreux petits chapitres, au cours desquelles sont décrites des villes, de manière lunaire. Il s'agit d'une sorte de récit épistolaire descriptif, imaginaire, entre l'empereur Kublai Khan et Marco Polo, un peu à la manière de la correspondance des Lettres persanes de Montesquieu, entre Usbek et Rica.

    Le lecteur est transporté dans l'imaginaire du reflet de villes qui revêtent différentes atmosphères, différentes formes et provoquent une émotion singulière, qui attisent sans cesse le rêve.

Trancher, d'Amélie Cordonnier : le roman d'une femme qui se doit de décider.

   
    Une femme mariée. Deux enfants. Un mari violent mais qui exprime des regrets. Elle écrit : "L'hiver s'épuisait doucement. Tes forces aussi. Tant de semaines passées à t'interroger, à hésiter, à pleurer", puis "C'en était fini de la guerre, celle que tout le monde se fait devant les enfants. [...] Celle qui pue la rancœur et les regrets. Après la Toussaint, Aurélien semblait apaisé. Il t'avait invitée à dîner et avait juré qu'il avait changé[...]". Mais elle note, quelques pages suivantes : "La violence d'Aurélien est revenue. Par la fenêtre, peut-être bien. C'est une surprise qui te foudroie". Alors, il lui faut :  "Prendre une décision. Oui, mais laquelle ? [...] Tu vois bien qu'il n'y a pas dix milles options. PARTIR ou RESTER : pas d'autre possibilité". 
    
    Le 3 janvier, elle aura quarante ans : l'âge de raison. Elle ne peut, après tant d'hésitations perpétuelles, rester dans une situation telle. Elle décide donc, le 18 décembre, à la suite d'une discussion avec son amie et confidente, Marie, que le 3 janvier, elle tranchera, elle décidera de la suite de sa vie : rester avec Aurélien, s'y tenir, accepter, essayer d'arranger la situation comme elle le peut, à son niveau, mais qui ne dépend malheureusement pas d'elle, ou partir, le quitter, définitivement. Alors, elle décide d'écrire. Elle note, elle note tout. Puis elle réfléchit sur ses notes. Toujours à la deuxième personne du singulier, et ce, tout au long de l'ouvrage. Cela lui permet de s'écrire et de se lire par un effet de miroir. Jusqu'à la fin, jusqu'à cette date ultime qu'elle s'est fixée pour reprendre sa vie en mains, dans un sens ou dans un autre, elle hésite, elle tergiverse. Ses émotions se confondent. Les événements sont divers. Que va-t-elle décider ? De quelle manière va-t-elle trancher ? 

    Chers lecteurs, chères lectrices, vous le découvrirez, si vous ouvrez ce livre, à la toute fin. En attendant, vous plongerez au plus profond du dialogue intérieur d'une femme tourmentée, pas tant par elle-même, mais par ce qui lui arrive, ce qu'elle subit, ce qu'elle veut mais ne veut pas. Publiée aux éditions Flammarion en le 29 août 2018, puis invitée à La Grande Librairie pour parler de son roman, Amélie Cordonnier livre, avec Trancher, non pas une théorie féministe, philosophique, mais une véritable confession, dont le lecteur ne peut qu'être épris.

dimanche 20 octobre 2019

David Vann, Sukkwan Island : le roman palpitant d'une aventure cauchemardesque

  Jim, un homme déçu par la vie, aussi bien professionnellement que sentimentalement, décide d'aller s'installer en Alaska, sur l'île de Sukkwan Island, pour un an, avec son fils de 13 ans, Roy. Père et fils ont tout à découvrir l'un de l'autre : ils ne se connaissent finalement que très peu. Avant leur départ, Jim explique à Roy : "Quelque part, il y a eu un mélange de culpabilité, de divorce, d'argent, d'impôts, et tout est parti en vrille." 
   
    Ils partent donc vivre dans une cabane isolée dont l'accès reste très limité (voie maritime et voie aérienne). Ce retour au plus près de la nature les oblige à vivre un quotidien fatiguant, de quasi survie, au cours duquel ils doivent trouver de la nourriture, la stocker, faire face aux animaux et aux intempéries. Plus qu'un simple retour à la nature, il s'agit pour Jim et Roy de se connaître, de se comprendre, d'apprendre l'un de l'autre. L'isolement est aussi un moyen d'introspection pour les deux protagonistes. Mais cette expérience de l'isolement, les conditions de vie hors de la civilisation entre ce père et cet adolescent qui se connaissent mal va très vite tourner au plus violent des cauchemars. 

    Par une écriture claire, précise, des phrases courtes, quelques dialogues et monologues intérieurs rapportés, un vocabulaire tranchant, l'auteur américain tient son lecteur en haleine, du début à la fin, de manière des plus palpitantes. 

    Traduit de l'américain par Laura Derajinski et publié en France en 2010, Sukkwan Island a reçu le prix Médicis étranger.

Expériences de l'histoire, poétique de la mémoire : étude comparatiste entre Joseph Conrad, Claude Simon et Antonio Lobo Antunes

    La littérature de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire n'a pas pour intérêt de relater l'événement ou la perception de l'événement, mais la mémoire de la perception de l'événement. L'expérience de l'histoire est aussi celle de l'écriture et de la naissance d'un écrivain. Ainsi la structure de l'oeuvre littéraire se voit-elle modifiée et porteuse de particularités. Dans Au cœur des ténèbres, publié en 1902, Joseph Conrad raconte l'expérience de son voyage au Congo. Le Cul de Judas d'Antonio Lobo Antunes, publié en 1979, relate la guerre coloniale en Angola au début des années 1970. Avec L'Acacia,  parue en 1989, Claude Simon, évoque la mobilisation respective du père et du fils lors de la première guerre mondiale, puis lors de la Débâcle de 1940, ainsi que les colonies françaises à la fin du XIXe siècle à travers des souvenirs de famille.

    L'oeuvre littéraire de l'expérience de l'histoire et de la poétique de la mémoire se détache des genres littéraires habituels. Ces œuvres ne peuvent être perçues comme des ouvrages d'historiens. Selon Joseph Conrad, "la fiction est l'histoire ou elle n'est pas". Cette opinion de l'écrivain d'origine polonaise s'applique aux trois œuvres des trois auteurs étudiés ici. Il importe de noter la prédominance de la métaphore maritime dans Au cœur des ténèbres. La réalité est ainsi relatée par une poétique de l'écriture particulière. L'Acacia relate une mémoire de la perception de l'événement : l'historiographie est au service de l'oeuvre littéraire. Quant à Lobo Antunes, il ne réalise pas le récit de l'histoire coloniale de l'Angola mais en apporte une expérience. Il existe, au sein de ces trois récits, une part autobiographique. Néanmoins, ils ne peuvent guère davantage appartenir au genre. Joseph Conrad était capitaine de marine marchande depuis 1878 pour l'Angleterre. Il relate, dans Au cœur des ténèbres, son expédition au Congo de 1880, colonisé par Léopold II de Belgique. Cette vérité historique est néanmoins emprunte d'éléments fictifs avec l'isotopie du surnaturel et l'opposition entre lumière et ténèbres. La fiction vient appuyer des faits réels et représente sa perception par son auteur. L'oeuvre de Lobo Antunes comporte également une part autobiographique puisque l'auteur était médecin en Angola en 1971. La situation d'énonciation, à savoir cette nuit alcoolisée avec ce monologue dans un bar à une femme qui ne prend jamais la parole, constitue la part fictionnelle du récit. Quant à Claude Simon, son histoire est bien également autobiographique : sa famille vivait à Madagascar comme il l'explique à travers la description des photos d'époque. De plus, son père fut tué lors de la première guerre mondiale et lui-même fut mobilisé lors de la Débâcle de 1940. Néanmoins, le jeu perpétuel d'analepses et prolepses dotées d'une réflexion sur la mémoire de l'expérience placent le récit dans une dimension fictionnelle. Ces œuvres littéraires ne peuvent guère plus être considérées comme des journaux de voyage. Il ne s'agit pas d'écrire les faits au jour le jour mais de relater la remémoration de la perception des événements. Joseph Conrad se démarque du journal maritime : avec Au cœur des ténèbres, il adopte une réflexion sur ce qu'il voit et ce qu'il perçoit. Dans Le Cul de Judas, de nombreuses métalepses du narrateur coupent le récit : l"auteur raconte son vécu avec les lacunes inhérentes à la mémoire. Quant à L'Acacia, le lecteur y retrouve les nombreuses analepses et prolepses évoquées ci-dessus : toute une histoire familiale semble se reproduire de l'époque coloniale à la Débâcle. Il est alors possible d'effectuer un parallèle avec la philosophie de Hegel : "Mais ce qu'enseignent l'expérience et l'histoire, c'est que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de leur histoire et n'ont jamais agi suivant des maximes qu'on en aurait pu retirer" (Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1822). 

    La mise en perspective narrative de la réalité dans ces trois récits répond à des procédés particuliers. Il s'agit de démystifier la doxa nationale et l'héroïsme du combattant. Chez Conrad, le narrateur découvre que les Congolais ne sont pas inhumains et démystifie leur image de cannibale présente en Occident :
C’était un autre monde, et les hommes étaient – non, ils n’étaient pas inhumains. Ça vous venait tout doucement. Ils hurlaient et bondissaient, et tournoyaient et faisaient d’horribles grimaces ; mais ce qui vous faisait frémir, c’était précisément l’idée de leur humanité – semblable à la vôtre - [...]
Dans L'Acacia, Claude Simon démystifie l'héroïsme du combattant qui sert sa nation : il n'est en réalité que la victime d'une déshumanisation. Aussi est-il possible en cela de rapprocher cette idée de la philosophie de Heidegger. Quant à Antonio Lobo Antunes, il démystifie la propagande coloniale du régime salazariste et montre que le processus d'humanisation du gouvernement s'avère être une déshumanisation tant des soldats portugais que des Angolais :
Debout, devant la porte de la salle d’opérations, les chiens de la caserne en train de flairer mes vêtements, assoiffés du sang de mes camarades blessés en taches sombres sur mes pantalons, ma chemise, les poils clairs de mes bras ; je haïssais, Sofia, ceux qui nous mentaient et nous opprimaient, nous humiliaient et nous tuaient en Angola, les messieurs sérieux et dignes qui, de Lisbonne, nous poignardaient en Angola, les politiciens, les magistrats, les policiers, les bouffons, les évêques, ceux qui aux sons d’hymnes et de discours nous poussaient vers les navires de la guerre et nous envoyaient en Afrique, nous envoyaient mourir en Afrique, et tissaient autour de nous de sinistres mélopées de vampires.
Au cœur des ténèbres contient de longues descriptions des Noirs, des cris, de la sauvagerie, et des Blancs collecteurs d'ivoire dont Kurtz représente la figure principale. Le narrateur, Marlow, se sert de ces faits pour percevoir et relever les méfaits de l'impérialisme. Quant à Claude Simon, il s'appuie sur des cartes postales, des photographies, afin de montrer les stéréotypes dans la mémoire collective des peuples colonisés à Madagascar à la fin du XIXe siècle. Tout au long de L'Acacia, les descriptions sont longues, précises, avec notamment la métaphore des amoureux suspendus dans l'air lors des adieux à la gare : 
[...] le train prenant peu à peu de la vitesse, les grappes humaines s'en détachant l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'il ne restât plus sur le marchepied d'une des galeries, non pas cramponnée mais tenue à bras-le-corps, étroitement embrassée, que la mince forme cambrée d'une jeune femme le buste et la tête renversés en arrière, ses deux bras entourant  les épaules de l'homme dont les lèvres étaient collées à sa bouche, sa légère robe d'été faite d'un tissu voyant [...], relevée par le bras qui lui encerclait la taille, dévoilant la face postérieure des genoux, commençant à flotter, puis soulevée par l'air, puis claquant sur les cuisses, des cris d'effroi s'élevant, et un moment elle parut pour ainsi dire suspendue dans le vide, seulement encore reliée à l'homme comme par une ventouse à l'endroit où les deux bouches se joignaient, comme dans une sorte de coït aérien, comme des oiseaux capables de copuler en plein vol [...].  
Dans Le Cul de Judas, les descriptions sont interminables et couplées à de nombreuses comparaisons pour relater les faits qui ont traumatisé le narrateur en Angola.

    Joseph Conrad met en exergue, avec Au cœur des ténèbres, la condition des peuples colonisés au Congo, exploités par les Blancs pour qui amasser l'Ivoire prime sur tout. Se pose alors la question, dans ce contexte, de la considération des colonisés en tant qu'êtres humains. Marlow, qui décrit leur sauvagerie, est également étonné de leur retenue face au cannibalisme. Le rapport des derniers mots de Kurtz : "C'est l'horreur" font écho chez Marlow de manière différente : pour le narrateur, c'est l'horreur de l'impérialisme, tandis que pour Kurtz, il s'agit de l'horreur des retombées économiques sur la compagnie. Dans L'Acacia, Claude Simon, ne lésine pas sur la violence des descriptions des blessures des soldats, et des conditions de transport dans les "wagons à bestiaux". Antonio Lobo Antunues se montre le plus virulent en terme de vocabulaire dans ses descriptions. Il use de mots très crus et n'hésite pas à détailler toute la violence liée à la sexualité, notamment par le récit du viol et du meurtre de Sofia. La sexualité représente également, dans Le Cul de Judas, un retour à l'essence même de la vie, quasi maternel dans ce contexte.

    Ces trois œuvres reflètent la naissance de l'écrivain par une écriture du sensible comme tentation de ressusciter le présent. Joseph Conrad, officier de marine marchande, relève un véritable défi d'écriture pour un public habitué aux récits maritimes. Il se soucie du rythme et du choix du mot juste. L'oeuvre est bien reçue, et Gide lui dédicace son Voyage en Congo en 1927. Aussi Au cœur des ténèbres constitue-t-elle une oeuvre du modernisme. Claude Simon, écrivain du Nouveau Roman en opposition avec le roman réaliste, dans la lignée d' Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute, exploite, avec L'Acacia, une nouvelle voie, tel un nouvel écrivain : l'expérience de la mémoire. Son oeuvre est rythmée par la profusion d'analepses et de prolepses. Il use de longues phrases, de digressions, de parenthèses et de participes présents qui relèvent tout de même de son héritage du Nouveau Roman. Le Cul de Judas, publié en 1979, constitue le deuxième ouvrage de son auteur. L'oeuvre se dessine sous la forme de chapitres correspondants à l'abécédaire portugais. L'interlocutrice féminine n'intervient à aucun moment. Il l'intègre néanmoins de façon omniprésente à la narration : "Encore un verre ?", "Vous voyez ?". Lobo Antunes use également beaucoup de la métalepse, de l'analepse et de la prolepse.

    Le chaos historique dont il est question dans ces trois œuvres est à l'image du chaos narratif qui le relate. De nombreuses analepses, prolepses et métalepses brouillent les pistes. Le temps déconstruit de l'histoire est à l'image du temps déconstruit dans le récit. Conrad brouille les noms de lieux et les unités de temps, Simon nomme et date ses chapitres au moyen d'analepses et de prolepses, ce qui peut facilement dérouter le lecteur, et Lobo Antunes use des mêmes procédés de déconstruction narrative avec de nombreuses répétitions frénétiques telles que : "Putain, putain, putain", ou encore : "Nous portions vingt-cinq mois de guerre dans les entrailles, vingt-cinq mois à manger de la merde, à boire de la merde et à lutter pour de la merde, et à nous rendre malades pour de la merde, dans les entrailles, vingt-cinq interminables mois douloureux et ridicules, dans les entrailles […]."

    Dans Au cœur des ténèbres, le narrateur ne trouve pas d'apaisement. Le mensonge à la fiancée de Kurtz à la fin de l'oeuvre en témoigne : "Je n'ai pas pu le dire à la jeune fille. Ç'aurait été trop de noirceur - trop de complète noirceur...". Claude Simon a structuré L'Acacia en douze chapitres pouvant représenter le cycle d'une année, des quatre saisons par rapport au cycle des générations qui partent à la guerre et aux horreurs qui se reproduisent. La fin de l'oeuvre est cependant emprunte d'apaisement où le narrateur dessine un acacia comme arbre généalogique, montrant ainsi que la destinée du fils n'est pas celle du père, et s'achève ainsi sur un signe d'espoir : 
Un soir il s’assit à sa table devant une feuille de papier blanc . C’était le printemps maintenant. La fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L’une des branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur, et il pouvait voir les plus proches rameaux éclairés par la lampe, avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d’un vert cru par la lumière électrique remuant par moments comme des aigrettes, comme animées soudain d’un mouvement propre, comme si l’arbre tout entier se réveillait, s’ébrouait, se secouait, après quoi tout s’apaisait et elles reprenaient leur immobilité.
L'abécédaire portugais qui constitue la structure du Cul de Judas témoigne d'une volonté d'une réhabilitation dans le présent malgré le poids incessant du passé :
Nous avons passé vingt-sept mois ensemble dans le cul de Judas, vingt-sept mois d’angoisse et de mort, ensemble, dans les trous pourris, les sables de l’Est, les pistes des Quiocos et les tournesols du Cassanje, nous avons mangé le même mal du pays, la même merde, une poignée de main, une tape dans le dos, une vague étreinte, et voilà, les gens disparaissaient pliés sous le poids de leur bagage, par la porte d’armes, évaporés dans le tourbillon civil de la ville.
Le narrateur exprime d'ailleurs à son interlocutrice, à la fin de son oeuvre : "D'une certaine manière nous serons toujours en Angola, vous et moi, vous entendez, et je fais l'amour avec vous comme dans la paillotte du village Macao [...]" et "J'ai envie de vomir dans les w.-c. l'inconfort de ma mort quotidienne que je porte sur moi comme une pierre d'acide sur l'estomac, qui se ramifie dans mes veines et qui glisse le long de mes membres avec une fluidité huilée de terreur."

    L'expérience de l'histoire et la poétique de la mémoire constituent une expérience du langage et de la structure narrative. Il y a analogie entre la mémoire de la perception de l'événement vécu et la mise en perspective littéraire de celle-ci. Ainsi ces trois auteurs, face à une poétique de la mémoire historique, de manières différentes mais avec également bon nombre de similitudes, font-ils naître en eux de nouveaux écrivains en s'essayant à de nouvelles techniques narratives.