samedi 11 janvier 2020

Retour de l'URSS d'André Gide : une oeuvre sous tensions - Introduction


Université de Bretagne Sud

U.F.R. Lettres Langues Sciences Humaines et Sociales

Master Littératures et Langages





Retour de l’U.R.S.S. 

d’André Gide :

une œuvre sous tensions





Gide sur l'aérodrome du Bourget, en partance pour Moscou, 
via Berlin, 16 juin 1936.




Caroline Le Grel
Mémoire de Master 2
Sous la direction de Madame Ioana Galleron

Année universitaire 2013/2014








        Remerciements

    Je tiens à remercier très chaleureusement ma directrice de mémoire, Madame Ioana Galleron, pour sa présence, son aide et ses conseils, mais aussi pour ses encouragements et son soutien, tout au long de ces deux dernières années.
    
    Je remercie également Xavier Teisseire et Chrystel Millon pour leur aide dans la mise en page de ce mémoire, Michel Henrichot pour ses conseils en matière de normes typographiques et son soutien, ainsi que Jean-Baptiste Bruneau pour ses conseils bibliographiques.

    Enfin, je remercie Marie-Christine Darenne et Véronique Dréan pour leurs encouragements et leur accompagnement dans mes démarches administratives de reprise d’études, ainsi que ma famille, mes collègues et mes amis pour leur soutien.









    Dans le contexte des années 1930, pour de nombreux intellectuels, seules deux voies d’engagement sont possibles : la foi fasciste ou la foi communiste. Entre ces deux modes de pensée, ils considèrent que seule la bourgeoisie inerte et passive ne veut pas choisir. C’est donc le moment pour de nombreux intellectuels et pour Gide particulièrement, de se ranger aux côtés du communisme, qu’ils considèrent comme défenseur de la paix et du bonheur. La voie ouverte par l’Union Soviétique apparaît à l’écrivain français comme celle de la construction, meilleure alliée contre le capitalisme et le fascisme, qui eux, se manifestent comme celle de la destruction.

    Aux lendemains de la Révolution russe de 1917, rien ne prédisposait Gide à un engagement aux côtés du communisme :
Lucien Maury, avec qui je déjeunais l’autre jour à Paris, s’inquiète beaucoup de cette vague de socialisme qu’il sent monter et qu’il pressent devoir submerger notre vieux monde après qu’on croira la guerre finie. Il croit inévitable la révolution et ne sait comment on pourra s’y opposer. Quand je lui parle de l’organisation de résistance que travaille à former L’Action française, il s’indigne ; Maurras l’exaspère et Léon Daudet l’indigne. Je comprends lui dis-je, qu’ils ne vous satisfassent point. Mais vous serez bien forcé de vous mettre avec eux si vous avez souci de résister. Il n’y aura pas de troisième parti. Ce sera comme au moment de l’affaire Dreyfus ; on devra être pour ou contre, malgré qu’on en ait. Le groupement de L’Action française ne vous plaît pas ? Ce n’est pas que moi-même je l’estime le meilleur – mais c’est le seul1.
Au vu de ces propos, Gide aurait presque pu se ranger aux côtés de L’Action française, au détail près, peut-être, qu’il fut du côté des Dreyfusards vingt ans plus tôt. Conscient qu’il faudra choisir le moment venu et qu’il n’y aura pas de demi-mesure possible, son camp semble, à l’aube de mars 1918, loin d’être défini d’avance.

    Après les événements du 6 février 1934, donnant lieu à Paris à de violentes manifestations des ligues d’extrême droite, trois intellectuels français, Alain, Paul Langevin, et Paul Rivet fondent au mois de mars de la même année le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, qui réunissait bon nombre d’intellectuels tels que Gide et Malraux. Ramon Fernandez, quant à lui, défend l’apolitisme chez les intellectuels. Ainsi explique-t-il dans une lettre ouverte à André Gide, sa volonté de n’appartenir à aucun parti : « Vous êtes communiste et je ne le suis pas encore : et je persiste à croire que mieux vaut ne l’être pas encore quand on veut servir, de la place où je suis les intérêts essentiels du prolétariat2. » L’intellectuel doit, selon lui, rester maître de toute sa liberté critique afin d’éclairer la classe prolétarienne, souvent trop portée à l’action directe. Cependant, cette liberté est un trompe-l’œil comme le montre l’utilisation même du vocabulaire communiste (« prolétariat »). Ainsi, Fernandez poursuit : 
Aujourd’hui, c’est différent, parce que toute absence dans le camp du prolétariat suscite une présence dans le camp des ennemis. […] Le redressement farouche et fou du capitalisme que nous constatons aujourd’hui a cette conséquence que le marxisme, vaille que vaille, est devenu l’unique rempart des opprimés, je veux dire simplement de ceux qui ont faim... Courons donc au plus pressé et laissons les arguties pour des temps meilleurs... […] Je suis de ceux qui ont cru, voici quelques années, à la possibilité d’une idéologie, d’une éthique de droite. Après le 6 février cet espoir n’est définitivement plus permis. […] Pour nous, rejoindre le prolétariat, c’est satisfaire un égoïsme bien compris. C’est faire œuvre de purification, gagner le droit d’une démarche assure, d’un regard ferme. C’est, au sens religieux du terme, nous sauver3.
    Ce cheminement idéologique et politique, décrit par Ramon Fermandez, est aussi celui de Gide. Cet engagement est d’autant plus facile que, pour bon nombre d’intellectuels, l’Union Soviétique bénéficie du prestige mythique d’un monde meilleur placé sous le signe de la liberté et du bonheur. Pour Gide, il s’agit de l’espoir d’une « société humaine pou[vant] répondre entièrement à son idéal : la divination de l’humain4 ». En outre, l’U.R.S.S. organisait les voyages pour les intellectuels français, très utiles dans la propagation du mythe en Europe : « Le pèlerinage à Moscou est à la mode, et les Soviétiques ont acquis un art presque parfait dans la réception des hôtes de marque5. » Rachel Mazuy observe qu’il est possible de « reconstruire ainsi une sorte de voyage type dont le récit passe par des moments clés toujours semblables et passés au prisme de l’enthousiasme ému, qui vont constituer autant de repères6 ». Il est possible de voir, dans l’ensemble des récits de témoignage sur l’U.R.S.S., trois axes majeurs récurrents dans l’ensemble des lieux visités7 : « les grands projets en construction et les réalisations grandioses qui attestent de l’ambition du régime8 », « les aspects les plus novateurs mis en place par ces sociétés révolutionnaires et égalitaires9 » comme par exemple le village de Bolchevo, ou encore les kolkhozes et les sovkhozes, « le cœur géographique, symbolique et politique du régime révolutionnaire10 », tel que la place Rouge, le Mausolée de Lénine. L’objectif de ces visites était de masquer la réalité au voyageur afin de propager, voire exalter le mythe de la grande U.R.S.S. en Occident.

    François Furet explique que le séjour de Romain Rolland fut un succès pour l’U.R.S.S. en matière de propagande. L’Union soviétique veut donc renouveler l’expérience : après plusieurs hésitations, mais néanmoins flatté, Gide cède. Il arrive à Moscou, un an après Rolland, avec son compagnon de voyage Pierre Herbart, qui était rentré d’U.R.S.S. depuis quelques temps. Il retrouve ensuite à Leningrad quatre de ses amis proches qui sont aussi du voyage : Eugène Dabit, Jef Last, Louis Guilloux et Jacques Schiffrin. Il reçoit de la part des soviétiques un accueil des plus chaleureux, rien n’est laissé au hasard. L’U.R.S.S. avait fait imprimer 300 000 cartes postales de son portrait11.

    Selon Thierry Maulnier, le mythe marxiste repose en Occident sur la confusion entre humanisme et humanitaire. L’humanisme, qui peut se définir comme le souci de connaissance par la culture, du plus haut développement de l’esprit en vue de la réalisation de soi et du bonheur personnel de l’homme, est confondu avec l’humanitaire qui lui tend à l’égalité entre tous, égalité sociale, mais aussi égalité dans le savoir et les esprits. De là, un risque d’uniformisation et de stagnation des productions culturelles apparaît, et que l’humanisme méconnaît. La « morale humanitaire12 » occidentale issue du marxisme prend donc sa source d’une part dans l’humanisme, avec la notion d’intellectualisme, et d’autre part dans le christianisme, avec la notion de charité. Elle exerce toute sa fascination sur Gide, l’auteur ayant pour obsession l’humanité dans son sens global.

    De plus, comme l’explique Lucien Duran, l’écrivain éprouve un mal être profond, notamment depuis son voyage au Congo en 1925 :
Gide traverse une des périodes de forte tension de son existence. Les événements l’ont bousculé, arraché (du moins pour cette période) à l’art. Il est allé trop loin dans la découverte de la souffrance physique, la plus insupportable, s’il faut en croire Montaigne13.
    Choqué par ce qu’il a vu, l’esthète s’éloigne de son art au profit de « la cause des peuples14 ». Quand la réalité est trop grave, elle ne peut être retranscrite par le roman, l’art ne suffit plus. François de Roux écrivait : « Il n’y a, pour lui, qu’un seul problème, qui les englobe tous : le problème de l’homme et de sa destinée. L’art est une limite arbitraire de ces problèmes15. » Ainsi Gide considère-t-il la question sociale comme relais de la création littéraire : « Si les questions sociales occupent aujourd’hui ma pensée, c’est aussi que le démon créateur s’en retire. Ces questions n’occupent la place que l’autre ne l’ait déjà cédée16. » Le mythe soviétique s’impose à l’écrivain en panne d’inspiration, et ayant perçu le monde autrement : « Ce besoin anxieux de rejoindre le monde des hommes, de les servir, la grande expérience soviétique paraît à Gide la seule qui puisse désormais le satisfaire17. »

    Il est, en outre, attiré par l’U.R.S.S. parce qu’il l’est par la foule et notamment par la jeunesse. Ayant toujours eu pour obsession la crainte de la dégénérescence physique, l’auteur s’est toujours senti proche des jeunes qui lui communiquent leur enthousiasme, et en qui il aperçoit l’aube du nouvel avenir. Ainsi Jean Loisy18 établissait-il un parallèle entre l’engagement de Gide et son œuvre de 1907, Le Retour de l’Enfant prodigue. L’intrigue, en effet, relate l’histoire de l’enfant quittant le domicile familiale par soif d’aventure et volonté de découvrir le monde. Vaincu par la misère, il rentre chez son père. À la différence de l’Évangile, celui-ci, à présent trop vieux, va ensuite aider son frère cadet à partir à son tour. Gide serait alors, par son engagement pour le soviétisme, semblable à cet enfant : à la recherche du nouveau monde, et de l’homme nouveau, mais conscient de son grand âge, il va encourager la jeunesse soviétique. Jean Guéhenno décrivait Gide ainsi : « Un homme qui vieillit et qui veut mourir jeune : tel m’apparaît M. Gide. Il ne veut surtout pas que la mort le saisisse, prononçant une parole de vieux19. [...] » La fatigue de son voyage en Afrique et sa progression dans l’âge l’amenaient « à subir et à amplifier l’attrait de cette terre jeune et ardente20 ». Aussi Gide déclarait-il lors de son allocution du 21 mars 1933 :
Jeunes gens de l’U.R.S.S., de tout cœur j’étais avec vous dès avant votre avènement dans l’histoire. Mais ce qui devait devenir, grâce à vous, réalité, ne m’apparaissait encore qu’utopie. Je doutais qu’une réalisation fut aussitôt possible, de ce que j’osais à peine entrevoir. Voilà pourquoi ce que vous apportez à notre vieux monde de jeune, de vivace et de neuf, mon cœur l’accueille avec reconnaissance : des raisons de dévouement enthousiaste qui redonnent du goût à la vie. […] Grâce à vous sera ce que l’on déclarait ne pas pouvoir être. Vous avez brisé les chaînes d’un passé qui pèse encore sur nous lourdement. Jeunes gens de l’U.R.S.S., merci pour cet immense espoir que vous permettez à nos cœurs et pour votre exemple admirable. Désormais, c’est les regards tournés vers vous que nous marchons21.
    Tout concourt ainsi pour que Gide se rallie au communisme au début des années 1930 :
Voyageur philosophe, nouveau Montaigne, il a dénoncé les violences de la colonisation française en Afrique. Bien qu’il ait emprunté à Nietzsche des accents littéraires, le fond de son esprit est fait des Évangiles d’une foi christique, mélange instable de révolte et de culpabilité, chemin classique vers les utopies révolutionnaires22.
De plus, Gide attend beaucoup du développement de la culture. Porté par la révolution d’Octobre, l’essor des préoccupations culturelles enthousiasment l’esthète. Comme l’explique Claude Frioux, « le nouveau régime y répond sans lésiner sur les moyens : studios de formation artistique pour amateurs, revues, publications, éditions de toutes sortes […]. Une pléiade de jeunes écrivains chargés d’un riche bagage d’impressions par la révolution et la guerre civile remplit l’arène littéraire23. »

    Gide n’en garde pas moins sa liberté d’indépendance. Ainsi a-t-il toujours refusé d’être inscrit au Parti, et représente-t-il parfaitement ce qu’on appelle le « compagnon de route24 ». Cependant, ce ralliement constitue un tournant dans l’œuvre et la vie de l’écrivain. Esthète héritier de Montaigne, Gide ne s’est jamais essayé à la politique, et n’avait jamais réellement pris position politiquement dans ses œuvres avant 1927. L’écrivain entre ainsi en contradiction avec lui-même, d’autant plus qu’il n’est pas un prolétaire, mais un bourgeois. Anticlérical, mais fervent croyant des Évangiles ; homme de lettres attaché à son indépendance d’esprit, et qui prône la liberté de l’écrivain ; esthète ignorant les rouages du monde politique et économique ; cet engagement ne va pas de soi.

    Retour de l’U.R.S.S. représente donc une rupture dans l’œuvre de Gide. C’est aussi une œuvre problématique, car elle rend compte du choc entre les raisons et les fantasmes qui motivent l’engagement, et une réalité qui n’y correspond pas. L’auteur tente de concilier l’aspiration et le vécu, avec un succès mitigé. Mais entre espoirs et désillusions, entre applaudissements et controverses, entre engagement et retour à l’art, le séjour en Union Soviétique de l’écrivain n’est pas facile à penser.

    L’objectif de ce mémoire, qui sera présenté ici sous forme d'une série d'articles correspondants aux parties et chapitres qui le composent, est d’analyser le Retour de l’U.R.S.S. comme une œuvre rendant compte des multiples tensions qui s’exercent sur l’écrivain dans les années 30 : tension entre l’esthète et l’engagé, entre les projections imaginaires et les découvertes réelles, entre la vérité et l’espoir... Ainsi, alors que Retour de l’U.R.S.S. est habituellement regardé comme le livre de la lucidité et de la prise de distance, la perspective ici adoptée sera de le considérer comme un livre qui prolonge l’auto-illusionnement25. Il importe d’étudier au préalable, le communisme gidien et ses différences par rapport à la doctrine marxiste-léniniste. L’objectif sera ensuite d’analyser comment cette incompréhension idéologique fondamentale se traduit dans un traitement particulier de la réalité vécue pendant le voyage, et comment elle laisse progressivement place à la déception. Enfin, par l’étude de la réception du Retour et de l’écriture des Retouches, il importera d’analyser les conclusions de Gide sur le communisme, et dans quelle mesure le Retour fut celui de l’écrivain à ses positions d’esthète.




1André Gide, Journal, Tome I : 1887-1925, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie, présentée et annotée par Éric Marty, 1996, 3 mars 1918, p. 1060.
2Ramon Fernandez, « Lettre ouverte à André Gide », La Nouvelle Revue Française, n° 247, avril 1934, p. 137.
3Id., p. 138.
4André Rousseaux, « Question à M. André Gide », Figaro, 18 janvier 1936, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1936.96.pdf. [le 03/02/2013]
5François Furet, Le passé d’une illusion, in Penser le XXe siècle, Laffont, coll. Bouquins, 2007, p. 836.
6Rachel Mazuy, « Les ‘Amis de l’U.R.S.S.’ et le voyage en Union soviétique. La mise en scène d’une conversion (1933-1939) », Politix, vol. 5, n° 18, deuxième trimestre 1992, p. 119.
7« Moscou, Leningrad, le Caucase et la mer Noire, voici une route bien conventionnelle que Gide suivit au cours des neuf semaines de son séjour en U.R.S.S.. » Rudolf Maurer, André Gide et l’U.R.S.S., Tillier, 1983, p. 104.
8François Hourmant, « La croisière rouge, entre simulacre et théâtrocratie. Le système des privilèges des voyageurs au pays de l’Avenir Radieux », Revue historique, janvier/mars 2000, p. 128.
9Id., p. 129.
10Id., p. 130.
11François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 837.
12Thierry Maulnier, « Le Collectivisme Humanitaire », La Revue universelle, volume 57, 1934, p. 246.
13Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », Mercure de France, volume 246, 15 août 1933, p. 103.
14Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, Tome II : le sel de la terre ou l’inquiétude assumée 1919-1951, Flammarion, 2012, p. 533.
15François de Roux, « André Gide communiste », Activités, mai 1933, in http://www.gidiana.net/comm193332.htm. [le 04/02/2013]
16André Gide, Journal, Tome II : 1926-1950, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie, présentée et annotée par Martine Sagaert, 1997, p. 377.
17Jean de Saint-Charmant, « André Gide et le communisme », La Vie Intellectuelle, 25 octobre 1935, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail2.1935.90.pdf. [le 10/03/2013]
18Jean Loisy, « Gide et le communisme », La Revue du siècle, 1934, in http://www.gidiana.net/articles/GideDetail1917.54.htm. [le 13/04/2013]
19Jean Guéhenno in Henri Massis, Débats, volume 1, Plon, 1934, p. 67.
20Lucien Duran, « André Gide et l’U.R.S.S. », art. cit., p. 94.
21André Gide, Littérature engagée, Gallimard, 1950, « À la jeunesse de l’U.R.S.S. », p. 26-27.
22François Furet, Le passé d’une illusion, op. cit., p. 834.
23Claude Frioux, « Profil de la critique littéraire en Russie (1918-1930) », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 1, n°1, mai 1959, p. 109.
24Le « compagnon de route » est « un intellectuel qui, le plus souvent, n’adhère pas au parti et ne se sert guère du marxisme […]. Son engagement est ‘à distance’. Il appelle de tous ses vœux la révolution mondiale, sauf chez lui : pour André Gide, ‘cette expérience (le léninisme), c’est en Russie quelle devait être tentée [...]’. Vis-à-vis du parti communiste local, le compagnon fait quelques gestes : il appelle à voter pour lui, parfois sans prendre la peine de voter lui-même, participe à des réunions... […] Les mobiles sont complexes. Il y a d’abord la haine de la société capitaliste […]. Il y a la volonté masochiste d’expier (pas trop douloureusement) des origines bourgeoises et de communier avec le peuple. » David Caute, « Les compagnons de route. 1917-1968 », Politique étrangère, vol. 47, n°3, 1982, p. 752.
25Selon Marcel Koch, qui est allé deux fois en U.R.S.S., les récits élogieux de ces voyages soviétiques constituent « une illusion fondée sur l’idéalisation d’une société mythique qui pourrait s’apparenter à de l’aveuglement ». Ainsi écrit-il : « Les contacts que j’avais eus en Russie, ne m’avaient pas donné toute satisfaction […]. Mais, j’idéalisais. On a besoin d’idéaliser les choses […]. » Rachel Mazuy, « Les ‘Amis de l’U.R.S.S.’ et le voyage en Union soviétique. La mise en scène d’une conversion (1933-1939) », art. cit., p. 123.






jeudi 9 janvier 2020

Frigyes Karinthy, Propagande : l’humour hongrois dans toute sa splendeur



    Publié aux éditions de La Part Commune, le recueil Propagande regroupe cinq nouvelles du maître incontesté de l’humour hongrois, Frigyes Karinthy, initialement parues entre 1929 et 1933. Ce volume regroupe :
- « Propagande » ( 1933)
- « La Comédie de la propriété privée (en guise d’introduction à la Nouvelle Encyclopédie) » (1933
- « Vote pour moi, Camarade ! je suis candidat à la députation » (1931)
- « Bellit ou Les Livres ensorcelés – Légende du XXe siècle » (1933)
- « Maillons » (1929)
    
    Ce petit recueil ne fait qu’une soixantaine de pages. Il serait donc dommage de ne pas le lire entièrement. Chers lecteurs, chères lectrices, ces cinq nouvelles, sur fond politique et humaniste, sont toutes empreintes du même humour. Si vous souhaitez rire à gorge déployée, je vous conseille « Vote pour moi, Camarade ! je suis candidat à la députation ».

    Quant à la plus intéressante d’un point de vue mathématique et métaphysique, je dirais qu’il s’agit de « Maillons » où est exposée la fameuse théorie des cinq degrés de séparation entre les personnes. À ce sujet, vous pouvez également consulter la bande-dessinée, en deux tomes, de Jörg Ulbert et de son illustrateur Jörg Mailliet : Le Théorème de Karynthy. Leur ouvrage illustre avec grande précision cette théorie des maillons dans les deux Berlin du début des années 1980.






mardi 7 janvier 2020

Sarah McCoy, Un goût de cannelle et d’espoir : le roman sensible de destins croisés au goût de biscuits de Noël


   
    Au rythme de la confection de Brötchen1 et de Lebkuchen2, le destin croisé de deux femmes s’étalent de décembre 1944, à Garmisch, en Allemagne, à décembre 2008, à El Paso, au Texas, au moyen d’analepses, de prolepses et d’insertion de correspondances.


    Reba Adams, originaire de Virginie et venue s’installer à El Paso pour un poste de journaliste au Sun City doit, en novembre 2007, rédiger un article sur « Noël à travers le monde, d’un point de vue local » . Elle fait alors la rencontre d’Elsie, 79 ans, propriétaire d’une boulangerie allemande, et de sa fille, Jane. Lors de leur première entrevue, Reba est loin d’obtenir ce qu’elle attend pour son article concernant Noël en Allemagne : « Les Allemands célèbrent Noël comme partout ailleurs. La veille de Noël, nous mangeons et buvons. Le jour même, nous recommençons. Je crois que c’est également ce que font les Américains et les Mexicains, non ? dit Elsie en fronçant les sourcils, provocante. »

    Garmisch, décembre 1944. À la Schimdt Bäckerei3, les affaires tournent à merveille malgré les restrictions. Les parents sont patriotes, la sœur aînée, Hazel, veuve du soldat nazi Peter Abend, s’est engagée comme volontaire au Lebensborn. Quant à Elsie, 16 ans, elle se rend pour la première fois à une soirée nazie avec son prétendant, l’officier Josef Hub, haut placé au sein de l’armée allemande. Lors de la soirée, l’officier Kremer tente d’abuser d’elle dans une ruelle. C’est là qu’un jeune garçon juif, Tobias, sorti de Dachau pour chanter le 24 décembre, la sauve des mains du SS. Peu de temps après, en cette veille de Noël, ce petit garçon échappé vient toquer à la porte de chez Elsie et va désormais changer la vie et la vision du monde de la jeune femme à tout jamais.

    Quant à Reba, elle vit une histoire d’amour tourmentée avec Riki, garde-frontière qui supporte de plus en plus mal, lui-même immigré de l’autre côté de la frontière américaine, la violence exercée envers les clandestins mexicains. Il souhaite épouser Reba : elle hésite. Elle commence, malgré elle, à se confier à ses interlocutrices qui deviennent ses amies, Elsie et Jane. De plus, ses correspondances avec sa sœur Deedee font écho à celles d’Hazel et de sa sœur pendant la guerre.

    Publié en 2012, Un Goût de cannelle et d’espoir4 est le premier roman de Sarah McCoy traduit en français. Par les récits entrelacés de tous les personnages (et ceux cités ci-dessus n’en constituent que le pilier), l’auteure donne au lecteur une belle leçon de vie. Les destins s’avèrent, au fil des pages, bien plus entremêlés qu’il n’y paraît. Une odeur omniprésente de Zimt5 y apporte le réconfort et l’espoir du changement, des belles rencontres, dans les bons comme dans les mauvais moments, en 1944 comme en 2008, en Allemagne comme au Texas. L’auteure livre d’ailleurs, en fin d’ouvrage, plusieurs recettes des pâtisseries allemandes évoquées tout au long du roman.




1 Petits pains blancs allemands.
2 Pains d’épices.
3 Boulangerie des Schmidt.
4 Titre oriiginal : The Baker’s Daughter.
5 Cannelle.

samedi 21 décembre 2019

Florentina Postaru - Serge Bloch, Heureux qui, comme mon aspirateur, a fait un beau voyage - Grandir dans la dictature roumaine



    Publié le 6 novembre 2019 aux éditions Bayard, Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine relate l’enfance de son auteure en Roumanie, de la dictature de Ceausescu à la chute du mur, son départ de sa ville natale, Tulcea, à Bucarest, puis son arrivée en France. Le livre est divisé en 22 chapitres dont chacun relate une thématique, le tout dans l’ordre chronologique dans lequel l’auteure a vécu les événements.

    Souvent méconnue du grand public, la dictature roumaine est ici décrite, toujours avec le mot juste mêlé d’humour et d’ironie, par divers effets stylistiques, notamment l’accumulation. Outre cet humour omniprésent, l’auteure nous fait découvrir une partie de l’Histoire dont on parle peu, l’URSS et la scission entre Berlin Ouest et Berlin Est étant des sujets plus couramment abordés et étudiés. Ce livre nous rappelle qu’autour de ces grands pays, qu’autour de la politique soviétique, les pays limitrophes de l’Europe de l’Est furent eux aussi touchés par la dictature.

    De plus, l’auteure cherche à démystifier les idées reçues sur son pays et souhaite donner l’image, telle qu’elle en a eu, telle qu’elle l’a vécue. L’’humour fait partie intégrante de son texte, ce qui le rend encore plus juste et touchant. Dans son premier chapitre intitulé « L’accent », elle écrit : « Quand on a la chance de se dire italienne, on attire immédiatement la sympathie : tout le monde aime les pizzas, la Juventus et Sophia Loren. Le nom de mon pays traîne injustement dans de bruyantes casseroles un dictateur délirant, une histoire très douloureuse et quelques idées reçues. »

    Plus qu’une simple autobiographie, Florentina Postaru donne, avec son premier ouvrage, une œuvre touchante et originale. Les illustrations de Serge Bloch qui viennent ponctuer le texte sont toujours très justes et, en plus de l’humour omniprésent par les mots, provoquent davantage le sourire chez le lecteur. Hormis ces fabuleux dessins illustrant l’humour roumain, l’auteure n’hésite pas à ajouter diverses photos de son vécu, de sa famille, de sa vie en Roumanie. 




    Dès la plus tendre enfance, l’auteure exprime déjà le sentiment de la dictature omniprésente dans les écoles : « A l’âge de 4 ans, en franchissant la porte de l’école maternelle, on entrait de plain-pied dans le système du parti communiste roumain. C’est là que j’ai découvert, paradant dans un cadre doré, cloué au mur de la classe, le visage familier, légèrement tourné vers la gauche, du camarade Ceausescu. Le bonhomme qui avait élu domicile dans notre télévision était maintenant chez lui, sur le mur, et nous surveillait toute la journée. » Elle ajoute pour définir cet embrigadement : « On nous endoctrinait le plus tôt possible pour être sûr que nous ne trouverions plus de courage de nous raviser dans notre amour présidentiel. »

    Autobiographique, humoristique et même initiatique, ce récit est, du début à la fin, toujours rempli de surprises. Le lecteur apprend beaucoup de la réalité que fut la dictature de Ceausescu : « De toute façon, à cette époque, on faisait la queue pour tout. c’était devenu une habitude, comme un rituel quotidien de notre existence. » Elle poursuit en ce sens : « Les interminables files d’attente sont à jamais gravées dans mes souvenirs avec cette sensation humiliante de faire la queue tout le temps et pour tout : acheter de la nourriture, des livres, des places de cinéma, changer les bouteilles de gaz ou monter dans le bus. » Les restrictions, la censure, l’autarcie, la propagande sont racontées avec des mots justes, toujours sur le ton de l’humour, ce qui rend les propos d’une situation grave encore plus touchants par l’ironie sur laquelle elle est racontée : « Les restrictions et les règles, imposées par Ceausescu et jamais appliquées à sa propre famille, faisaient partie d’un plan délirant pour économiser et ne rien devoir au reste du monde. Finalement, trop occupé à construire son fameux palais, il n’a pas eu le temps de détruire totalement notre petite ville au bord du Danube et on peut encore trouver quelques jolies maisons dans les anciens quartiers turcs et russes. »  

    Malgré une réalité des plus difficiles, Florentina Postaru parvient toujours à faire sourire le lecteur et n’hésite pas à tourner le dictateur en ridicule : « A cette époque, dans ma ville, Tulcea, il n’y avait qu’une seule chaîne, la TVR, télévision d’Etat, qui diffusait un programme de trois heures par jour, sept le dimanche. Dans chaque famille, l’inventivité des papas était sans limite pour parvenir à capter les chaînes des pays voisins et découvrir enfin autre chose que : Ceausescu visite une école, Ceaucescu visite un hôpital, Ceausescu visite l’armée, Ceausescu visite la Libye, Ceausescu visite une ferme et nourrit une vache, Ceausescu visite le parlement, Ceausescu donne son avis sur tout et tout le monde se soumet à Ceausescu en buvant ses paroles. » Aussi le lecteur peut-il percevoir que le dictateur est partout. Le fait de détailler ses actes, le phénomène de répétition et le ridicule de ses faits et gestes ne peuvent que prêter à sourire malgré l’oppression vécue qui en ressort.

    Un passage plein d’humour est notamment celui où elle explique la notoriété d’Alain Delon en Roumanie, pas tant pour sa carrière d’acteur, mais pour son style vestimentaire : « Et puis, il y avait le ‘must absolu’. Nous l’appelions ‘l’alènedelone’. C’était la pièce maîtresse de toute armoire respectable . Je me demande si Alain Delon, plus connu alors en Roumanie dans la mode qu’au cinéma, a su un jour qu’un manteau portait son nom, ou peut-être devrais-je l’en informer avant qu’il ne nous quitte. » Quoi de plus drôle pour un Français que de lire ceci ! Cette anecdote sur ce fameux manteau, très populaire en Roumanie comme l’explique Florentina Postaru est, pourtant, il semblerait, assez méconnue en France.

    A la chute du dictateur roumain, l’auteure, qui a alors 13 ans, relate la libération que connurent les habitants de son pays : « Dans nos manuels nous avons enfin pu dessiner sur le portrait du dictateur, lui rajoutant moustaches, lunettes et cheveux longs avant d’arracher définitivement la page. C’était, pour nous collégiens, notre premier acte révolutionnaire. » Plus encore, le premier Noël vécu par elle et sa famille, sans Ceausescu au pouvoir, est raconté avec un humour cinglant, témoignant du sentiment de libération qui habite alors la population après des années de dictature : « Ceausescu et sa vilaine femme ont aussi reçu leurs cadeaux : des vraies balles dans leur corps. Nous les avons vus gisant sur le sol et nous étions heureux de les savoir morts. C’était le premier Noël libre. Une nouvelle vie commençait pour nous. »



    Par la suite, elle explique ce que cette nouvelle vie signifie : « Nous apprenions ce que la liberté nous apportait d’essentiel : choisir ! Choisir nos tenues, choisir notre musique, choisir nos danses, choisir nos coiffures, choisir nos couleurs et surtout choisir de rattraper le temps qui nous avait été volé. » Tout est malheureusement loin d’être réglé. Aussi l’auteure écrit-t-elle, lorsqu’elle part s’installer dans son premier appartement à Bucarest : « La propriétaire est une artiste peintre. Comme beaucoup d’intellectuels, elle a quitté la Roumanie tout de suite après la révolution, quand Iliescu, un des proches de Ceausescu, a remplacé le tyran. Elle a compris que son pays, tout juste libéré de la dictature, entamait bien mal sa future démocratie. »

    Le mythe occidental est bien présent en Roumanie, d’autant plus à la chute du mur : « Dans notre petit coin d’Europe de l’Est, nous étions la première génération roumaine autorisée à croquer la vie à pleine dents, comme de vrais Occidentaux ! » Par ailleurs, ce mythe de l’Occident et plus précisément de la France comme pays des libertés, « de l’autre côté » comme le disait le père de l’auteure, se poursuit au travers de ces quelques mots très significatifs et humoristiques : « Je commence à rêver d’aller en France, le pays des libertés, de voir un concert dans un stade comme à la télé, de parler français et de manger enfin un vrai mille-feuille ! » Cette attention portée à ces détails sont on ne peut plus touchants.

    Lors d’un voyage professionnel à Lorient, en 2005, Florentina Postaru explique qu’elle savait qu’elle reviendrait dans cette ville, « au bord de la mer », qui lui rappelait certainement quelque peu sa ville natale, Tulcea. A l’âge de 37 ans, elle franchit le pas et fait le voyage jusqu’en France où elle vit toujours actuellement.

    Heureux qui, comme mon aspirateur... a fait un beau voyage – Grandir dans la dictature roumaine de Florentina Postaru, magnifiquement illustré par les multiples dessins de Serge Bloch, est une œuvre dotée d’une grande originalité. Au-delà du texte et des illustrations, ce livre constitue un très bel objet : la maquette est très travaillée, la typographie des plus agréables, le grammage du papier est de qualité. Avec cette première publication, l’auteure offre à ses lecteurs un grand moment de réflexion, d’apprentissage, d’humour et d’émotion. 

    Chers lecteurs, chères lectrices, un tel objet ne peut trouver qu’une jolie place au sein de votre bibliothèque. Vous l’aurez compris, cet ouvrage est une bouffée d’oxygène, un moment de détente et de sourire sur un sujet pourtant grave que l’auteure parvient à tourner sur le ton de l’humour et de l’ironie, de manière légère, sans occulter la gravité des faits. Au-delà de l’aspirateur de la protagoniste, c’est bien le lecteur qui effectue un beau voyage à travers la lecture de ce récit.




dimanche 15 décembre 2019

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, chapitre XIV « La femme indépendante »


« Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? » ( Le Deuxième sexe, « Introduction » au premier volume)

    Publié en 1949, Le Deuxième sexe représente un essai philosophique gigantesque sur la condition féminine. 70 ans plus tard, le texte n’a pas vieilli et reste d’actualité : l’ouvrage de Simone de Beauvoir reste une référence du féminisme.

    Il a été choisi ici de s’attarder sur le dernier chapitre de l’œuvre, à savoir le chapitre XIV du tome II, intitulé « La femme indépendante ». Ce n’est pas anodin si ce dernier chapitre intègre la dernière partie de l’essai, à savoir « Vers la libération ». Il est question ici, comme le titre l’indique, de l’indépendance de la femme, dans la société en général. Néanmoins, il n’est pas question d’une volonté dominatrice de la femme sur l’homme, ni d’un réquisitoire contre la gent masculine, mais bien de l’acquisition de la liberté morale et sociale de la femme.

    Le père de Simone de Beauvoir appréciait beaucoup les romans de Colette Yver dans lesquels la femme renonce à ses projets de carrière pour se consacrer tout entière à sa famille, ce que l’auteure refuse, et ce, dès le plus jeune âge, comme elle l’explique ensuite dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Dans « La Femme indépendante », Simone fait référence, à plusieurs reprises, à Poullain de la Barre, l’un des premiers penseurs du XVIIe siècle à avoir plaidé l’égalité des sexes. Aussi n’hésite-t-elle pas à le citer pour étayer ses propos : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » Elle n’hésite pas non plus à remonter au XVIe siècle pour citer Montaigne : «  Les femmes n’ont pas du tout tort quand elles refusent les règles qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement brigue et riotte entre elles et nous. » (Essais, Livre III, Chapitre 5)

   « Ainsi la femme indépendante est aujourd’hui divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle ; elle a peine à trouver son équilibre ; si elle l’assure, c’est au prix de concessions, de sacrifices, d’acrobaties qui exigent d’elle une perpétuelle tension. » : la femme est, dans la société, pourvue d’attributs et de devoirs qui, au lieu de l’élever, font d’elle un être dépendant de l’homme et inférieur à lui. Consciente de cette domination, elle peut en avoir honte et, dans ce cas, ne fait que l’accepter davantage. Plus qu’une prise de conscience, elle se doit de protester envers la condition qui lui est imposée afin de se libérer : « Le fait est que la femme traditionnelle est une conscience mystifiée et un instrument de mystification ; elle essaie de dissimuler sa dépendance, ce qui est une manière d’y consentir ; dénoncer cette dépendance, c’est déjà une libération ; contre les humiliations, contre la honte, le cynisme est une défense : c’est l’ébauche d’une assomption. »

    Par ailleurs, le travail, serait l’un des meilleurs moyens pour la femme d’obtenir son indépendance et son autonomie, financières et morales : « En tant que la femme se veut femme, sa condition indépendante crée en elle un complexe d’infériorité ; inversement, sa féminité lui fait douter de ses chances professionnelles. C’est là un point des plus importants. »

    Outre la question de soumission ou de domination des sexes, Beauvoir souligne que la femme se perd parfois dans ses considérations amoureuses et se présente, par amour déraisonné, telle qu’une proie à l’homme : « Parfois, elle renonce entièrement à son autonomie, elle n’est plus qu’une amoureuse ; le plus souvent elle essaie une conciliation ; mais l’amour idolâtre, l’amour abdication est dévastateur : il occupe toutes les pensées, tous les instants, il est obsédant, tyrannique. » Ceci s’explique par la tradition qui lui est inculquée, selon laquelle la femme doit aimer et chérir l’homme jusqu’à s’en oublier. Cette considération pourrait néanmoins s’appliquer à l’auteure elle-même : en effet, en 1947 commence sa relation passionnelle avec l’écrivain américain Nelson Algren, dont la correspondance publiée en 1997 a déclenché les foudres dans certains mouvements féministes. Aussi Simone écrit-elle à son « amour transatlantique » dans une lettre du 28 octobre 1947 : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » Cet « amour abdication » existe, même lorsque la femme occupe une position intellectuelle, financière et professionnelle supérieure ou égale à l'homme au sein de la société. Néanmoins, Simone cache à ses lecteurs la femme aimante et passionnée qu'elle fut, et notamment au moment de la publication du Deuxième Sexe.

   Simone de Beauvoir soulève un point fondamental des conditions d’indépendance de la femme : elle ne soutient, en aucun cas, que la femme doit devenir un homme ou qu’elle doit le dominer, mais qu’elle doit se défaire de son emprise, morale et sociale, pour trouver son indépendance et son identité : « En refusant des attributs féminins, on n’acquiert pas des attributs virils ; même la travestie ne réussit pas à faire d’elle-même un homme : c’est une travestie. On a vu que l’homosexualité constitue elle aussi une spécification : la neutralité est impossible. » Aussi Simone de Beauvoir reprendrait-elle à son compte, comme le note Martine Reid, la notion de « Mitsein primordial » de Martin Heidegger dans Sein und Zeit (1927) : « Dans Le Deuxième Sexe, elle développe l'idée selon laquelle la femme est l’Autre de l’homme, et son statut est inessentiel. L'égalité véritable devrait faire de la femme un sujet au même titre que l'homme; une fois l’égalité obtenue, la femme sera pleinement engagée dans le temps et l’existence ainsi que l’entend la notion de Heidegger. » 

   

dimanche 8 décembre 2019

Amélie Nothomb, Soif : le roman des dernières pensées du Christ

    "Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux façons, ou comme la soif croit à l'orange, ou comme l'âne croit au fouet." (Victor Hugo, L'Homme qui rit, 1869)



 Ecrit à la première personne du singulier, Soif constitue le roman du monologue intérieur du Christ, de la veille de sa crucifixion à sa mort : "La crucifixion, c'est ce que l'on réserve aux crimes les plus honteux. [...] Inutile de se perdre en conjectures : Pilate ne s'y était pas opposé. Il devait me condamner à mort, mais il aurait pu choisir la décapitation, par exemple. A quel moment l'ai-je agacé ? Sans doute en ne désavouant pas les miracles." 

    Publié aux éditions Albin Michel le 21 août 2019, le titre du roman s’explique tout au long du texte : « Du plus profond de moi jaillit le désir qui me ressemble le plus, mon besoin chéri, ma botte secrète, mon identité véritable, ce qui m’a fait aimer la vie, ce qui me la fait aimer encore : - J’ai soif. » A ce sujet, le narrateur se montre plus épicurien que chrétien : « On se moque du propos d’Épicure : « Un verre d’eau et je crève de jouissance. » Comme on a tort ! » De plus, au moment de mourir, le protagoniste omet Dieu et pense à la soif qui l’obsède : « L’aventure commence. Je ne dis pas : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Je l’ai pensé beaucoup plus tôt, mais là je ne le pense pas, je ne pense rien, j’ai mieux à faire. Mes dernières paroles auront été : « J’ai soif. » » Plus encore, après sa mort, le narrateur poursuit : « Mon seul deuil, c’est la soif. Boire me manque moins que l’élan qu’il inspire. […] Pour éprouver la soif, il faut être vivant. J’ai vécu si fort que je suis mort assoiffé. C’est peut-être cela, la vie éternelle. »

    Le livre commence avec humour et ironie, qui seront les fils conducteurs des pensées du protagoniste, par l'énumération de reproches des miracles qu'il a exaucés : 
L'ancien aveugle s'est plaint de la laideur du monde, l'ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l'aumône [...]. La mère d'un enfant que j'avais guéri est allée jusqu'à m'accuser de lui avoir gâché la vie. - Quand le petit était malade, il se tenait tranquille. A présent, ça gigote, ça crie, ça pleure, je n'ai plus une minute de paix, je ne dors plus la nuit.

    Le Christ se considère, tout au long du roman, comme le plus commun des mortels : 
J'ai la conviction infalsifiable d'être le plus incarné des humains. [...] Manger le plus humble brouet, boire de l'eau même pas fraîche m'arracherait des soupirs de volupté si je n'y mettais pas bon ordre. [...] La contrepartie se vérifie : [...] Je cache autant cette nature douillette que la précédente : cela ne cadre pas avec ce que je suis censé représenter. Un malentendu de plus.
Il poursuit sur ses défauts et les sentiments les plus humains qui, selon l’Église, ne lui sont pas attribués, notamment, la colère et la peur : « Je ne suis pas sans défauts. Il y a en moi une colère qui ne demande qu’à jaillir. » et « Je suis comme tout le monde, j’ai peur de mourir. Je ne pense pas que j’aurai un régime de faveur. »

    Le narrateur ne lésine pas sur la critique de son créateur, qui se montre de plus en plus cinglante au souffle des pages, mais toujours sur un ton très sarcastique et désinvolte : "Mon père n'a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu'il s'en est fabuleusement bien tiré." Au moment de sa crucifixion, le narrateur maudit son Père, toujours avec beaucoup d’ironie : « Je remercie Dieu, tout en pensant que c’est un comble de lui dire merci un jour pareil. Le fait est là : j’ai dormi. » Il critique les failles de la création : 
Père, tu as juste été dépassé par ton invention. Tu pourrais être fier de ce constat, qui prouve ton génie créateur. Au lieu de cela, sous couleur de donner une leçon d’amour édifiante, tu mets en scène la punition la plus hideuse et la plus lourde de conséquences qui se puisse imaginer. Cela commençait bien, pourtant. Engendrer un fils solidement incarné, c’était une bonne histoire […]. Tu es Dieu : quel sens cela peut-il avoir pour toi, cet orgueil ? S’agit-il même de cela ? L’orgueil n’est pas mauvais. Non, j’y vois un trait ridicule : c’est de la susceptibilité. Oui, tu es susceptible. 

    Au fil des pages, il maudit de plus en plus son créateur : « C’est par amour envers sa création que mon père m’a livré. Trouvez-moi acte d’amour plus pervers. » Il va jusqu’à remettre en cause son existence : « Mon père, qui ne s’exauce jamais, a des manières étranges de me manifester, comment dire, non pas sa solidarité, encore moins sa compassion, je ne vois pas d’autres mots que celui-ci : son existence. » Le narrateur alerte également sur les conséquences de sa crucifixion pour l’avenir de l’humanité : « Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité, mais cela demeurera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la Passion du Christ. » Dans les dernières pages de son monologue intérieur, alors qu’il est déjà mort, le narrateur confie de manière cinglante : « Mon père m’a envoyé sur terre afin que j'y répande la foi. La foi en quoi ? En lui. Même s’il a daigné m’inclure dans le concept par l’idée de trinité, je trouve cela hallucinant. [...] Croire en Dieu, croire que Dieu s’est fait homme, avoir foi en la résurrection, cela sonne bancal. »

    En revanche, Joseph, qui n'apparaît qu'avec parcimonie au sein du roman, est toujours qualifié comme un homme bienveillant : "Joseph me manquait. Ce brave homme, qui ne parlait guère plus que ma mère et moi, avait le talent de donner le change : il écoutait les gens si fort qu'on croyait entendre sa réponse." Plus loin, il exprime encore à son sujet : « Joseph était bon par nature. Je me tenais à coté de lui quand il est mort, il n’a même pas maudit le stupide accident qui lui a coûté la vie. » Quant à sa mère, le narrateur exprime une forte empathie pour elle et souffre de la voir assister à cette barbarie : « Je croyais avoir touché le fond, et voici maman. Non. Ne me regarde pas, s’il te plaît. Hélas, je vois que tu vois et que tu comprends. Tu as les yeux écarquillés d’horreur. C’est au-delà de la pitié, tu vis ce que je vis, en pire, car c’est toujours pire quand c’est son enfant. »

    Le narrateur ne lésine pas non plus sur la remise en cause de la vérité des Évangiles : « Le seul évangéliste à avoir manifesté un talent d’écrivain digne de ce nom est Jean. C’est aussi pour cette raison que sa parole est la moins fiable. « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif » : je ne l’ai jamais dit, c’eût été un contresens. » Jean revient une seconde fois au cours du roman, toujours sur la même ironie : « Jean 4.14 : « Celui qui boit de cette eau n’aura plus jamais soif. » Pourquoi mon disciple préféré profère-t-il un tel contresens. » De même, il poursuit avec Matthieu : « Matthieu 11.30 : « Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Pas pour moi, les amis. La bonne parole ne s’adresse pas à moi. » De même, l’un des enseignements de l’Église le plus connu trouve ici un certain désarroi dans les dernières pensées du protagoniste : « Aime ton prochain comme toi-même. Enseignement sublime dont je suis en train de professer le contraire. J’accepte cette mise à mort monstrueuse, humiliante, indécente, interminable : celui qui accepte cela ne s’aime pas. » Puis, c’est autour de l’enseignement de Luc : « Luc écrira que j’ai dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Contresens. »

Pieta, Michel-Ange - 1499
Basilique Saint-Pierre du Vatican 
    L’auteure, au moyen du monologue intérieur de Jésus désormais mort, s’attelle à la critique du culte des images, avec notamment la thématique de la mater dolorosa : « Certains, et non les moindres, ont senti un rajeunissement de ma mère. Aucun des textes ne le mentionne, probablement parce que ce n’est pas censé être important. La mater dolorosa a d’autres chats à fouetter. » Le narrateur poursuit, avec beaucoup d’humour, sur la Pietà de Michel-Ange au Vatican : « Sur la Pietà de l’entrée de la basilique Saint-Pierre, Marie a l’air d’avoir seize ans. Je pourrais être son père. Le rapport est à ce point inversé que ma mère devient mon orpheline. »

    Quant au Diable, son existence est clairement remise en question : « Cette comédie atroce n’était-elle donc que l’œuvre du diable ? Oh, j’en ai assez de celui-là. C’est facile. [….] Croire en lui est inutile. Il y a bien assez de mal sur terre sans en rajouter une couche. »

    La résurrection du Christ est également banalisée, toujours dans un style très ironique : « Comment expliquer qu’on m’ait vu et entendu ? Je ne sais pas. Ce n’est pas banal, mais ce n’est pas unique. […] Il y a eu des cas célèbres et des cas inconnus. S’il fallait recenser toutes les expériences de contacts troublants avec les défunts, on remplirait des bottins. »

    Les dernières pensées du Christ vont vers Marie-Madeleine (Marie de Magdala), prostituée « pécheresse repentie» selon les Évangiles, nommée ici Madeleine par souci de simplicité. Elle dépasse largement le rôle que lui attribuent les textes bibliques : « Madeleine est là. Voir ma mère m’avait déplu, voir mon amoureuse m’émeut. Elle est si belle que la compassion ne la défigure pas. » Les sentiments qu’il éprouve pour cette femme s’accentuent au fil des pages : « Madeleine : elle et moi, nous sommes reliés. Je suis amoureux d’elle comme elle est amoureuse de moi ». Avec elle, il dit avoir commis le pêché originel qui lui était interdit, sans en avoir été puni : «[...] je n’avais droit ni à la sexualité ni à l’état amoureux. Avec Madeleine, je n’ai pas hésité à passer outre. Et je n’ai pas été puni. » Au moment fatidique, Madeleine est toujours présente dans l’esprit du narrateur : « Madeleine est toujours là, devant moi, la mort sera parfaite, il pleut et j’ai les yeux dans ceux de la femme que j’aime. »

    Avec Soif, Amélie Nothomb tente un exercice audacieux en prenant le contre-pied des mythes bibliques : elle couche sur le papier un monologue intérieur de Jésus pour lequel elle se passionne depuis l'enfance. Quelles furent les dernières pensées du Christ ? Vaste question à laquelle les réponses ne peuvent que plaire ou déplaire, faire sourire ou déchaîner les foudres, dès lors que l’on se frotte à la religion. Le style est bref, les phrases courtes. L’humour et l’ironie rythment sans cesse le texte. Davantage de précisions sur les Évangiles et les dogmes chrétiens auraient permis d’étayer davantage ce livre et de lui donner encore plus d’audace. Néanmoins, il ne s’agit ni d’un essai philosophique, ni d’un essai théologique sur la question, mais bien d’un roman. Se pose alors la question du fictionnel, de sa valeur, de ses objectifs et de ses conséquences telle que l’a étudiée de manière exhaustive Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage publié en 1999  aux éditions du Seuil : Pourquoi la fiction ?